Abbé Rémi Thinot

17 SEPTEMBRE : Il est 4 heures du matin ; l’explosion des bombes tombant assez près, sur le Boulevard, et à l’instant sur le Grand Séminaire vraisemblablement, m’a décidé à me lever et à descendre à la salie-à-manger, où je vais dire mob bréviaire – prêt à sortir s’il y a nécessité –

J’ai passé une très mauvaise nuit bien entendu, n’arrivant pas à trouver le sommeil. Sans cauchemar cependant, mais ces bombes s’écrasant avec un bruit d’enfer, fauchant, semant la mort horrible tout autour… Je les avais dans l’oreille.

Que sera aujourd’hui? Il s’annonce rude encore et sanglant ! Je prends mon bréviaire. Cependant, le carillon égrène placidement son chant saccadé… C’est 4 heures et demie.

5 heures 20 ; Les sinistres sifflements, la pluie de fer continue de minute en minute. Les allemands auront voulu balayer le terrain de bonne heure.

Les troupes étaient loin heureusement, et il est vraisemblable que les batteries étaient à couvert. J’entends le bruit sourd de notre artillerie… Les obus allemands se font plus rares… mais, Mon Dieu… que de ravages nous allons avoir à pleurer, le long du boulevard, dans toute la partie de la ville qui s’étend de nos quartiers à St. Jean-Baptiste ! Que de ruines vont s’accumuler.

Un souvenir rétrospectif – à propos des otages – rencontré avant hier M. de Juvigny qui se vantait de s’être échappé avec trois autres par les jardins du Grand Séminaire. Et si, pour autant, les autres avaient été passés par les armes? J’ai ce souvenir parce qu’il me monte à l’esprit que si l’ennemi revenait à Reims, je pourrais bien être à mon tour parmi les otages. Mon Dieu, je suis entre vos mains.

Horrible – un sifflement vient d’arriver jusqu’ici… la bombe a éclaté bien près…

(une page déchirée)

7  heures 1/2 ; Je vais monter au transept. Une maison brûle au coin de la rue Houzeau-Muiron et de la rue des Moissons ; des bombes défoncent les 2 bâtiments des dragons ; de nombreux shrapnells trouent d’une blancheur de ouate la fumée jaune qui s’échappe encore de la ferme des anglais, embrasée hier soir. Il semble que des batteries françaises ont été s’établir en avant de la ville, entre le faubourg Cérès et Witry ; elles tirent depuis cette audacieuse position. Où en sommes-nous d’une façon générale? Je n’en sais rien ; on ne peut pas induire quoi que ce soit des faits locaux…

Le bombardement s’était apaisé… il semble reprendre en ce moment é heures. Hélas, c’est bien une reprise, sauvage, impitoyable.

Une bombe vient de tomber place Royale ; il y avait des troupes. Je ne sais pas le résultat ; il doit être horrible !

Ce matin, place Belletour (encore !) mais pourquoi avoir encore placé des artilleurs là ? La leçon d’hier n’était-elle pas suffisante? Il y a eu 18 chevaux tués et 10 hommes ! Et les projectiles formidables tombent maintenant sur l’Hôtel de Ville ; la partie saccadée de notre pauvre Reims s’étend ! Et j’ai bien des amis dans ce quartier. Je suis assis près de la sacristie… la mitraille fait rage.

Midi ; Je rentre de la cathédrale où depuis la tour nord, j’ai vu saccager tout le quartier entre Notre-Dame et le boulevard de la République. Quelle tragique vision !

Vers 9 heures était arrivé l’ordre du général commandant le 1er Corps[1] de mettre des blessés allemands dans la cathédrale sous prétexte de la protéger contre les bombardements. Précaution inutile à mon avis ; il est évident que les allemands ont épargné la cathédrale et l’épargneront encore – et précaution dangereuse ; la cathédrale étant insalubre pour des blessés couchés ; mais il fallait s’incliner… La paille est donc répandue à nouveau et quand je rentre, il y a déjà environ 20 hommes.

Entre temps, nous nous sommes hâtés de confectionner un grand drapeau de Croix Rouge pour le hisser en haut des tours de la cathédrale (M. le Curé, très courageusement, est parti rue des Chapelains demander un de ces drapeaux ; il en avait rapporté un petit qu’il était monter installer sur la tour Nord) On déchire une aube ; on coupe les manches, dont on bouche les trous avec des épingles ; on déchire 2 soutanes rouges d’enfants de chœur, et on se remet à coudre… on cloue après la hampe et vite, c’est l’escalade de la tour nord.

Nous ajustons solidement le morceau avec des clous, auprès du tricolore lamentablement penché… puis, nous sommes au spectacle trois fois abominable de la ville dévastée. Des flammes semblent sortir de la Banque de France – assez vite éteintes – Mais deux autres foyers éclatent dans les obus répétés au même endroit ; rue de Sedan, je pense, puis, rue St.Symphorien ; d’un autre côté, les vieux anglais brûlent. Puis, c’est à intervalles rapprochés, les sifflements de mort et le fracas des obus qui entrent dans les maisons comme dans une croûte molle pour y accomplir leur diabolique destinée dans un épais nuage de fumée et de poussière. C’est ainsi que les volcans devaient s’ouvrir ! La pluie commençait à tomber.

Je viens de déjeuner rapidement, de donner à Poirier des outils ; il veut sculpter une inscription commémorative dans les caves de Mme Pommery. Je lui indique le verset l6 du VIe chapitre de l’épitre aux Ephésiens ; « In omnibus sumentes scutum fidei, in quo possitis orania tela, niquissimi ignea extinguee » « nequissimi » c’est l’allemand.

Et je vais sortir pour une tournée parmi les sinistrés. Dieu m’a gardé jusqu’ici ; je l’en bénis par mon bien aimé Pie X.

3  heures 1/4 ; J’ai commencé une tournée en ville parmi les endroits atteints, pour porter un peu de sympathie aux sinistrés – ou à ceux qui auraient pu l’être.

Et qui donc dans ce quartier du centre peut prétendre qu’il n’a pas été à deux doigts d’une catastrophe ? (suis une description de dégâts à travers la ville)… Une auto a brûlé place de l’Hôtel de Ville ; ce n’était pas la Banque de France… Je vais jusque chez Th. X. J’en sors une heure après n’ayant pas osé dire la vérité (on croyait là à quelques bombes alors que la matinée avait été effroyablement cruelle et que les incendies avaient éclaté çà et là. Je m’éloigne à peine que j’entends 3 éclatements successifs formidables dans le voisinage de St. André. Je ne sais pas ce qu’il en est ; je longe les murs ; je passe rue du Marc ; tout le pâté St. Symphorien est en ruines fumantes ; on arrose les décombres. Ainsi une école de garçons (rue de Sedan) et une école de filles (rue St. Symphorien) d’enseignement libre, appartenant à la paroisse de Notre-Dame ont été la proie des flammes ! Mystère cruel du dessein de Dieu.

