Abbé Rémi Thinot

18 SEPTEMBRE – minuit – Je me réveille en sursaut… une canonnade lointaine, mais assez serrée me saisit et me décide à me lever et à me tenir prêt à toute éventualité. Il est trop évident que, de part et d’autre, l’action se serre, se serre… Je descends et vais m’installer sur mon fauteuil en bas ; j’achèverai là ma nuit.

Le carillon de Notre-Dame ne marche plus l’horloge non plus ; le chef sonneur Stengel a été blessé aux VI Cadrans. C’est le Grand Séminaire qui vient d’égrener minuit.

La nuit est si belle, si profonde ! Elle est majestueuse. Une jetée sobre d’étoiles sur l’infini en bleu sombre. Pourquoi couvre-t-elle des heures aussi tragiques? Il y a longtemps qu’à l’instar des jours de cet été, les nuits n’avaient été si belles… Étaient-elles jolies les journées d’Abondance, lors de la mobilisation générale ? Depuis mon arrivée, la montagne n’avait pas revêtu encore des lignes aussi élégantes, des couleurs aussi transparentes Mon Abondance ! coin béni des Alpes bienaimées, qui abrite ce que j’ai de plus cher au monde… Rapprochez-vous, montagnes bénies ; comme les bras d’une « aima mater », ne laissez pas arriver le bruit horrible des machines qui tuent, l’épouvante des journées de dévastation, la désolation effroyable des ruines fumantes qui s’entassent sur des ruines déjà entassées…

Mon Dieu, donnez le courage à ceux qui sont au combat, le courage à ceux qui souffrent, le courage à ceux qui meurent, le courage à ceux qui sont dans l’angoisse dans les attentes anxieuses, dans la cruelle incertitude.

Cette journée qui va venir sera-t-elle aussi cruelle que le jour qui vient de tomber? A tous, que votre bonté de Père donne la grâce du moment, la grâce proportionnée à l’épreuve, que sur tous s’étende votre miséricorde, votre bénignité, la consolation et l’apaisement.

Je suis entre Vos mains, mon Dieu ! Pardonnez-moi. Bénissez votre prêtre, votre ami… Bénissez-nous.

2 heures 25 matin ;

Je suis réveillé par la canonnade très rapprochée, le crépitement caractéristique des mitrailleuses. On se bat à proximité, dans la nuit… Je suis tout tremblant de mon réveil brutal d’une part et de l’horreur de la chose d’autre part… Nous sommes donc véritablement champ de bataille ? Confions-nous à Dieu.

Je me rends à la cathédrale.

4  heures ;

Arrivé sur le transept avant 3 heures, je suis dans l’attente de ce qui va se passer. Vont-ils continuer le bombardement d’hier ? Se sont-ils repliés ?

La canonnade était rude quand je suis arrivé ici. Tout s’est apaisé.

Et voici que les grondements viennent de reprendre, plus intenses avec, par instants, au moment où ma plume court, le crépitement des mitrailleuses. Il y a des corps à corps, un engagement sérieux dans la région. Et ce sont des grosses pièces qui tirent ; le grondement est terrible… on voit de rapides éclairs et la flamme des explosions.

Les incendies font rage tout autour – un rue de Nanteuil et un rue Cérès… la ferme des anglais donne encore des lueurs et chez Lelarge, c’est encore bien embrasé. Au loin, des incendies. Fallait-il donc voir ces horreurs de la guerre ailleurs que dans les images, dans l’œuvre des artistes?

La nuit est en ce moment si calme, sur la ville toute apaisée ou plutôt terrorisée, sans lumières !

Une chouette s’envole derrière moi ; une autre fait entendre un chuintement qui évoque le sinistre sifflement. J’ai une envie de dormir que je n’arrive pas à combattre ; je vais chercher un coin favorable – au fond de la grande nef, vers la façade, sur l’escalier près des réservoirs –

4 heures 1/2 soir ;

Dans la réserve, sur l’autel, après avoir refermé le tabernacle devant lequel avec M. le Curé, je viens de dire Matines et Landes pour demain…

La matinée a été effroyable ; où s’arrêtera cette progression?

