Abbé Rémi Thinot

19 SEPTEMBRE ; 1 heure du matin : J’ai dormi sur un matelas dans la salle-à-manger. La canonnade française n’est pas éloignée ; à intervalles assez espacés, elle tire en rafales, en salves cinglantes.

Mon Dieu, encore un jour douloureux qui s’ouvre, qui monte du fond des ateliers de vos justes, de vos trois fois justes vengeances ! Je vous offre avant l’aurore toutes mes angoisses, mes anxiétés, mes épreuves de toute sorte, et avec les miennes celles de tous mes frères e Vous, pour que miséricorde vous soit faite, paix et confiance. ..

La pluie tombe, pesante, tendant le ciel d’un deuil accentué… Je vais écrire deux lettres que je puis faire porter par quelqu’un qui part aujourd’hui pour Paris.

5  heures 1/4 : Dans la Réserve, appuyé sur l’autel. Mon Dieu, donnez la force encore aujourd’hui à tous ceux qui souffriront. Soyez propice à tous ceux que votre main appellera à votre Tribunal, devant votre Justice éternelle…

Mon Dieu, je vous demande de me conserver pour ceux que j’aime, pour réparer les années compromises, mais je suis entre vos mains. S’il faut mourir douloureusement… J’accepte ; donnez seulement à mon pauvre vouloir les énergies du moment.

Le canon, de grosses pièces, commence à gronder à distance ; que sera encore ce Jour de misère?

11 heures 1/4 : C’est épouvantable, épouvantable. Le bombardement est serré comme jamais ; la cathédrale est visée, touchée en mille endroits, sur le coin du transept, croisillon nord (est et sur tout le côté sud) ; un frémissement affreux agite tout l’édifice. Ô mon Dieu, votre temple, votre temple sacré, la merveille que la foi de nos aïeux vous avait élevée ! Qu’an restera-t-il?

A 9 heures, je suis allé avec M. le Curé faire monter les blessés dans la tour ; nous sommes restés avec eux jusque 10 heures 1/2, puis nous sommes venus à la Réserve à travers d’affreux décombres. Oh ! c’est trop terrible ! Mon Dieu, abrégez notre épreuve ! Abrégez-là ! De notre cathédrale, il ne va rien rester, et de la ville, rien. C’est affreux… tout autour de Notre-Dame, quelles ruines nous allons mesurer des yeux tout à l’heure ! Vénéré Pie X, gardez-nous la petite maison que je vous ai confiée. Je renouvelle mon vœu « Vista anaessimus habita »…

Un coup formidable sur nous ; Mon Dieu à vous… !

Midi 1/4 ; Je suis toujours à la Réserve avec M. le Curé. La pluie diabolique continue, plus dense, plus sauvage toujours ; vont-ils s’arrêter? Quelles heures navrantes ! Hora tenebrarum ; c’est vraiment l’heure du Démon,

2 heures 1/2 : Le bombardement continue toujours, impitoyable ; de grands incendies dévorent la ville, rue St. Symphorien l’immeuble des pompiers, près du théâtre, tout le long de la rue de Vesle.

2 heures 37 très exactement, un obus arrive dans l’abside, avec un bruit affreux… nouvelle cascade de vitraux ; il en reste peu d’ailleurs ; ils peuvent achever leur œuvre. Oh ! les barbares !