Je reviens de la cathédrale… notre chère cathédrale vient d’être atteinte par un obus qui a éclaté rue du Cloître ; les vitraux des chapelles absidiales sont douloureusement lacérés. J’apprends qu’une bombe, le matin, est entrée dans le toit. J’irai voir demain ce qu’il en est.

J’apprends aussi qu’un correspondant du « Daily Mail » a passé l’après-midi à la cathédrale, a noté les méfaits des Boches (comme disent les ). Ainsi le monde entier saura qu’ils n’ont pas pris les précautions nécessaires pour sauvegarder un monument qui appartient à la Civilisation par sa richesse et ses souvenirs…

On installe sur les brûleurs des autels, à St. Antoine et autres, un éclairage de fortune pour les blessés et leurs gardiens. A ceux-ci, je fais apporter une provision de vin pour la nuit. Ils sont 5 et un sergent, étaient hier au feu et sont trop peu nombreux pour soigner un si grand nombre de prisonniers.

A 7 heures 1/2, quand je suis revenu – mot de passe ; Toulon – on amenait un blessé grièvement revenant de Bétheny, où on s’était battu avec succès. Poirier me dit aussi qu’il y a eu une contre-attaque sous l’octroi, route de Chalons, dans laquelle les allemands ont été repoussés.

En ce moment, après quelques coups tardifs envoyés par des batteries lointaines, tout est calme, ou plutôt tout est fiévreux dans les camps où l’on doit se recueillir et travailler, creuser des tranchées… La ville est plongée dans une obscurité complète.

D’ailleurs, une note du Maire, parue dans l’Eclaireur, demande que toute lumière, même chez les particuliers, soit éteinte à 8 heures, et avant de me coucher, je revois dans un sommeil qui vient, (l’autre nuit j’ai si peu dormi !) toutes les horreurs de la journée, les maisons crevées, les femmes affolées, ces familles entières terrées dans les caves au prix de mille dangers pour les santés… Et ces bombes ! ces engins de destruction et de mort semés partout en ville !…  Oui, la guerre est une chose inexprimablement méchante… Mon Dieu ! Quel châtiment plus amer pouviez-vous nous envoyer ? Mon Dieu ! Je vous remercie de m’avoir conservé ce jour encore. Demain encore est à VOUS seul… Je suis votre chose…

Les canons tonnent encore, sourdement, au loin. Je vais me reposer.

[1] Henry Victor Deligny https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Victor_Deligny (note Thierry Collet)

Extrait des notes de guerre de l'abbé Rémi Thinot. [1874-1915] tapuscrit de 194 pages prêté à ReimsAvant en 2017 pour numérisation et diffusion par Gilles Carré.

Louise Dény Pierson

17 septembre 1914 ·

Dans notre quartier, ces combats si proches effrayent les habitants, et mes parents décident de s’en éloigner en allant demander asile aux beaux parents de ma sœur qui habitent rue Jean de la Fontaine.
Reçus à bras ouverts, nous y passons une nuit au calme alors que le bruit du canon semble s’éteindre. Au lever du jour, une animation remplit la rue, cris et interpellations : les Français sont là !
Nous sortons nous mêler à la foule de la rue de Cernay où des colonnes de soldats français se dirigent vers la sortie de la ville. Comme les autres nous les suivons, mais arrivés à la hauteur des premiers champs de la ferme des Anglais, un officier, commandant une batterie de 75 en position près de la route, nous ordonne de ne pas aller plus loin, l’ennemi tient encore Cernay.
A mon père qui l’interroge il dit : « Nos caissons sont vides, plus un obus ! Ah ! Si nous avions eu des munitions, nous aurions reconduit les Allemands jusqu’à la frontière ! »
Assez déçus, nous revenons chez nos amis où nous passons encore la nuit.

Ce texte a été publié par L'Union L'Ardennais, en accord avec la petite fille de Louise Dény Pierson ainsi que sur une page Facebook dédiée :https://www.facebook.com/louisedenypierson/

Juliette Maldan

Jeudi 17 septembre 1914

Éveillée dès 4 heures du matin par des bombes. On nous fait descendre dans les caves où il faudra rester tout le jour. L’ennemi, chaque nuit, tente des attaques sur différents points des faubourgs, et s’avance très près. Les forts sont successivement pris, perdus, et repris. Nous sommes à chaque instant à la merci d’un retour offensif de ces barbares, qui de loin, nous tiennent encore si durement sous leurs griffes !

Les heures semblent mortellement longues, dans l’humidité froide de cette cave, dans cette obscurité à peine éclaircie par une petite lampe et quelques bougies. Il faut ménager l’éclairage puisque nous sommes dans l’impossibilité de nous ravitailler, et que cet état de choses peut durer longtemps.

Et puis, notre groupe successivement augmentée a fini par devenir nombreux, et il est assez laborieux de pourvoir à sa vie matérielle.

Il y a là, mon oncle et ma tante de la Morinerie, avec leurs domestiques, Antoine, Françoise, Margueritte, et le petit Robert. Hélène Givelet. Raymond de la Morinerie, sa femme, son fils Maurice, Pinon, deux bonnes. Nos voisins d’en face, les Théophile Leclère, dont la maison traversée par une bombe est inhabitable. La famille Osouf viendra se joindre demain, les Gaudefroy comptent aussi sur notre cave plus profonde que la leur. Nous sommes donc en moyenne une vingtaine de personnes pour partager cette triste et singulière existence. On se groupe, tantôt dans la première cave, moins froide et plus aérée, mais les larges ouvertures la rendent aussi mins sûre, et dès que le

18 bombardement se fait plus proche et plus violent, il faut descendre dans la seconde cave où la sécurité est chèrement payée. Après différents essais nous abandonnons le berceau de droite qui servira de promenoir et de chapelle, et nous fixons notre campement dans le berceau de gauche, plus petit, mais un peu moins glacial. Entre les murs bas qui partagent la cave et s’arrêtent à mi- hauteur de la voûte, chacun s’installe comme il veut, ou plutôt comme il peut. Sur un petit lit de camp, l’oncle de la Morinerie est assis ou étendu, à moitié enseveli sous un amoncellement de couvertures. Ma tante est près de lui, dans un vieux fauteuil de velours rouge qui n’a plus rien à craindre de l’humidité. Les personnes âgées bénéficient de fauteuils d’osier précipitamment descendus de la cour.

Des paillasses posées à terre, servent de divans à ceux qui préfèrent s’étendre, ou qui sont trop courbaturés par les interminables séances sur les chaises non rembourrées. Des tables de jardin en fer complètent l’installation. Dans un coin, une bèche, une pique, des outils ont été descendus pour le cas où un éboulement se produirait, il faudrait frayer un passage dans les décombres.

En dépit des doubles manteaux et des couvertures, nous sommes transies par l’air glacé et l’humidité pénétrante qui nous enveloppe.