Vers 9 heures, nous causions à plusieurs dans la sacristie ; un coup épouvantable sème la terreur… en même temps que les morceaux de vitres de tous les côtés ! Un deuxième coup ; nous fuyons dans la cathédrale. Un autre coup terrible ; les vitraux s’effondrent dans la nef sud… M. le Curé qui – héroïque comme il l’a été tous ces jours – s’inquiète des blessés, court après la clef de la tour Nord pour les y faire entrer. Pan ! un autre coup terrifiant qui tue un gendarme net dans la basse nef près du troisième pilier (à partir du portail) (la paille est restée rouge de sang) et un blessé sous les blocs énormes de la rosace du troisième vitrail et les gros fers qui le bâtissent – vitrail complètement vidé par ce coup.

Je me précipite avec M. le Curé. J’avais la clef de la tour. On fait monter les blessés… ceux qui peuvent se traîner du moins… et la plupart gémissent lamentablement, traînant qui, une jambe brisée, qui, un pied broyé. Alors, c’est l’heure horrible dans cette tour ; les bombes se succèdent sur la cathédrale et dans le voisinage immédiat. Les résonances sont fantastiques, lugubres. La colonne d’air qui est rendue toute vibrante dans la tour par le fait des explosions, ms donne l’impression que toute cette masse si homogène de pierres taillées frémit, tremble…

L’effroi est parmi les blessés ; l’infirmière protestante est terrorisée. L’aumônier catholique -(un vicaire du diocèse de Munster) dit le chapelet à ma demande. Les deux religieuses lui répondent avec les quelques catholiques qui sont dans le groupe. Ce sont des « Mein Gott, mein Gott !” » à n’en pas finir.

Et les coups se succédaient ! Oh ! que le temps est affreusement long en de semblables occurrences !

On se hasarde à descendre les quelques marche ! Nous étions à peine entrés dans la confiance qu’un peu de répit nous était accordé, qu’une bombe arrive devant la porte du chantier. M. le Curé, qui tournait le coin de 1’archevêché, a pu se garer,… mais on dit qu’il y a un blessé.

J’y vais ; nous ramenons un civil, un homme d’âge mur, frappé au côté et à la cuisse… On le rentre ; je coupe les vêtements ; on le panse… Un peu plus loin, dans la basse nef nord, un allemand se meurt auprès d’un autre atrocement atteint par les éclats entrés dans la cathédrale ; j’appelle l’Abbé Schimberg qui vient le soigner moralement. Sur les entrefaites, le Docteur Major a eu l’idée d’envoyer un parlementaire dire aux ennemis, à ses frères, que la cathédrale est atteinte et que les blessés allemands y sont en souffrance.

« Ich bitte als Parlementar abgeschickt zu werden, um dem deutschen Heere mitteilen zu können dass D00 deutsche verwundete in der Kathedrale liegen und diese im aller heftigssen artillerie feuer liegt. Ich hoffe damit eine weitere Zerstörnung der herrlichen Kathedrale und eine weitere Zerstörung der Stadt, zu werhindern ? Dr.Pfluszmeiste »[1]

Cette note ne put être portée ; la chose était impossible. J’ai appris d’un soldat français un peu plus tard que le major avait voulu envoyer vers ses frères un prisonnier prussien pour dire ce qu’il advenait de la cathédrale. Aucun n’a voulu partir. Moi-même, dans la tour, n’ai-je pas dû me fâcher pour obtenir que les premiers entrés montent plus haut pour faire de la place à leurs camarades et pour laisser un chemin au cas où une alerte nous obligerait, moi et M. le Curé, à descendre dans la cathédrale ? Ils n’osaient pas tellement était terrible le vent de mort qui soufflait… !

Un des lustres est tombé, coupé par la mitraille (le deuxième à partir du petit orgue) La cathédrale est semée de vitraux en mille pièces… des morceaux entiers d’architecture ont été projetés dans la cathédrale. La lampe qui brûle devant la Réserve a été broyée ; l’huile est épandue à terre. Oh ! le douloureux pèlerinage que j’ai fait ensuite par le chemin de ronde ! Mes yeux s’ouvraient les premiers sur ce désastre… ils auraient dû se fermer…

Hier matin, deux bombes avaient atteint le vaisseau, l’une… l’autre sur la galerie de l’abside, côté Nord, faisant des dégâts incommensurables ; la galerie est broyée ; deux chimères sont décapitées, une gargouille abattue. Et tous ces débris sont venus s’abattre sur les combles des basses nefs, crevant les plombs… Sous ces deux projectiles, les poutres énormes ont volé en éclats, déchiquetées et projetées à distance. Comment le feu n’a-t-il pas pris dans ce vieux bois?