Nous sommes toujours à la Réserve, au pied du St. Sacrement. C’est, avec M. le Curé, notre quartier général. Nous y avons mangé une croûte et un morceau de chocolat tout à l’heure, et nous venons d’achever Landes

Chaque commotion fait tomber des débris dans la cathédrale ; tout à l’heure, sur les combles inférieurs d’énormes morceaux d’architecture ont dû tomber… Les projectiles tombent tout près ! C’est affreux ! Mon Dieu, mon Dieu j’ai confiance en vous ; Cœur de Jésus, recevez-nous en pardon et miséricorde…

11 heures 1/2 du soir : Soirée néfaste entre toutes ; jour d’abomination et de désolation. Notre cathédrale est brûlée ; le Palais archiépiscopal, des quartiers énormes de la ville brûlent… quelques pompiers ne peuvent suffire et il faudrait un matériel énorme pour faire face à une telle calamité. Ce sont des flammes du nord au sud, de l’orient au couchant. Reims s’épuise, Reims agonise dans la tristesse lugubre de ces jours ! Reims, sans sa cathédrale ! Mon Dieu, l’abominable chose.. !

Je suis éreinté, épuisé ; je voudrais dormir ; mais je dois sortir pour voir où en est l’incendie du quartier… il me faudra faire le déménagement de quelques petites choses…

Extraits des notes de guerre de l’Abbé Rémi THINOT

Louise Dény Pierson

19 septembre 1914 ·

Après une journée de repos et comme nous sommes sans nouvelles de ma sœur et de mes grands-parents, nous partons de bon matin pour nous rendre à Vrigny.
Nous passons par le pont de Muire et prenons, en face, le vieux chemin d’Ormes. Nous sommes en plein champs, et aussitôt les débris de la bataille sont visibles. Ce qui m’impressionne le plus ce sont des chevaux morts, gonflés comme des ballons, les pattes raidies. D’autres chevaux, bien vivants, ceux là, errent dans la plaine à la recherche de leur cavalier.
L’un de ces chevaux s’approche de nous et m’effraye fort car il semble montrer les dents. Mon père me rassure : « Ils ne nous feront pas de mal ; ils sont assoiffés ».
Près d’une meule on voit des débris de toutes sortes : des armes et des vêtements. Nous saurons plus tard que les corps de 13 soldats français ont été retrouvés dans la paille d’une meule où, blessés ils s’étaient réfugiés. C’était peut-être celle-là !

Nous arrivons à Vrigny et y trouvons toute notre famille en bonne santé et indemne : les Allemands n’ont fait que passer. Ma sœur Emilienne (sur la photo je suis avec elle et mes nièces) me dit avoir vu, depuis les vignes, des batteries Allemandes installées aux Mesneux, tirer sur la ville : c’était le bombardement sur la mairie de Reims et Saint-Rémi.
Nous passons quelques jours à Vrigny. Il y a des soldats qui utilisent le four de mon grand père pour faire du pain avec de la farine abandonnée par les Allemands à
Gueux.
Ce pain nous paraît du gâteau comparé à celui que nous avons mangé à Reims ces derniers temps et après des queues d’attente aux portes des boulangeries.

Ce soir, le bruit se répand dans le village que la cathédrale brûle : en effet des fumées s’élèvent de Reims et nous pouvons voir depuis la côte de Coulommes des flammes envelopper l’édifice.
Bien que ce soit loin de nous, la frayeur nous gagne mes petites nièces et moi, nous revenons vite au village. Je n’ai pas pu dormir de la nuit.

Ce texte a été publié par L'Union L'Ardennais, en accord avec la petite fille de Louise Dény Pierson ainsi que sur une page Facebook dédiée :https://www.facebook.com/louisedenypierson/

 Paul Hess

La journée du 19 septembre 1914 fut pour la ville de Reims, la plus triste de la semaine terrible, qui suivit le dimanche lui ayant apporté la joie de revoir les troupes françaises.

Les habitants du centre, surtout de la partie limitée par le boulevard de la Paix, les rues Cérès, Carnot, Chanzy, de Contrai et des Augustins, eurent à vivre, durant ce samedi, les heures atroces d’un bombardement infernal, avec gros calibres et obus incendiaires, au cours duquel leur incomparable cathédrale s’enflamma dans toutes ses parties donnant prise à l’incendie, tandis que brûlaient nombre de maisons, sur différents points de ce quartier.