De temps en temps, on quitte sa place pour marcher de long en large, dans la grande cave qui sert de promenoir. Puis, quand un peu d’accalmie se produit, on remonte bien vite pour jeter un coup d’œil dans la rue déserte, tâches de se rendre compte de ce qui se passe, et surtout respirer un peu. Mais cela ne dure jamais longtemps et les sifflements sinistres au-dessus de nos têtes, forcent bien vite à redescendre.

Les repas sont plutôt sommaires, malgré tout le dévouement qu’Anna apporte à leur confection. Le pain, si gris, et si commun soit-il, se fait rare. Les pommes de terre, cuites à l’eau, sont un grand luxe car il faut pouvoir les cuire ! On mange en hâta, debout, dans un coin de cave, sur une marche d’escalier.

Ces souffrances matérielles, froid, privations de tous genres, manque de sommeil, paraissent bien peu de choses auprès des souffrances morales !…

Que se passe-t-il là-haut ? qu’atteignent ces coups qui ne cessent pas ?

Nous sentons bien que la cathédrale est visée… Depuis ce matin, j’ai beau prêter l’oreille, je n’entends plus les sonneries. Le cher petit carillon qui égrainait l’antienne est devenu muet, ainsi que les grosses cloches. Tout s’est tu… Sans doute, les obus ont déjà fait leurs ravages !…

Les heures, scandées par l’éclatement des obus, sont interminables ! Pour lutter un peu contre cette inaction lourde qui pèse sur tous, j’essaie d’occuper le groupe des femmes en les faisant travailler pour les pauvres. A la lueur vacillante des bougies, je taille de petits vêtements d’enfants. Ce n’est guère facile, mais c’est tout de même une petite diversion, et on me réclame sans cesse de l’ouvrage.

Mais notre meilleur réconfort est dans la prière… Un cierge béni brûle perpétuellement devant la statue de la Vierge, qui se détache blanche et lumineuse dans une petite excavation de la grande cave sombre. Plusieurs fois dans la journée, nous venons là, réciter à haute voix le chapelet, les litanies, les invocations… Des lèvres qui avaient perdu l’habitude de la prière se sont ouvertes

19 pendant ces jours d’angoisse. On sent tellement le besoin du secours d’En Haut, et à certaines heures, en face du danger, l’âme humaine, si naturellement, crie : « Mon Dieu ! … »

La mort qui rôde autour de nous, réveille les consciences endormies. Lors du premier bombardement déjà, les prêtres ont pu constater de consolante façon, ce travail subit qui s’accomplit dans l’âme, quand devant elle, se dresse brusquement la vision de l’éternité… Un prêtre nous confiait que sous les obus, il n’avait cessé de confesser des gens qui s’accrochaient à lui, et qui, depuis dix-huit ou vingt ans, avaient oublié la pratique.

Vers 7 heures, quand le bombardement s’apaise, et que nous pouvons quitter nos caves, le coup d’œil jeté sur la rue est lugubre.

Un obus a mis le feu à la maison Clouet et aux maisons voisines.

C’est un vaste brasier, et les secours manquent pour l’éteindre… Les flammes éclairent la rue de leur lueur sinistre, la tempête, pluie et vent, fait rage et gémit à travers nos fenêtres sans vitres. Le canon gronde toujours, tout proche.

Nous arrêtons dans la rue deux petits soldats qui reviennent des tranchées et cherchent des vivres… Nous les faisons entrer à la maison pour leur servir du café chaud, et nous tâchons par eux de savoir quelque chose, puisque nous sommes privés de toute communication avec nos semblables.

Ils nous donnent quelques détails sur les attaques de l’ennemi, et leurs positions dans les forts. Si périlleux que soient ces combats quotidiens, si dure que soit la vie rien ne décourage nos petits soldats dont le moral est excellent, et la gaieté inépuisable. Ils rient et plaisantent toujours : « Ce n’est plus rien de faire la guerre, concluent-ils, maintenant qu’on avance ! C’était au début, alors que l’on reculait chaque jour, que c’était terrible ! »

Du reste, c’est souvent que nous sommes au contact avec nos soldats. Dès qu’une accalmie se produit on en profite pour partager avec eux nos provisions, quand ils passent devant la maison, blessés et fatigués par des heures de tranchées et de combats. Rien n’est triste, dans la lumière pâle du matin, comme ces files de soldats, couverts de sang tout frais, et qui se trainent douloureusement vers les ambulances.

Pas moyen encore de se reposer cette nuit, il faut surveiller l’incendie, car des étincelles poussées par le grand vent volent de tous côtés…

Journal de Juliette Maldan, grand-tante de François-Xavier Guédet, retranscrit par lui-même.

Louis Guédet

Jeudi 17 septembre 1914

6ème jour de bataille et de bombardement.

6h1/2 matin  A 4h40 je suis réveillé par un coup de canon vers Cernay. Cela canonne à intervalles à peu près régulier toutes les 3/4 minutes jusqu’à 5h3/4. Pendant ce temps je somnole dans mon lit. Quand Adèle vient me dire de descendre à la cave, elle prétend avoir entendu siffler deux obus tout près de là. Je n’ai rien entendu. Je me lève, m’habille, prend tout mon fourniment de cave et de bombardement, (je commence à m’y habituer tout en restant agacé) et…  je descends, reprend notre refuge accoutumé. Vers 6h1/4 cela parait cesser, et j’entends crier L’Éclaireur de l’Est, je monte l’acheter et descend le lire à la cave. Il est toujours aussi insignifiant. Enfin vers 6h25 je remonte dans ma chambre.

Résultat, rien dans notre quartier. Dans la cave nous avons entendu un aéroplane qui m’apparait être un allemand. En voici encore un (6h37). Qu’est-il ? Français ou allemand ? C’est un allemand.

Voilà le chagrin des miens qui me reprend. Il m’étreint continuellement et à chaque instant la tristesse des choses qui me rappellent au loin de moi me serre le cœur et me fait pleurer. Si cela continue je ne sortirai plus de ma chambre et… j’y mourrai de douleur et de chagrin.

6h48  A ma fenêtre j’entends le sifflement d’un obus, loin. Faut-il fermer les persiennes ou les laisser ouvertes ?…  Non, plus loin.

Voilà le 6ème jour de la bataille autour de Reims, le 12 sur la Vesle, le 13 entrée des français à Reims et les 14, 15, 16 et 17 pour reprendre les hauteurs de Brimont, Fresne, Witry-les-Reims, Berru, Nogent et ce n’est pas encore fini. Quel cauchemar !