Je mets de côté parmi de petits crochets dont je ramasse toute une famille, la tête d’un aigle décapité, le premier en partant du côté Nord de l’abside.

Je vais déjeuner rapidement et craintivement (au troisième étage) chez les demoiselles Mathieu et j’apprends en retrouvant M. le Curé (qui vient de voir un général) que le gros des forces allemandes est là devant Reims – 500.000 hommes – Nous en avons autant à leur opposer. La bataille décisive de la guerre est engagée sur nous. Reims est sacrifiée !

Et les allemands se sont très solidement fortifiés sur leur ligne de retraite. La lutte est dure, dure ; on ne recule pas, mais l’avance est très rude. C’est ce que venait de me dire par ailleurs un officier… lequel me laissait entendre des jours entiers à vivre dans cet horrible cauchemar. Car personne ne peut prévoir la tournure de ce duel… 0n a beau vouloir faire son devoir, la perspective est austère… !

Rencontré l’Abbé Heintz[2], en rentrant à la cathédrale vers 1 heure ¾ ; je le conduis vers M. le Curé  qui va annoncer à Mgr Neveux[3] la mort de 4 religieuses de l’Enfant Jésus…

Je quittais l’Abbé Heintz, que j’avais conduit chez moi boire une flute, et j’enfilais la rue de l’Ecole-de-Médecine quand un sifflement amène une bombe à proximité. Pan ! Je me couche… les éclats pleuvent… C’est Prieur qui a enregistré le projectile. Je me hâte vers la cathédrale… j’y rejoins à peine M. le Curé… nouvel éclat ; nous rentrons dans la tour nord avec les blessés. Deux, trois coups nouveaux ; encore notre pauvre cathédrale ! C’est affreux !

Nous sortons vers 3 heures 3/4 pour aller à la Réserve et où, après un long recueillement, j’ai demandé une absolution à M. le Curé. Je vais chercher mon bréviaire à la sacristie… une nouvelle bombe s’écrase tout près de la cathédrale. Oh ! l’Office récité ainsi dans de telles circonstances ! C’était l’Office de St. Janvier – Matines et Landes de demain – que d’allusions directes à nos misères !

8  heures 3/4 ;

Elle avait à demi-raison cette fille qui, à midi, gourmandait sa compagne ; « Je te dis que non ; Je te dis que l’après-midi, çà ne porte pas malheur, au contraire ! » Il s’agissait d’une vieille ineptie « le curé, çà porte malheur ».

Nous sommes allés avec M. le Curé au bureau du commandant de la Place, pour demander qu’enfin on pense aux blessés allemands ; des pauvres diables qui, depuis hier soir, n’ont à peu près rien pris !… Quand Je repasse par la cathédrale, on a enfin rapporté les quartiers de cheval que les Petites Sœurs de l’Assomption avaient bien voulu faire cuire, mais on attendait encore le pain.

10 heures 1/4 ;

Je vais me coucher, m’étendre sur le matelas que J’ai déposé dans ma salle-à-manger. J’ai très sommeil.

Le canon tonne toujours ; des troupiers sont passés, qui se sont battus route de Cernay. Le feu diminue et est circonscrit rue de l’Université (Fourmont, la Préfecture, M. Nouvion) Mais quel brasier !

[1] Je vous demande d’être envoyé en parlementaire pour informer l’armée allemande que vous avez blessé des blessés allemands dans la cathédrale, et que c’est dans le feu d’artillerie le plus violent. J’espère que cela détruira plus loin la magnifique cathédrale et détruira plus loin la ville? Dr.Pfluszmeiste
[2] Joseph-Jean Heintz, Prêtre du diocèse de Reims (1910-1933) https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph-Jean_Heintz
[3]
Ernest Neveux
(notes de Thierry Collet)

Extrait des notes de guerre de l'abbé Rémi Thinot. [1874-1915] tapuscrit de 194 pages prêté à ReimsAvant en 2017 pour numérisation et diffusion par Gilles Carré.

Louise Dény Pierson

18 septembre 1914 ·

Le lendemain nous décidons de rentrer chez nous dans notre quartier Sainte-Anne, maintenant plus éloigné de la ligne de feu, dont l’existence se manifeste par une fusillade peu nourrie et quelques obus sur la ville.