Dès le matin, le tir des batteries ennemies commencé le 14 sur la ville et répété chaque jour, depuis sa réoccupation par nos troupes, reprend avec une intensité encore accrue et, ainsi que cela avait déjà eu lieu le 4, pendant une phase du bombardement d’intimidation qui avait précédé la prise de possession allemande, puis hier 18, la cathédrale sert souvent de but. Notre habitation, au n° 7 de la rue de la Grue, dans l’immeuble du mont-de-piété, n’en est éloignée que de cent cinquante mètres. environ ; aussi, nous faut-il, sans tarder, reprendre le chemin de la cave, trajet que nous avons dû faire fréquemment, le jour ou la nuit, au cours de la semaine.

Ma femme, mes quatre enfants et moi y descendons rapidement ; aussitôt, comme précédemment, nous entendons arriver par la cour de l’établissement, le concierge accompagné de sa femme, portant, enveloppée dans un duvet, leur arrière petite-fille, alors âgée de dix jours ; la mère de cet enfant les suit, avec l’aide d’une parente.

La situation devient tout de suite effrayante. Les projectiles ne cessent de siffler pour s’abattre souvent dans nos environs ; nous entendons alors les explosions toutes proches des arrivées, le fracas des maisons démolies et des pierres retombant lourdement les unes après les autres.

Pour nous, la matinée se passe dans l’inaction ; notre attention est tout entière retenue par les sifflements des obus qui se succèdent continuellement. L’avant-veille 17, pendant un tir déjà terrible, les enfants avaient trouvé une excellente diversion à leurs angoisses en faisant une fantaisiste partie d’échecs et, entre eux, ils riaient de bon cœur ; aujourd’hui, ils ne pensent guère à leur jeu. Ils se tiennent anxieux auprès de nous, qui évitons d’échanger nos impressions afin de ne pas les épouvanter. Tous, nous attendons en silence la fin de cette pluie d’engins meurtriers – et le temps s’écoule sans apporter d’accalmie.

On me questionne sur ce qui se passe au dehors, lorsque après une courte absence, je suis parvenu à courir jusqu’à la rue Eugène-Desteuque ou à l’autre bout de la rue, afin de me rendre compte des dégâts subis à proximité. Presque à chacune de ces sorties, j’aperçois seulement M. Davorgne, charretier à la maison Laurent & Carrée, remonté aussi, un instant, sur le seuil de la cave du n° l, dont l’escalier donne directement sur la rue et tout prêt à redescendre là, où il est à l’abri avec sa famille.

A certain moment, je remarque que le toit de la pharmacie Clouet, sise 11, rue Cérès prend feu. La maison voisine, n° 9, où se trouvait un magasin de la teinturerie Renault-Gautier a brûlé entièrement l’avant-veille jeudi 17, par suite de l’explosion d’un obus incendiaire au second étage de cet immeuble ; le sinistre considéré comme éteint depuis le vendredi, s’était vraisemblablement communiqué à côté. Il se déclare, après avoir couvé là ; des pompiers arrivent, mais tout en se multipliant au mépris des obus, ils sont en nombre insuffisant – trois ou quatre – pour lutter avantageusement ; on a besoin d’eux ailleurs, ils s’en vont, ne peuvent sans doute pas revenir et la maison n° 11 est bientôt complètement embrasée.

Vers midi, nous prenons promptement un semblant de repas, en constatant qu’il nous faudrait du pain pour le soir.