8h50  Les obus pleuvent du côté de la Cathédrale, à longs intervalles. J’………………………………………………

 

10h40  Je reprends le mot que j’avais commencé plus haut, il y a 3/4 d’heure, je voulais dire : « J’hésite à descendre ». Eh ! Bien ! Je suis descendu, car au moment où j’écrivais ce « J’ » fatidique, un coup formidable éclate près de la maison. Je ramasse mon fourniment de cave et je suis en bas à 8h55. 1 coup on entend le sifflement, non pas au-dessus de nos têtes, comme le 4 septembre, mais sur le côté, dans le sens sud-est vers le nord-ouest. Ainsi cela vient de Berru ou plutôt de Nogent.

9h20  Les coups frappent toujours vers la place des Marchés (place du Forum depuis 1932). Jusqu’ici il n’y en a que 2 ou 3 coups rapprochés. 2 surtout. On entend toujours l’aéroplane allemand bourdonner au-dessus de nous, il n’arrête pas de tourner au-dessus de notre quartier, et plus particulièrement vers la place des Marchés. Quelle audace !

10h1/4  Cela cesse de tomber de notre côté.

10h20  Çà recommence : 1 coup assez près, puis plus rien.

10h27  Rien.

10h1/2  2 coups assez loin.

10h35/36  Je remonte, nous remontons, et à peine près de la cuisine un coup assez proche.

C’est fini pour le moment, il est 10h52.

Si c’est la fin des fins pour nous, le dernier coup sur la ville est proche de chez moi, il a été entendu par moi à 10h35 ou 36 exactement. Au dehors, vers Berru et Nogent le canon parait s’éloigner, le nôtre progresse.

11h37  Plus rien. Je vais faire ma toilette et tâcher de manger un peu. Je n’ai guère faim surtout quand je songe que peut-être mes petits et ma pauvre femme n’ont rien à manger ! Quel supplice ! quelle torture !! Oh ! des nouvelles ! mon Dieu ! Je vous en prie !

5h3/4 soir  Le canon, le bombardement, la destruction de la Ville n’ont pas cessés jusqu’à cet instant ainsi que les incendies, et cela continue. Je vais tâcher (si j’en ai la force et le courage, car j’ai vu des choses terribles, sidérantes) de raconter ce que j’ai vu.

Vers 1h/1h1/4 je sors, je passe par la rue de l’Arbalète, il ne reste plus rien de la maison Monnot en face des Galeries Rémoises. Je continue place des Marchés. 6, place Royale mes yeux se jettent sur le sommet des tours de la Cathédrale, je vois à côté de mon drapeau un nouveau drapeau de la Croix-Rouge. Je regarde avec la lorgnette, c’est bien çà ! je cours vers la Cathédrale, j’entre et me dirige vers la grande nef. Là je vois des blessés allemands, une 30aine (trentaine), couchés là sur de la paille. Tout s’explique et je vois la raison du drapeau de la Croix-Rouge. C’est sur l’ordre du Général Franchet d’Espèrey que ces allemands ont été mis là, pour sauver la Cathédrale. Un petit sergent d’ambulance les garde, et c’est justement un confrère, Maître Julien Prigent, notaire à Ploudalmézeau (Finistère), nous causons. Un lieutenant du service sanitaire m’accoste et me demande qui je suis, échange de cartes, c’est justement le neveu ou petit-fils de M. Gruny-Boulenger qui a vendu à mon Père vers 1881, 1882 et 1889 le Pré Chaumont, le Pré aux Oies et autres (vente du 24 mars 1880 par Madame Lucie Pannetier, veuve Boulenger). Nous nous étonnons de cette rencontre.

Puis survient l’abbé Andrieux, escorté d’un reporter anglais qu’il me présente : M. George Ward Price, correspondant du Daily-Mail de Londres, 36, rue du Sentier à Paris. (George Ward Price fut ultérieurement très connu pour les nombreuses interviews qu’il fit d’Adolf Hitler, il rompit avec le nazisme lors de la crise des Sudètes en 1938).

L’abbé me dit qu’il retourne en automobile le soir et qu’il se charge de mettre des lettres à la Poste à Paris. J’ai deux cartes toutes prêtes. Je les donne à cet anglais qui s’en charge très gracieusement, puis la réflexion me vient de lui demander s’il se chargerait d’une dépêche à lancer de Paris à ma chère femme à Granville. Il accepte vraiment de grand cœur et il m’ajoute en lisant ma dépêche : « Je mettrai aussi que Mme Guédet réponde au Daily-Mail à Paris et je m’arrangerai pour vous faire parvenir la réponse. Quelle reconnaissance je lui dois !!

Nous causons des événements et comme nous écoutions la conversation d’un médecin militaire français avec un blessé allemand lui-même médecin (ce sont des blessés de Montmirail). Ce dernier, à un moment donné disait qu’il était surpris que les siens aient tiré sur la Cathédrale le matin malgré la Croix-Rouge arborée.

Je ne puis m’empêcher (il comprenait le français) de m’écrier ! « Oh ! cela ne nous surprend pas, nous les habitants de la Ville. Vous nous avez déjà bombardé le 4 et vous avez dis que c’était par erreur ! Non, ce n’était pas une erreur puisque maintenant vous tirez depuis 6 jours sur notre Ville qui est une Ville ouverte, une Ville dont les habitants sont calmes et ne coopèrent en aucune façon aux hostilités. Est-ce une erreur encore ? Non ! Vous tirez sur des non-combattants, voila tout, et comme citoyen de la Ville, votre otage il y a quelques jours, je proteste contre la conduite de vos Généraux ! »

Le reporter me saisit la main et me dit en la serrant : « Monsieur, vous avez bien fait de dire à cet allemand ce que vous venez de lui dire. Je signalerai votre protestation si énergique au nom de l’Humanité » – « Il n’y a pas de qualificatif à leur appliquer en voyant ce que je vois depuis 1h, et comment au front on brûle, on ruine votre ville ! Vous avez très bien fait ».

Sur ceci sur le désir de notre reporter nous montons, l’abbé Andrieux et moi avec lui dans les tours au bruit de la canonnade, de la fusillade et des sifflements des obus qui sillonnent l’air et sifflent aux alentours de la Cathédrale, surtout du côté sud. Arrivé au sommet de la première plateforme j’explique à notre anglais les phases de la lutte que l’on voit très bien. Je lui montre Brimont qui se défend mollement, je lui dis ce qui a été fait de ce côté hier.