Ce texte a été publié par L'Union L'Ardennais, en accord avec la petite fille de Louise Dény Pierson ainsi que sur une page Facebook dédiée :https://www.facebook.com/louisedenypierson/

Juliette Maldan

Vendredi 18 septembre 1914

Le combat reprend à 2 heures du matin. Il faut descendre dans les caves sans avoir pu prendre du repos. Les obus se succèdent, le canon se rapproche de plus en plus, salves d’artillerie, coups de fusils, nous avons l’impression qu’on se bat tout près de nous.

Du fond de nos caves, nous guettons anxieusement les bruits qui résonnent, éclatement des obus, canon, mitrailleuse. Cette matinée est horrible. Évidemment l’ennemi a tenté une attaque et s’est approché très près. S’il parvient à rentrer, qu’adviendra-t-il de la ville et de nous ?

20 Impossible de rien savoir quand nous remontons un moment pour essayer de nous renseigner… Les rues sont désertes, seuls passent quelques voitures d’ambulances ramenant des blessés, ou des officiers au galop de leur cheval.

Les vivres commencent à faire défaut, impossible de sortir pour se ravitailler.

Le manque de sommeil et de nourriture rend plus sensible l’humidité glacé des caves. Les heures paraissent d’une longueur mortelle, nous sommes tous épuisés.

Le bombardement se poursuit jusqu’au soir…

Alors, dans la nuit tombante, d’immense lueurs éclairent le ciel.

Des incendies se déclarent aux différents points. La sous-préfecture est en feu, ainsi que les maisons voisines. Je voudrais mettre différentes choses en sûreté, mais à peine remontée au premier étage dans une chambre, ou nous appelle et nous fait descendre, parce que des bombes viennent d’éclater dans le lointain. On entraine vers la cave le pauvre oncle de la Morinerie à moitié vêtu, et plus fatigué que jamais. Il ne peut plus tenir sur ses jambes, et tombe au bout de quelques pas. « Je n’en puis plus ! » gémit-il. Tant bien que mal, on l’installe dans la cave pour la nuit. Les autres essaient d’y dormir sur des paillasses.

On manque tellement d’air, que n’y pouvant plus tenir, je remonte au bout d’un moment, pour tâcher de dormir un peu dans le salon.

Ce n’est pas facile avec le canon qui gronde à intervalles réguliers.

A trois heures du matin, on sonne à la maison, et je vais ouvrir. C’est la famille Osouf qui vient demander asile, se mourant d’inquiétude dans son appartement. On les installe dans la cave où ils se sentent plus en sécurité.

Les détonations continuent toujours. Quelle nuit !

Journal de Juliette Maldan, grand-tante de François-Xavier Guédet, retranscrit par lui-même.

Louis Guédet

Vendredi 18 septembre 1914

7ème jour de bataille et de bombardement

6h20 matin  A 2h10 du matin attaque de nuit vers le faubourg Cérès qui a durée jusque vers 4 heures. Impossible de dormir ou mal, on a la fièvre. A 5h1/2 on entend des sifflements d’obus, je m’habille et descend à la cave jusqu’à 6h. En ce moment le canon fait rage vers Brimont, peu de choses sur Cérès. Quand donc ce sera fini ! Je commence à n’avoir plus de courage ! Je vais tâcher de me coucher et de dormir un peu, car depuis 2h du matin je n’ai pour ainsi dire pas dormi. Mais les allemands me laisseront-ils tranquille ? Temps nuageux d’automne, le vent chaud du sud qui soufflait hier en tempête est tombé.

8h1/2  Je vais voir à déposer à la sûreté de ce qui reste de l’étude de mon pauvre ami Jolivet, et parer au plus pressé.

8h40  Une bombe éclate (derrière moi), place du Parvis comme j’entrais rue des 2 Anges.

Je suis allé m……..

10h20  Je réparerai ma plume coupée par un obus tout proche tout à l’heure.

Je suis donc descendu à 8h50 dans la cave avec mon équipement. 8h58 un obus tombe tout proche de la maison, c’est chez Coyart (à vérifier), contre Bellevoye, avec de gros dégâts. Le Roy bijoutier ainsi qu’au Petit-Paris et chez le coiffeur en face, un autre presque aussi près dans la rue du Cadran St Pierre en face des sœurs de la Charité et de Lapochée. Devantures en miettes. Dieu et la Vierge nous a encore protégé, 2 éraflures sur l’angle de pierre du bas de la fenêtre du cabinet de toilette. Soyez béni et remercié mon Dieu, et continuez à nous protéger ainsi que mes chers adorés, ma femme et mon pauvre Père !! Quand je suis dans cette cave je ne puis exprimer ce que je souffre en songeant à eux. C’est une obsession…  C’est terrible comme torture morale.