Dans l’après-midi, le besoin de respirer à l’air me fait remonter quelques minutes dans la cour. Les obus sifflent toujours sans discontinuer et, les projectiles tombant trop près, je dois me replier dans la cave. J’y suis à peine arrivé qu’un coup de sonnette du dehors m’en fait ressortir, en vitesse. Une seule pensée me vient à l’esprit tandis que je m’empresse. Qui donc a pu se risquer dans les rues en semblable moment ? Il faut que l’on ait besoin d’un secours pressant. La porte ouverte, je reconnais Mlle Debay ; elle est haletante, remplie de crainte. Cette personne chargée de la garde de la chapelle des religieux franciscains, située à l’angle des rues de Mâcon et des Trois-Raisinets, m’apprend qu’un obus vient d’y tomber ; elle demande asile, la maison n° 12, rue Eugène-Desteuque, où elle était accourue, croyant s’y réfugier, étant fermée et probablement vide. j’accueille bien volontiers cette pauvre femme, et nous rentrons. A cet instant, M. et Mme Demilly, voisins du 10 de la même rue Eugène Desteuque (face à la rue de la Grue) sortis de leur cave et venus au bruit des coups de sonnette impérieux et répétés, sans succès, à la porte de la maison voisine de chez eux, nous aperçoivent. Ils traversent vite leur rue et accourent me demander également à s’abriter chez moi, car leur immeuble est sérieusement menacé. En effet, un obus incendiaire explosé dans la propriété Sacy, 21, rue de l’Université, contiguë à l’école ménagère où les Femmes de France ont installé un hôpital militaire, a provoqué le développement d’un foyer considérable au milieu du pâté de maisons situé entre les rues de l’Université et Saint-Symphorien, et le feu dévore déjà l’arrière de la lithographie Mendel, 8, rue Eugène-Desteuque. Ils retournent prévenir leur fille de venir se réfugier avec eux et reviennent aussitôt, portant tous de lourdes valises. La bonne des Mendel, restée seule et que le danger a fait fuir la maison n° 8, qu’elle gardait, s’étant mise provisoirement en sûreté auprès de cette famille, la suit.

Peu après, Mme Erard, notre voisine d’en face (n° 12, rue de la Grue) à qui nous avions offert éventuellement l’hospitalité, vient sonner à son tour, accompagnée de deux dames, ses amies, habitant la rue de Thionville et retirées chez elle depuis plusieurs jours. Toutes les trois ont dû quitter avec précipitation la cave où elles se tenaient au n° 12 de la rue de la Grue, cet important immeuble se trouvant aussi sérieusement atteint par les flammes, à la suite de l’arrivée d’un nouvel obus incendiaire au 8 de la place royale, au-dessus de la pâtisserie voisine du magasin de vêtements Gillet-Lafond. Un incendie a pris là encore avec rapidité, gagnant par l’arrière, les maisons du côté pair de la rue de la Grue.

Quoique au nombre de vingt-deux personnes à ce moment, dans notre cave, nous parvenons à nous faire facilement place et chacun se croit en sécurité relative sous les arceaux soutenus par des piliers solides.

Nous venons de nous installer à peu près lorsqu’une explosion formidable, toute proche, se produit faisant entendre le fracas déjà trop connu de matériaux arrachés et projetés avec force de tous côtés, en même temps que le bruit de vitres brisées tombant par toute la rue. J’ai le sentiment que notre maison vient d’être touchée et je grimpe lestement au premier étage sans y voir de passage d’obus ; les six fenêtres de l’appartement ont seulement leurs grandes vitres en miettes et leurs rideaux en lambeaux partout du verre sur les planchers. Par un coup d’œil au dehors, je suis fixé aussitôt en voyant une énorme brèche, à hauteur du premier, dans le mur de la maison Isidor, au bout de la rue de la Grue.

Je reviens faire part de mes constatations ; quelques minutes s’écoulent et un choc terrible, ressenti plus près encore, ébranle le sol sous nos pieds. Instinctivement nous nous sommes tous courbés, en entendant l’obus accentuer sur nous son sifflement sinistre. Il vient d’éclater à côté, au 5 – nous sommes au 7. D’autres suivent toujours, dont plusieurs n’explosent pas. Nous évitons de parler afin de les entendre arriver.