Je lui désigne ensuite Berru et Nogent où l’on se bat en ce moment avec rage. Avec ma lorgnette il voit sur mes indications les lignes françaises, quant aux lignes allemandes ce sont les bois, comme toujours ce sont des fauves ces gens-là. Je lui nomme ensuite les incendies qui flambent à ce moment, la ferme Jonathan Holden (voisine des Vieux Anglais), je lui dis que cette usine appartenant à Madame Ch. Croupton Waterhouse, de Manchester, (une compatriote qui a été vue courir en fuite celle-ci), la ferme de Cernay, la caserne de Louvois du 16ème Dragon, bâtiment de gauche, l’usine Isaac Holden ou Lelarge, je ne suis pas bien sûr qui a commencée à prendre feu, l’École de la rue de Sedan (rue Albert Préville depuis 1929), l’étude de  Maître Jolivet notaire qui n’est plus qu’un monceau de cendres. Il ne peut retenir son indignation, et il s’écrie : « Ce n’est pas la Guerre cela ! cela n’a pas de nom ! mais ce qui me surprend, c’est votre calme au milieu de cet Enfer ! » Je lui réponds : « Nous avons peut-être moins de flegme que vous, mais nous avons aussi du sang-froid et du courage. » – « Double courage, me dit-il, car vous ne combattez pas et vous recevez les coups ! Je vous admire, je conterai tout cela au Daily-Mail ! Il faut qu’on sache tout ce que vous m’avez fait voir et m’avez dit. »

Pendant ce temps deux obus tombent sur la Cathédrale. Nous allons voir le trou qu’ils ont fait dans la toiture du transept nord, soit une ouverture dans les plafonds de 4/5 mètres de diamètre, pas de gros dégâts. Nous revenons sur nos pas pour observer encore un peu le combat du côté du transept sud sur la galerie au-dessus du sagittaire. Nous voyons encore deux autres obus éclater, l’un d’eux décapite complètement la maison Balourdet, pas d’incendie me semble-t-il, et nous redescendons au bruit du canon. Je m’offre de remettre ce reporter sur son chemin pour regagner son automobile qui l’attend au faubourg d’Épernay. Il me prie de l’attendre une seconde pour reprendre sa bicyclette qui lui a servi pour venir jusqu’ici à la Cathédrale…  plus de bicyclette ! un soldat nous dit qu’il a vu un artilleur la prendre. Mon anglais est un peu dérouté, puis : « Je ne me doutais pas qu’en venant ici je serais réquisitionné ! » Je ne peux m’empêcher de rire de sa boutade. Je lui promets de signaler ce fait à l’autorité militaire et municipale. Malheureusement il m’a été impossible de connaître le n° du régiment de cet artilleur indélicat.

J’ai fait quelques instants après ma déclaration à la Ville et à la Police et au Major de la Place en demandant que si on retrouve la machine ont doit me la confier. Je mets ce brave M. George Ward Price sur son chemin rue de Vesle et nous nous quittons comme de vieux amis et il me promet de revenir me voir et surtout il me dit que mes lettres et dépêches partiront ce soir de Paris. Merci. Que Dieu le conduise et que j’ai bientôt des nouvelles de mes miens.

Il est 9h1/2. Je rentre à la maison sous la canonnade. Je rassure Adèle qui était inquiète sur mon sort, et je repars à la Ville pour la bicyclette de mon anglais. De là je passe voir la maison de Jolivet : c’est navrant. C’est un monceau de cendres et cela brûle encore et cela depuis 11h du matin. Il n’y a rien à faire qu’à laisser brûler, tout est noir. Mon pauvre ami ! Quel déroute pour vous si bon confrère, mon pauvre Jolivet. J’en ai pleuré. En face le docteur Guelliot a reçu 2 obus, dégâts même pas !!! (Arrêté à 5h30, Bompas repris 8h3/4) graves, des carreaux, vitraux cassés, salle à manger sens dessus dessous, son cabinet peu endommagé, la fenêtre sur la cour cassée, son bureau noir gris de poussière, sa lampe projetée sous son bureau et, pensif et songeur, le Penseur de Michel-Ange. Pense toujours !! Intact, rien de sérieux. Je m’en réjouis pour mon cher docteur qui comme moi on vit et on aime tant son chez soi. Ses objets familiers, ses livres aimés, ses pastels de Valbonne. Seule sa salle à manger a souffert, la Baigneuse de sa cheminée est décapitée, on dirait que la guillotine est passée par là. Pauvre Baigneuse ! Le cher docteur pourra recoller ta tête, mais je lui défends bien de te rendre… la vie !!

Je me permets de donner des ordres pour que l’on bouche la baie faite par un des obus sur la rue Cotta. Je dis au gardien de prendre une porte enlevée par la poussée de l’explosion et de la coller contre ce trou, de l’accoler ainsi que la petite porte à côté.

Mon cher Docteur vous n’avez reçu que 51 éclaboussures après d’autres jusqu’ici. J’en suis heureux. Demain je ferai un petit tour et je ferai remettre tout en ordre. J’aime trop les vieilles belles choses pour que je ne fasse l’impossible pour remettre chez vous tout en place et…  ce sera facile ! Je m’estime votre Ange Gardien !

Je retourne voir mon beau-père. Il est installé au sous-sol (la suite du passage a été rayée).

En revenant, çà claque ! (Passage suivant rayé illisible) Je rencontre M. Pierre Lelarge qui m’arrête et nous causons. Il me dit sale affaire, çà brûle, puis je lui dis ce que j’ai vu des hauts de la Cathédrale. Et lui : « Voulez-vous voir mon observatoire ? » me dit-il. « Lequel ? » – « Mais celui de l’Hôtel de Ville. » – « Venez donc, nous allons vous montrer çà ! » – « Volontiers ! » M. Lelarge prend la clef et nous grimpons, arrivés sur la couronne de l’horloge, je revois la scène que j’ai vue 1h auparavant, mais çà flambe bien plus du côté des Vieux Anglais ! ou chez Lelarge. Des flammes hautes de 10-20 mètres. La vue de la ville sur tout le front est lugubre, si mon anglais était là il dirait que c’est terrifiant. Non on se cuirasse malgré soi. Je vois cela plutôt d’un cœur froid, calme, en me disant que dans quelques instants, quelques heures, demain, après… Ce sera peut-être mon tour !

Nous redescendons, je repasse avec lui devant Jolivet et Guelliot, il parait que Douce a reçu quelques éclaboussures ! et je le quitte vers la rue Colbert en passant par la rue Cotta. Après avoir fait mon tour chez ce cher Docteur, je rentre à l’Hôtel de Ville, rencontre Robert Lewthwaite, plutôt aplati, nous causons et j’allais le reconduire jusqu’à chez lui, quand patatras une bombe ! « M. Guédet il vaut mieux nous quitter ! » dit-il. En même temps Jallade au galop se précipite à l’Hôtel de Ville en nous criant : « Lelarge brûle ! » (son usine). Il nous avait semblés avec Pierre Lelarge que c’était les Vieux Anglais qui brûlaient et non lui.

Bing ! un autre oiseau ! Je me dirige vite rue de Pouillon, Carrouge, St Pierre et Talleyrand pendant que çà claquait plutôt…  sec ! J’arrive à la maison. Adèle est déjà dans la cave ! Je descends, ce doit être la 3ème ou la 4ème fois de la journée. Il est 5h10. Zut, il est 5h30, je remonte. J’en ai assez. Plus rien. Je vais dans ma chambre et je commence à écrire mes notes commencées à 5h3/4, et que je continue.