Nous remontons à 10h et quelques minutes, soit 1h de bombardement environ.

Je reprends ma plume interrompue par cet obus destructeur :

Je suis allé, disais-je, voir Bompas notre appariteur pour le prier de m’envoyer un clerc de chez Jolivet afin de prendre les mesures nécessaires pour garder les ruines de la maison du pauvre ami, de savoir s’il y a des minutes dans la cave, ou si tout est brûlé, où sont les testaments, etc… Je repasse devant cette pauvre maison qui fume encore. Le salon seul est à peu près intact, comme le mobilier de la salle à manger également sur la rue de la Belle Image, mais il ne reste plus rien de l’Étude, du premier étage et du vestibule et du petit salon. Il y a un agent de police qui garde.

Je vais au Palais de Justice voir le Procureur de la République lui dire ce que j’ai pris sur moi de faire. Il me reçoit très aimablement et approuve ce que j’ai fait. Comme Peltereau-Villeneuve est souffrant et incapable de s’occuper de quoi que ce soit, il me donne un mot pour lui, ci-dessous :

R.F. Parquet en la Cour d’assise de la Marne

et du Tribunal de 1ère Instance de Reims

                                                                              Reims, le 18 septembre 1914

                                                                              Le Procureur de la République près la cour d’assises etc…

                                                                              à M. le Président de la Chambre des notaires

j’ai l’honneur de vous prier de prendre toutes les mesures nécessaires pour la conservation des minutes de Maître Jolivet s’il en reste encore dans les caves de sa maison incendiée hier. Il y aurait intérêt à les transporter à la Chambre des Notaires.

Je vous serai obligé de me rendre compte de vos diligences et de l’état des minutes le plus tôt possible.

                                                                                              Le Procureur de la République

                                                                                              Louis Bossu

et de me prier de faire le nécessaire après entente avec lui. Je cours chez Peltereau-Villeneuve qui est dans sa cave, il a reçu hier deux obus, dégâts relativement insignifiants. Il accepte que je m’occupe de Jolivet et avouant lui-même qu’il est sans force et encore sous le coup de la terreur d’hier. Sa petite femme est encore toute tremblante et fort nerveuse, elle me supplie de venir les voir de temps en temps. Je lui promets car elle me fait pitié. Je traverse la place du Parvis et la rue du Trésor avec l’idée d’aller dire à Bompas ce qui a été entendu et à faire, quand au coin de la rue des 2 Anges, au moment où je me demandais à un clerc de chez M (non mentionné) nommé Fossier s’il connaissait les noms et adresses des clercs de Jolivet…  au moment où il me disait qu’il les ignorait…

Bing ! un obus près de la Cathédrale, débandade. Un habitant de la rue des Deux Anges, au 11 ou au 13, ancienne étude Minet, m’offre très obligeamment l’hospitalité dans sa cave. Je l’en remercie en lui disant que je préfère rentrer chez moi. J’enfile la rue des Élus, la rue des Chapelains et cela pétarade un peu partout, rue du Cadran St Pierre je passe devant les sœurs de la Charité et de Lapochée bien tranquilles, alors je rentre. A peine descendu dans ma cave les 2 obus saccageaient le coin de la rue de Talleyrand, Cadran St Pierre et Étape. A 5 minutes près « j’étais frit », comme dirait l’abbé Andrieux !

9h40  A 1h1/4 je vais m’entendre avec Bompas pour mettre à l’abri le mobilier (ce qui en reste) de Jolivet, et je donne l’ordre de boucher toutes les issues car il y a trois coffres-forts sous les décombres. Son clerc le contacte, mais il n’a indiqué que l’endroit à vider et m’a déclaré qu’il n’y avait aucune minute dans la cave et que par suite tout a brûlé, c’est le désastre ! Je fais monter une partie du mobilier à la Chambre des Notaires et le reste sous clef dans la salle à manger qui est encore assez préservée. Nous verrons plus tard, ainsi qu’à l’enlèvement des coffres-forts.

Je vais voir le Procureur, à qui je signale ce que j’ai appris et fait pour cette étude ; il me laisse carte blanche et m’a dit qu’il me couvrait ! En allant au Parquet j’ai relevé 1 obus qui a brisé un arc-boutant de la nef de la Cathédrale, 2 rue Robert de Coucy, 3 devant l’Avenir (le journal) au coin de la rue Libergier, 1 devant le Grand Hôtel qui a broyé la pharmacie Boncourt, 1 chez Daubresse, huissier, et chez le marchand d’antiquités il ne reste rien, rue Tronsson-Ducoudray.