Je remonte, avec l’intention, cette fois, de pousser si possible, une reconnaissance jusqu’à la rue Eugène-Desteuque, car je tiens à me rendre compte de ce qu’il en est des magasins du monts-de-piété et des incendies du quartier qui ne peuvent que progresser vite. Je cours là, entre deux sifflements et j’ai alors la stupéfaction, en arrivant à l’extrémité de la rue de la Grue, de voir la cathédrale en feu ; toute la toiture, depuis les tours jusqu’à l’abside est entourée d’énormes tourbillons de fumée jaune s’élevant à une grande hauteur, au milieu desquels disparaît le carillon ; les flammes en jaillissent de partout, activées par le vent.

Il est difficile d’exprimer les divers sentiments ressentis à cette vision inattendue, qui me cloue sur place et me ramène instantanément à l’esprit le souvenir de ce qui s’est passé à Louvain. L’indignation et la profonde douleur sont surpassées par une infinie tristesse ; les larmes me viennent aux yeux. Pourtant, ce n’est pas fini, leur artillerie continue ; je dois abandonner la contemplation de ce désastre irréparable et, en m’en revenant sous ce coup pénible, il me semble voir les plus cultivés des barbares qui nous bombardent à l’aise, des hauteurs de Berru ou de Brimont, diriger le tir, manifester leur joie et applaudir à ces coups heureux des pointeurs (Reims se trouvait sous le feu des batteries de la 7e armée allemande, commandée par le général Josias von Heeringen.). Pauvre cathédrale ! notre paroisse aimée. Le résultat cherché pas nos ennemis depuis la matinée est obtenu. Voilà, pour eux sans doute, un tableau magnifique, unique, au milieu des incendies allumés déjà – mais leur rage de destruction ne s’apaise pas avec cela ; le feu de leurs pièces est encore aussi violent.

Je vais annoncer la nouvelle en prenant des ménagements. On éprouve une surprise, une réelle douleur, mais contrairement à ce que je craignais, personne ne paraît épouvanté ou ne peut guère l’être davantage. J’ai l’impression nette que, dans la cave, on s’attend à tout maintenant. Je demande aux deux plus âgés de mes enfants de m’accompagner rapidement, afin qu’ils puissent garder le souvenir du spectacle grandiose dans son horreur, que je ne voudrais pas avoir vu seul et, les renvoyant après quelques secondes, je vais, avant de réintégrer moi-même, m’adosser à un mur, d’où je ne puis quitter des yeux l’ardent et vaste brasier dont j’entends distinctement le crépitement dans toute la charpente. A ce moment, le clocher à l’Ange s’incline peu à peu et tombe du côté de la chapelle de l’Archevêché.

Après quelques instants, je pars à nouveau, tenant absolument à savoir ce qui se passe un peu plus loin, avec l’intention de me diriger vers la rue de l’Université, pour revenir vivement par la rue Cérès. De loin, je vois, au-delà de la rue des Cordeliers, un foyer agrandi autour de la maison Fourmon et de la sous-préfecture, brûlées la veille. En passant place royale, je vois flamber, du haut en bas, dans toute la largeur de la rue Trudaine à la rue Colbert, la papeterie Chauvillon et la pharmacie Christiaens ; les rues sont désertes, à notre boulangerie, rue Nanteuil 7, en passant au large de la maison Clouet encore en flammes et, entrant par le couloir ouvert, je puis pénétrer dans la boutique vide et dans les appartements sans voir personne ; descendant jusqu’à l’entrée de la cave, j’appelle sans obtenir de réponse – la maison est abandonnée ainsi. A mon retour dans la rue de la Grue, je remarque, en passant, deux artilleurs se hâtant en silence, tandis que le bombardement continue, de charger des fers pour chevaux sur une prolonge stationnant devant la maison Laurent & Carrée. Pendant cette course rapide, je n’ai vu qu’eux.