Quand à 6h50 j’entends un coup de sonnette : c’est Bompas, notre appariteur de la chambre de discipline qui vient de nous dire que déjà des rôdeurs viennent tourner autour des ruines de la maison de Jolivet. Je ne fais qu’un bond avec lui à la Mairie et je signifie au commissaire Central de pourvoir à la sécurité des ruines de la maison de Jolivet. Nous nous entendons et je vais voir par moi-même avec ce dévoué Bompas (je lui ferai passer le plan) si les ordres sont exécutés. Je préviens le gardien de la maison du docteur Guelliot que peut-être on le sonnera pour lui demander aide dans la nuit pour surveiller les ruines de mon pauvre Jolivet. Je rentre par un vent de tempête. Je dîne et me voilà devant ma petite table à écrire. La table de ma chère aimée !! Où tant de fois couché je la voyais paperasser, crayonner, muser, réfléchir… (La suite a été barrée puis rayée) …qui fléchissent maintenant. Ce n’est plus de la bravache maintenant, c’est du cœur, c’est peut-être fort contre le malheur ! Et mon Dieu ! Je crois que sous ce rapport je le suis ! Je fais face pour les absents, et si je me tue à réconforter, à parer aux désastres, c’est pour vous revoir mes aimés !!

10h soir  J’ouvre mes fenêtres, et toutes lumières éteintes je regarde dans la rue ! Nuit étoilée mais sans lune. Il fait noir comme dans un four. A droite rue de Vesle j’entends un bruit de cahotage de voitures ou de fourgons d’artillerie. Même question que je me posais il y a 8 jours environ : « Remontent-ils ou descendent-ils…! » Un falot, un autre falot.

Bonheur ! Ils remontent. Donc nous ne reculons pas !! Du reste un artilleur m’a dit tout à l’heure au commissariat de Police qu’ils avaient pris 7 grosses pièces. Allons ! Espérons !! Et que jamais plus je n’entende grogner le canon !!

Il faut cependant se coucher, car demain on ne sait qu’est-ce qui nous attend !! Quelle vie Seigneur Dieu ! Oh si je savais les chéris à l’abri, sans un coup, que je me moquerai des bombes, obus, schrapnels du diable allemand. Que de choses je verrais et écrirais encore !!! Je m’imposerais peut-être trop, mais ce serait intéressant !! pour l’avenir et l’histoire de notre Ville !! Enfin que je les revoie, c’est tout ce que je désire.

Je suis fourbu. Il faut que je cesse d’écrire !! Mon Dieu que je revoie tous mes petits et grands, leur Mère, mon Père, et Dieu m’aura tout conservé !!

10h10 soir  Je me couche. Bonsoir Momo !!

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

A 4 heures du matin, le bombardement reprend brusquement. Nous devons nous lever rapidement, nous habiller en toute hâte et descendre encore à la cave ; il n’y fait pas chaud. Hier, le tir n’étant pas continuellement dirigé de notre côté, nous avons pu lire un peu et j’ai fumé beaucoup, pour tuer le temps, mais l’inaction me pesait. Aujourd’hui, je ne pouvais pas recommencer à tendre le dos à rien faire. L’idée me vient de profiter de mon séjour forcé auprès d’un fût de bière, rentré pendant l’occupation allemande, pour en faire le tirage et, comme d’habitude, les enfants sont heureux de me rendre service en m’aidant dans ce travail, l’un en remplissant les bouteilles, les autres, en les transportant après que je les ai bouchées et ficelées ; l’opération se fait tandis que les obus sifflent sans arrêt. Le tir est mené très serré pendant trois heures durant, jusqu’à 7 heures. Il devient un peu plus espacé ensuite, sans toutefois cesser.

Dans les courts moments de répit que nous donne ce bombardement ininterrompu, nous remontons ensuite, prendre chez moi ce qui devient de plus en plus nécessaire pour demeurer en bas ; la cave se garnit ainsi insensiblement des objets les plus divers, d’abord de quelques chaises. Une lampe à pétrole, achetée spécialement, pour éviter éventuellement – pendant les quelques jours encore que nous supposons que pourrait durer la malheureuse situation de notre ville – la gêne éprouvée les premiers jours de bombardement, devient tout de suite d’une grande utilité. Nous descendons les provisions, la vaisselle indispensable, pour le cas probable où nous ne pourrions pas aller prendre nos repas dans l’appartement. Le concierge, ce matin, était arrivé à côté de nous, accompagné, ainsi que les jours précédents par sa femme, sa petite-fille et la toute jeune enfant de cette dernière ; il va, lui aussi, chercher entre les sifflements, les ustensiles dont les siens auront besoin. Aujourd’hui, précisément, les ménagères se trouvent dans l’obligation de cuisiner sur place ; il nous faut encore aller quérir une table, ce qui nous permet, à midi, de nous installer tant bien que mal, pour faire, en commun, un frugal repas que partagent M. et Mme Robiolle, venus des Bains et lavoir publics, rue Ponsardin, voir la famille Guilloteaux et que l’intensité du bombardement a mis dans l’impossibilité de retourner chez eux.

A partir de 13 heures, un terrible duel d’artillerie s’engage et les détonations de nos pièces de gros calibre placées au sortir de la ville, s’ajoutent encore au vacarme épouvantable des explosions d’obus, ce qui n’empêche pas les enfants de rire de bon cœur, absorbés qu’ils sont par la partie qu’ils ont mise en train, avec l’un des jeux que nous avons eu la bonne inspiration de leur descendre. J’entretiens le plus possible leur gaieté, en me réjouissant intérieurement de ce qu’ils ne s’effraient pas plus que ma femme, et pourtant !

Dans le courant de l’après-midi, Mlle Bredaux, sage-femme, qui habite rue Cérès 9, a réussi à venir faire visite, comme elle le fait chaque jour, à la petite-fille du concierge, M. Guilloteaux, qui, mariée au fils de M. Robiolle, mobilisé, est depuis quelques jours mère d’une jeune enfant, inscrite dans les naissances du 10 septembre 1914, comme suit : Gisèle – Georgette Robiolle, rue de la Grue 9.

Mlle Bredaux est accompagnée de sa sœur et ces personnes attendent, auprès de nous, une accalmie pour retourner chez elles. Plusieurs fois, à la suite d’arrivées qui me paraissaient assez rapprochées, je suis remonté afin de me rendre compte, du seuil de la porte, de ce qui se passe dehors.

Voici encore une nouvelle explosion proche qui m’attire au rez-de-chaussée, d’où je m’aperçois aussitôt que, cette fois, c’est un obus incendiaire qui a dû éclater dans l’appartement situé en haut de la maison, rue Cérès, où se trouve un magasin de la teinturerie Renaud-Gaultier ; je vois parfaitement les progrès rapides de l’incendie, puisque l’immeuble est exactement dans le prolongement de la rue de la Grue.