Je vois le Procureur de la République, qui ne veut rien faire, il me parait (rayé) fort ennuyé d’être revenu ici, il a peur, malgré qu’il nie le contraire. Faux brave.

Un soldat du 17ème d’artillerie me dit que chaque fois qu’ils découvrent ou repèrent une batterie allemande elle est aussitôt muselée en 5 minutes.

  1. Millet-Philippot, 29, rue Ponsardin, m’apprends que notre secrétaire de la Chambre M. Varenne et sa femme ont été tués par un obus ce matin. La femme a été coupée en 2 et on n’a pas pu encore retrouver les jambes. Je donne les indications nécessaires pour que M. Millet pourvoie à ses obsèques.

Je veux aller voir mon beau-père quand à 3h1/2 j’entends éclater un obus près de l’Hôtel de Ville. Je suis place de la Caisse d’Épargne. Je rebrousse chemin vers la rue de la Renfermerie et reste à la maison et de là me prépare à descendre à la cave.

Quand un coup de sonnette. C’est M. Charles de Granrut de Loivre qui arrive harassé en me demandant à boire. Je le fais descendre avec nous à la cave et là je lui donne une bouteille de Mesnil 1906 Ch. Heidsieck avec de l’eau. Il mourrait de soif. Il me raconte qu’il arrive de Loivre dont il ne reste presque plus rien. Son château est occupé par les troupes françaises et est le pivot de tout notre front pour réduire le fort de Brimont, en sorte que sa pauvre propriété a été un vrai nid à bombes, il estime qu’il en a reçu au moins 200, ou 2000 (?) dans son parc depuis 3-4 jours. Ce parc est jonché de cadavres français, et le fossé qui borde le mur de son château sur la route qui conduit à la gare est rempli de cadavres. C’est effrayant à voir parait-il. Il estime qu’il a au moins pour 300 000 francs de dégâts, il affirme que depuis 6 jours le fort de Brimont a bien reçu 20 000 obus. Nous remontons de la cave et il me quitte quelques instants après demander l’hospitalité à Charles Heidsieck. Il est très énervé, il y a de quoi devant cette ruine, et il a passé quatre jours et nuits dans sa cave en entendant tous les obus qui lui passer par-dessus la tête. « C’est à rendre fou ! » me disait-il.

8h3/4 soir  Vers 6h je vais m’assurer si tout est bien fermé chez mon malheureux confrère Jolivet, et si tous mes ordres ont bien été exécutés. Bompas vient de tout terminer : le plus pressé est paré. Autant j’ai trouvé notre Procureur (rayé) en dessous de tout, autant chez ce brave Bompas, notre appariteur de la chambre de discipline des notaires de Reims j’ai trouvé de dévouement, de courage et de netteté dans l’exécution de mes ordres. Demain, il s’occupera de recruter des ouvriers chez Bouche, ou Dubois-Oudin pour enlever les coffres-forts et les déposer à la Chambre des Notaires. Je suis  sûr qu’il trouvera et que tout sera bien fait. Je m’assure aussi à la Police Centrale que l’on veillera à faire des rondes de nuit autour des ruines.

En rentrant chez moi je vois une immense lueur d’incendie. Les flammes s’élevaient à 20 mètres au dessus des maisons de la place des Marchés. Dans la direction de la rue de l’Université, en effet la sous-préfecture, les maisons Fourmon, Benoist et Cie rue des Cordeliers, l’ancien Lycée de filles transformé en ambulance ajoute-t-on brûlent. Une bombe incendiaire. Que nous donnera la nuit, Demain.

Oh que je suis las et que je souffre d’inquiétudes pour les miens. Je crois que je ne résisterai pas longtemps. Quel Enfer !! Et quel Martyr !! Mon Dieu, auriez-vous pitié de moi et de mes chers aimés, femme, enfants, Père !!!

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

Aujourd’hui, c’est à 2 h 1/2 du matin, que nous sommes arrachés brutalement à notre sommeil par les détonations épouvantables des grosses pièces et qu’il nous faut encore faire, avec les enfants, une descente immédiate à la cave ; elle est particulièrement pénible.