Vers 17 h 1/2, un dernier coup de sonnette me fait aller à la porte. J’ai alors l’agréable surprise de recevoir M. Simon-Gardan, mon beau-père qui, mettant immédiatement à profit un ralentissement survenu enfin dans le bombardement, n’a pu se retenir de faire aussitôt une tournée dans toute la famille, afin d’obtenir des nouvelles des uns et d’en donner aux autres. Il est accueilli avec joie dans la cave, questionné avidement, mais son entrée, dans notre malheureux quartier, l’a mis à même de juger la situation mieux que nous qui avons subi, depuis le matin, son aggravation continuelle sans avoir pu apprendre qu’elle était loin d’avoir le même caractère pour le reste de la ville. Avec véhémence, il la représente excessivement dangereuse dans notre rue étroite, au milieu d’incendies considérables ne pouvant être combattus et continuant à se propager. Ce qu’il nous révèle a pour effet de décider tous nos voisins réfugiés à reprendre leurs sacs, leurs valises et à nous faire sur-le-champ leurs adieux, en se dispersant.

Nous remontons les derniers, en famille. Il vient d’être arrêté que ma femme et nos deux plus jeunes enfants se retireront avec mon beau-père, chez lui, rue du Jard 57. Quant à moi, ne pouvant me résigner en un moment aussi critique à quitter l’établissement sur lequel je dois veiller, je décide de rester. Mes deux fils, Jean, 15 ans et Lucien, 14 ans, à qui je viens de demander s’ils consentiraient à me seconder, s’ils croient pouvoir m’aider à faire le nécessaire, ont accepté tout de suite – ils restent fermes – mais leur mère, que cette détermination remplit d’inquiétude, ne veut accepter de s’en aller qu’après la promesse faite que nous irons, tout au moins dîner rue du Jard, aussitôt que les premières mesures, qui s’imposent d’urgence, auront été prises.

Des flammèches, des débris de papier enflammés, provenant de la papeterie Chauvillon, tombent sans discontinuer, pendant le court conciliabule que nous devons tenir à ce sujet ; la cour en est couverte et cette pluie de feu, autour de nous, ajoute à l’épouvante des incendies plus proches dont nous entendons, maintenant que le canon s’est tu, le bruit des crépitements s’accentuer. Le plus jeune de nos enfants, André, en est effrayé à tel point qu’il laisse échapper ces mots, d’une petite voix tremblotante, en se serrant contre sa mère :

« J’aimerais mieux être mort. »

De la part de ce pauvre petit, de 5 ans 1/2 que l’on n’a pas entendu proférer une plainte pendant le bombardement terrible de la journée, ces paroles d’effroi nous glacent ; elles nous en disent long sur ses angoisses, et nous ne savons véritablement comment nous y prendre pour le rassurer un peu, en attendant qu’on l’enlève au plus vite.

Cependant, il y a lieu de boucher, sans attendre, les ouvertures des magasins du Mont-de-piété sur la rue Eugène-Desteuque, dont toutes les vitres, replacées à la suite du bombardement du 4, ont été de nouveau brisées par les nombreuses explosions des environs et, avant de partir, mon beau-père veut bien commencer ce travail avec nous ; il me donne à propos d’utiles indications. Le concierge, dont les fenêtres, également ouvertes, sont la plus à proximité du foyer d’en face, nous aide quelques instants à poser ce que nous avons pu trouver de cartons ou de planches dans ses chambres puis, dans les magasins du premier étage où, cette fois, il nous faut démonter les portes intérieures, à défaut d’autre chose et il nous quitte définitivement, avec toute sa famille, vers 18 heures.

Peu après, mon beau-père doit partir pour emmener ma femme, notre fillette Madeleine et son petit frère André.

Mes fils aînés, Jean et Lucien, s’efforcent avec moi d’activer le travail restant à faire au second étage. Afin de me rendre compte de la situation, je fais ensuite une tournée générale dans les magasins et nous pouvons, à notre tour, nous diriger rue du Jard 57, où nous ne restons que le temps de prendre rapidement un léger repas. Aussitôt, nous reprenons, tous les trois, le chemin de la rue de la Grue.