En redescendant, je fais part de mes constatations, disant que le feu vient d’être mis, par un obus, à cette maison, dont j’ai regardé un moment les fenêtres et les volets brûler, au second étage. Mlle Bredeaux, en apprenant cette nouvelle, me fait préciser à nouveau, puis dit simplement :

« C’est chez moi ».

Immédiatement, nous remontons ensemble et, dès due la porte sur la rue est ouverte, elle me répète tristement :

« Oui, C’est bien Chez moi ».

Les obus sifflent toujours, il serait très dangereux de rester là ; elle doit revenir se mettre à l’abri avec nous, qui cherchons à la consoler, elle et sa jeune sœur, comme nous le pouvons. Toutes deux restent muettes et réfléchissent ; elle se représentent que, du fait, elles se trouvent démunies brutalement de tout ce que renfermait leur appartement. Ces pauvres personnes qui ne possèdent plus là, auprès de nous, que ce qu’elles ont sur le dos, ne se laissent pas abattre ; elles décident d’aller demander l’hospitalité de la nuit dans une maison amie.

Après avoir passé une journée triste et effrayante, en raison de la violence du bombardement conduit par des grosses pièces tirant sur toute la ville, nous ne pouvons quitter la cave qu’au déclin du jour, vers 19 h.

– Le journal L’Eclaireur de l’Est, du jeudi 17 septembre 1914, dit qu’hier, le nombre des victimes a été considérable. Il ajoute que, malheureusement, malgré le retour de MM. les commissaires de police (Partis, ainsi que d’autres services administratifs (sous-préfecture, etc.) avant l’arrivée des Allemands.), il est aujourd’hui impossible de fournir les noms des victimes.

Ce numéro du journal L’Eclaireur, publie les divers avis suivants :

 » Pas de lumière après 9 heures.

Les habitants de la ville sont prévenus que par ordre de l’Autorité militaire, toutes les lumières doivent être éteintes, même dans les appartements privés, à partir de neuf heures du soir.

Toute infraction à cette prescription exposerait le contrevenant à être arrêté comme suspect et inculpé d’espionnage. Plusieurs personnes, convaincues d’avoir correspondu

par signaux optiques avec l’ennemi, ont été passées par les armes.

Reims, le 16 septembre 1914,
Le Maire, Dr Langlet

Précautions urgentes.

L’Administration municipale recommande expressément aux habitants de sortir le moins possible pendant tout le temps où l’on entend le canon à peu de distance de la ville, et de se tenir dans les maisons dès que les éclatements se produisent dans certains quartiers.

La plupart des accidents auraient été évités par ces précautions.

Reims, le 16 septembre 1914
Le Maire, Dr Langlet

Interdiction des attroupements

M. le maire de Reims a l’honneur d’informer ses concitoyens que les rassemblements, attroupements, stationnements sur les places publiques ou dans les rues, sont rigoureusement interdits pendant le séjour des troupes.

Les cafés seront fermés à huit heures du soir et la circulation supprimée à partir de la même heure, sauf le cas de nécessité absolue.

Les trottoirs devront être laissés entièrement libres. Les Etalages et les terrasses de cafés sont interdits.

Les sanctions les plus sévères seront prises contre les contrevenants.

Reims, le 16 septembre 1914
Le Maire, Dr Langlet

les armes et munitions allemandes Avis important

Le maire de Reims ordonne aux personnes qui se sont appropriées des armes ou des munitions abandonnées par des soldats allemands, de les remettre immédiatement au commissariat de police de leur arrondissement.

Les détenteurs d’armes ou d’objets ayant appartenu à des soldats allemands, s’exposent à des poursuites rigoureuses.

Pour le Maire de Reims
L’adjoint délégué : Louis Rousseau

Conseils de prudence

Avec la meilleure intention, le public accueille les bruits les moins fondés sur certaines personnes suspectes de relations avec l’ennemi, ce qui provoque des incidents et pourrait amener des faits très regrettables.

Dans aucun cas et sous aucune forme, les particuliers ne doivent prendre de mesure d’exécution.

Ils doivent uniquement faire connaître à l’hôtel de ville les indications qu’ils pourraient posséder à ce sujet, afin que l’administration prenne, après examen, les sanctions nécessaires ; c’est le seul moyen de faire œuvre utile éventuellement.

La Goutte de lait

Les mamans qui craignent les meurtriers obus allemands dont la tragique pluie s’abat chaque jour sur la ville, sont informées qu’elles peuvent se rendre, sans encombrement, à la « Goutte de lait’; chaque matin, de très bonne heure, ou le soir, vers six heures, lorsque le tir vient de cesser.

Les mères de famille sont priées de rapporter les biberons et les paniers à chaque livraison.

On réclame du tabac

Nombre de nos lecteurs nous écrivent pour s’étonner que les communications étant normalement rétablies à l’heure actuelle, l’Administration ne se préoccupe pas de renouveler la provision de tabac, cigares et cigarettes des débitants et buralistes de la ville.

L’un de ces derniers nous affirme qu’il faut attendre pour cela le retour de M. l’entrepositaire. Nous le souhaitons, en ce cas, très prochain. »

Paul Hess dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918

Gaston Dorigny

Dès cinq heures du matin, une furieuse canonnade recommence, les Allemands ont parait-il réussi à établir des tranchés vers la Husselle. De nouveau plusieurs obus sont lancés sur la ville. On est encore en proie à la frayeur, qu’allons nous encore avoir à souffrir aujourd’hui ?

Journée terrible, plus les jours se succèdent, plus le combat devient acharné. On se bat en désespérés de tous les points de la ville. La mitraille s’abat sur la ville presque toute la journée sans interruption. Les victimes ne se comptent plus. Les obus tombent dans la rue Lesage ou il y a des dégâts assez importants -chez nous il y a des vitres brisées- Rantz est blessé d’un éclat d’obus.

Nous retournons chez nous à huit heures du soir, la nuit est sinistre, après nous être approvisionnés nous retournons coucher chez mon père.

Vers une heure ½ du matin nos grosses pièces entrent en action, la journée semble devoir être décisive.

Gaston Dorigny

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Juliette Breyer

Jeudi 17 – Quelle journée ! C’est de pire en pire. Il n’y a pas de mots assez laids pour dénommer la barbarie de ces Prussiens. Qui nous aurait dit il y a deux mois que nous aurions à passer ces tristes choses. Ah mon Charles, vois tu, que tu ne saches pas ce qu’ils nous ont fait tant que la guerre ne sera pas finie.