La famille des concierges, augmentée depuis hier de deux personnes, et les Robiolle, restés avec eux pour la nuit, viennent nous rejoindre tout de suite ; nous sommes réunis au nombre de quatorze et tous, nous éprouvons le besoin de dormir encore. Nous cherchons à prendre, les uns sur des chaises, d’autres allongés sur un tapis, des positions dans lesquelles nous pourrions nous assoupir et reposer quelques instants ; c’est impossible.

Nous causions des tristes événements de cette période terrible que nous vivons ; des ravages causés par le bombardement, pour ainsi dire ininterrompu depuis lundi 14 ; des véritables massacres qui en sont résultés ; des victimes que nous connaissions ; de la situation tragique de la ville de Reims, qu’on ne peut, nous semble-t-il laisser abîmer plus longtemps, ce qui nous donne l’espoir que la poursuite de l’ennemi, si malheureusement arrêtée, sera vraisemblablement reprise dès que possible.

Mme Guilloteaux, assise dans un fauteuil qu’on est allé lui chercher, afin de lui donner le moyen d’installer mieux la petite Gisèle, âgée d’une semaine à peine, qu’elle tient enveloppée dans un duvet, exhale ses plaintes, la pauvre femme, après chacune des explosions formidables que nous entendons. Elle répète ce qu’elle disait souvent hier et tous ces jours derniers :

« Eh, mon Dieu ! on n’arrivera donc point à les déloger de là ».

Le ton larmoyant de cette demande bien vague, faite à la cantonade, avec une prononciation ardennaise fortement accentuée, porterait à rire en toute autre circonstance ; on n’y pense pas. Nous comprenons trop bien les angoisses terribles de la bonne aïeule voulant protéger de tout danger, même du froid, le frêle petit être qu’elle garde précieusement sur ses genoux et personne ne lui répond aujourd’hui, parce que, sincèrement, on ne peut plus rien lui dire, car à la longue, nous finirions aussi par nous demander si on y parviendra, à « les » déloger.

Nous ne sommes pas initiés – loin de là – mais il est devenu évident que nos troupes ont trouvé le 13, au sortir de Reims venant de les fêter, une résistance opiniâtre qui semble devenir, de jour en jour, plus difficile à briser.

Le communiqué de 14 h 30, en date du 14, publié par nos journaux locaux le 16, nous a bien appris que les Allemands avaient organisé, en arrière de Reims, une position défensive sur laquelle ils n’ont pu tenir, mais celui du même jour – 23 h 15, disait : …Au centre, l’ennemi semble également vouloir résister sur les hauteurs du nord-ouest et au nord de Reims, etc. La deuxième dépêche de ce lundi dernier 14, n’était donc pas longtemps sans venir contredire la première. D’ailleurs, nous sommes bien placés – quelle dérision d’employer pareil terme ! – pour savoir que l’ennemi ne semble pas seulement vouloir résister, et pour avoir la certitude qu’il résiste vigoureusement. Nous ne nous sommes même aucunement aperçus d’un ralentissement du bombardement commencé le 14, dans la matinée ; il n’a fait, au contraire, qu’augmenter d’intensité.

Comment les Allemands sont-ils parvenus à s’accrocher aussi solidement aux hauteurs qui dominent notre ville, à si peu de distance ? Seraient-ils donc parvenus à opérer, à leur tour, une volte-face, un redressement qui serait, toutes proportions gardées peut-être, une réplique de celui qui fut si bien réussi par nos armées, il y a une quinzaine de jours, lorsqu’elles ont arrêté net la marche sur Paris ? Après les avoir vus traverser Reims dans une complète retraite, bien près de se transformer en déroute, nous aurions du mal de comprendre cela.

Il serait fort intéressant de connaître ce que pense de pareille situation l’autorité militaire, mais, bien entendu, nous ne savons absolument rien et ce n’en est pas plus rassurant.

Après avoir vu le flux de l’armée allemande et son reflux en des déploiements formidables, allons-nous être de nouveau envahis ? Malgré tout, je veux espérer que non !

Toutes ces pensées me traversent l’esprit, après chacune des lamentations de Mme Guilloteaux.

A 3 h 1/4, la canonnade paraissant cesser, je retourne au premier étage, m’étendre sur un lit, tout habillé et deux heures après, toute la famille est remontée. Quelques minutes seulement se passent ensuite. A 5 h 20, le sifflement de plus en plus fort d’un obus qui arrive, nous fait craindre, l’espace de quelques secondes, avant son explosion, qu’il soit pour nous. Il éclate tout près et nous oblige à réintégrer la cave que nous ne pouvons plus quitter, après un semblant d’accalmie, le bombardement vient de reprendre avec violence et il nous faut, cette fois encore, y passer toute la journée.

M. Robiolle avait quitté hier l’établissement des Bains et lavoir publics qu’il dirige, rue Ponsardin ; il désire savoir ce qui a pu se passer de ce côté, et s’en va, suivi de sa femme, se proposant de revenir aussitôt mais nous ne les revoyons pas. Les explosions continuelles des obus qui se sont mis littéralement à pleuvoir dans ces parages, peu de temps après leur départ, rend leur retour impossible.

Le boulevard de la Paix, dans toute sa longueur, de même que les boulevards Gerbert et Victor-Hugo sont complètement hachés. Les batteries d’artillerie du malheureux groupe que j’avais remarqué, bivouaquant là, depuis le 15, ont bien été repérées, malgré l’abri que pouvaient leur donner les gros arbres, qui, pour la plupart, sont ébranchés ou mis en pièces. Des hommes et nombre de chevaux sont tués en ces endroits. La caserne Colbert a été touchée plusieurs fois.

La cathédrale l’a été également.

Le soir, des obus incendiaires qui hier, avaient fait leur première apparition, sont encore envoyés sur la ville. Un incendie allumé par ces projectiles à la sous-préfecture, rue de l’Université, se propage aux maisons voisines jusqu’à la rue des Cordeliers, après avoir gagné la maison Fourmon, en angle, puis progresse ensuite jusqu’à la moitié de cette dernière rue.

L’usine Lelarge, boulevard Saint-Marceaux, est en feu depuis hier.

A la nuit de cette nouvelle et longue journée d’épouvante, nous sommes exténués.

Paul Hess, dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918

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Gaston Dorigny

Le canon tonne au loin, on dirait que nos troupes ont pris l’avantage à partir de dix heures du matin, on ne tire plus dans nos parages. Un calme relatif règne jusque vers quatre heures du soir, d’autre part les renseignements recueillis à diverses sources sont rassurants, on dit que les Allemands sont cernés et vont être contraints de quitter la région.

On reprend espoir pendant un instant, hélas, il faut en revenir.

Aussitôt quatre heures du soir un combat d’artillerie recommence, combat qui doit durer toute la nuit, que cela peut-il bien cacher ?

Gaston Dorigny

Victimes des bombardements à Reims ce jour là :

  • BIENFAIT Joséphine Clémence   – 76 ans, 127 faubourg Cérès, décédée en son domicile
  • BOURGAIN Léon Arthur   – 41 ans, 64 rue du Barbâtre, décédé à son domicile
  • TATIN Marcel Paul ,- 5 ans, 54 rue du Havre, Tué en son domicile

Samedi 18 septembre

Lutte de bombes et de grenades entre Angres et Souchez et dans le secteur de Neuville; tirs efficaces de nos batteries sur les ouvrages allemands.
Bombardement réciproque au sud d’Arras. Combat de mousqueterie, de tranchée à tranchée, dans la région de Roye.
Du confluent de la Vesle et de l’Aisne jusqu’au canal de l’Aisne à la Marne, canonnade très vigoureuse. Entre Aisne et Argonne, à la Fontaine-aux-Charmes et aux Courtes-Chausses, nos batteries ont endommagé sur plusieurs points les positions ennemies.
En Woëvre et sur le front de Lorraine, notre artillerie a également exécuté des tirs efficaces.
Les Allemands ont bombardé dans les Vosges, l’Hilsenfirst et la cote 425, au sud de Steinbach.
Nous avons opéré un tir de destruction sur l’usine électrique de Turckheim.
Les troupes de Hindenburg, au front oriental, ont réussi, au nord-est de Wilna, à franchir la Wilia. Elles ont abouti aussi à repousser nos alliés dans la région de Pinsk, mais les Russes ont brisé toutes les contre-attaques près de Derajno et dans le secteur de Galicie, où ils ont encore fait quelques centaines de prisonniers. Sur la Strypa, les combats se poursuivent, très violents. Les journaux de Berlin reconnaissent d’ailleurs la retraite des Austro-Allemands dans cette région.
Les alpins italiens ont recueilli quelques succès dans les montagnes de Carnie, à de hautes altitudes.

Source : La Grande Guerre au jour le jour