D’abord ce matin, à quatre heures, réveil au son du canon, et tu sais, comme bombes, ils envoyaient quelque chose sur notre quartier. On boit du café chaud et on descend à la cave. Toute la journée cela tomba sans arrêt. Deux soldats qui viennent à la marchandise (car je n’ouvre plus qu’aux militaires) étaient en train de parler. Pan ! Il venait d’en tomber une sur le pas de la porte. Malgré que les volets étaient mis, les carreaux volent en éclat. Les cliches des portes sautent dans le milieu de la boutique. Cette fois-ci une deuxième … j’entends quelque chose tomber en haut, encore plus de bruit qu’à la première, et les soldats se fourrent sous le comptoir. Je redescends à la cave. André me réclame ; il a eu peur. Papa reste avec les soldats. Enfin comme cela n’arrête plus, ils descendent aussi à la cave. Comme ils sont attendus impatiemment à la caserne, ils se décident quand même à repartir.

Est-ce l’odeur du soufre, mais André dort toujours. Paulette aussi car elle est restée chez nous avec Charlotte. Pas une minute d’accalmie. Les 75 qui sont devant chez nous tirent jusqu’à 21 coups sans arrêt. Arrive 5 heures ; le lieutenant d’artillerie fait un tour dans le quartier et voyant de la lumière chez nous, il frappe. « Comment, dit-il, vous êtes encore là ? Il n’y a plus personne par ici, que vous. Il faut partir car le quartier a été repéré et il pourrait vous arriver malheur ».

Ou aller ? les rues sont barrées et en sortant dans la rue je me rends compte que nous ne pouvons rester. C’est un spectacle terrible. Les casernes des dragons sont en feu. L’usine Lelarge, la rue de Cernay, tout est rouge. Je vois aussi du côté de la rue Baron et je le fais voir à papa. Il me semble que boulevard Pommery un nouvel incendie s’est déclaré, mais on ne peut distinguer à quel endroit au juste ça brûle. Malgré cela, papa va jusqu’au bout du 16e et le soldat qui l’avait conduit la veille lui dit : « Rassurez-vous, ce n’est pas chez vous, c’est avant l’épicier ».

Nous soupons et nous prenons la décision de partir jusque chez maman. On y passera toujours la nuit ; on verra demain. Je prends avec moi mes affaires les plus chères et nous voilà partis. Arrivés aux dragons, comme c’était défendu de passer, il a fallu que nous attendions qu’il vienne un soldat avec nous, mais nous n’avions pas le droit de revenir sur nos pas. Le boulevard était dans un triste état. Une quantité d’arbres fauchés par les obus barraient la route. Les casernes en feu nous éclairaient.

Nous arrivons donc près des maisons et au fur et à mesure que nous approchons, mon cœur se resserre car j’ai peur de voir. Maman marche derrière nous et je voudrais qu’elle n’avance plus car ce que je vois me glace : la maison qui brûle, c’est la nôtre. J’entends déjà maman qui pleure Je me retourne, maman a vu. Elle chancelle. Charlotte la soutient, mais elle veut voir et ce qu’elle dit nous désole encore plus. « Ma pauvre maison ! Mes pauvres souvenirs qui me rappelaient toute ma vie ! Plus rien ! Je voudrais être morte ; je ne pourrai jamais supporter cela. C’est trop ».

Si tu voyais mon Charles. Tant que je vivrai, j’aurai toujours devant les yeux ce triste spectacle. Les volets sont brûlés, les fenêtres aussi. Les flammes sortent du haut, du bas, partout, un vrai brasier. On ne voit même plus trace de meubles. On aperçoit un trou là où était ma chambre de jeune fille, là où j’ai rêvé de toi. C’est là que l’on trouve bons les souvenirs et qu’ils vous font verser des larmes. La plus à plaindre est ma pauvre maman. Elle veut entrer dans le brasier voir si elle peut sauver quelque chose. Mais ces bandits savent bien ce qu’ils font avec leurs bombes incendiaires. Le feu ne peut s’éteindre et se communique partout en même temps. La maison de Mme Dumay est brûlée complètement aussi. Pour ma pauvre maman, n’avoir plus que ce qu’elle a sur le dos, c’est épouvantable.

Il est huit heures du soir, où aller ? On ne peut retourner en arrière. Partons chez Pommery. Là, accueillis et logés le mieux possible pour la nuit. Quelle triste journée et quelle triste nuit sans pouvoir fermer l’œil. Marguerite est courageuse car maman qui se désole aussi pour son trousseau et sa chambre lui dit : « Bah, je suis jeune, je travaillerai ; la vie est longue. Bah, prends courage, du moment que nos soldats reviennent, c’est le principal ».

Ah mon Charles, si  seulement j’avais une bonne lettre ; cela arrivera peut-être bientôt. En attendant je t’envoie tout mon cœur, tous mes baisers et à bientôt.

Hortense Juliette Breyer (née Deschamps, de Sainte-Suzanne) - Lettres prêtées par sa petite fille Sylviane JONVAL

De sa plus belle écriture, Sylviane Jonval, de Warmeriville a recopié sur un grand cahier les lettres écrites durant la guerre 14-18 par sa grand-mère Hortense Juliette Breyer (née Deschamps, de Sainte-Suzanne) à son mari parti au front en août 1914 et tué le 23 septembre de la même année à Autrèches (Oise). Une mort qu’elle a mis plusieurs mois à accepter. Elle lui écrira en effet des lettres jusqu’au 6 mai 1917 (avec une interruption d’un an). Poignant.(Alain Moyat)

Il est possible de commander le livre en ligne


Victime de bombardement ce jour :

  • POUSSEUR Arthur Marcel Félix   – 18 ans, 53 rue Simon, Garçon de salle – domicilié 8 rue Saint-Jean Césarée à Reims – Attribution Mort pour la France en date du 19/07/1916 – Victime de bombardement

Vendredi 17 septembre

Tirs efficaces de notre artillerie lourde en Belgique, dans le secteur de Nieuport.
Autour d’Arras (Roclincourt, Neuville), action énergique de nos batteries en riposte au bombardement ennemi.
Lutte de mines à Frise (Somme), canonnade autour de Roye et de Lassigny, et autour de Sapigneul, sur le canal de l’Aisne à la Marne, ainsi qu’au nord du camp de Châlons.
Bombardement réciproque entre Aisne et Argonne. Lutte de bombes et canonnade à Saint-Hubert et au bois Le Prêtre, où les Allemands usent surtout de leurs lance-mines.
En Lorraine (vallées de la Seille et de la Loutre), nous effectuons des tirs de destruction sur les retranchements allemands.
Les Italiens ont arrêté toute une série d’attaques autrichiennes dans le Trentin et en Carnie.
Les Russes, reculant pas à pas vers Wilna, ont poursuivi leurs avantages sur le secteur sud du front oriental, où le chiffre des prisonniers faits quotidiennement par eux demeure très élevé.
Les Anglais avouent la perte d’un sous-marin aux Dardanelles.
La Douma russe a été prorogée au mois de novembre.
Les ministres de la Quadruple Entente ont remis une nouvelle note à la Bulgarie, afin de déterminer son intervention aux côtés des Alliés.

Source : La Grande Guerre au jour le jour