Nous constatons alors, en arrivant dans ses environs, que le foyer qui avait pris naissance au 8 de la place royale, après avoir brûlé le magasin Gillet-Lafond, s’est étendu à droite et à gauche de la maison et a continué à gagner beaucoup en profondeur. Tout le milieu du grand quadrilatère limité dans sa longueur par la place, la rue de l’Université et la rue de la Grue et en largeur par les rues Cérès et Eugène Desteuque flambe ; l’ensemble est menacé de disparaître sans que le feu ait pu, même, être attaqué, car, de tout le bataillon de sapeurs-pompiers de la ville, il ne reste qu’une quinzaine d’hommes ; ils sont sur pied depuis deux jours et deux nuits, ayant eu à lutter sans repos et malgré les obus, contre des incendies considérables. Aujourd’hui, leurs efforts ont été impuissants devant le nombre et l’importance des nouveaux sinistres, provoqués à tout moment par la pluie de projectiles incendiaires, et le fléau progresse autant qu’il peut.

Dans la rue de la Grue, dont les maisons sont vides d’habitants, ne se trouvent plus que Albert Reininger, resté seul depuis le soir à la maison Laurent & Carrée ; Thomas, gardien de l’imprimerie Marguin et nous. La connaissance est vite faite, puisque, chacun pour notre part, nous avons en vue de protéger « nos » immeubles.

Tout à l’heure, nous avons vu partir les derniers voisins restés dans la partie menacée de la rue Eugène-Desteuque. En ce moment, tandis que nous échangeons nos impressions, passent encore quelques gens affolés, s’enfuyant de la rue Saint-Symphorien, en emportant un peu de linge sous les bras et… laissant, abandonnant forcément le reste.

Je me trouve cependant à l’aise depuis notre retour, sachant maintenant ma femme et nos deux plus jeunes enfants en sécurité. Jean et Lucien eux-mêmes, remplis du désir de se rendre utiles, éprouvent le besoin de m’assurer qu’ils envisagent sans crainte l’état de choses ; devant l’évidence de leur sang-froid, je me borne à leur recommander la prudence et à leur demander obéissance absolue. Ils sont résolus, très calmes et je sens que nous serons tous les trois, maîtres de nos mouvements.

Peu de temps après notre arrivée, le propriétaire d’un immeuble voisin, sis au coin des rues Eugène-Desteuque et Saint-Symphorien, venu là ce soir pour s’efforcer de garantir sa maison, dont les locataires sont absents, vient nous demander de lui prêter secours, car elle est déjà sérieusement atteinte. Nous le suivons. Albert Reininger est là aussi, avec une lance d’arrosage, mais il ne peut en adapter le tuyau au robinet sans vis constituant la seule prise d’eau. Il est trop tard, du reste, pour combattre efficacement avec le peu de moyens dont nous disposons puisque, tandis que nous sommes dans l’escalier de cette maison, le chevronnage brûle à deux mètres au dessus de nos têtes. Nous devons laisser le malheureux voisin qui se désole et que nous ne parvenons pas à convaincre de l’inutilité de nos efforts – et nous revenons rue de la Grue.

La maison Erard a pris feu ; les étincelles voltigent à nouveau. Aussi, nous empressons-nous, cette fois, de fermer les ouvertures de mon logement, situé juste en face de cet immeuble, portant le n° 12 de la rue. Nous pouvons, non sans peine, réunir encore tout ce qui est nécessaire pour boucher six grandes fenêtres complètement dépourvues de vitres. Nous exécutons lestement le travail, à la lueur de l’incendie, puis je demande à Jean de rester en surveillance au premier étage, dans l’appartement, tandis que Lucien et moi allons nous installer au grenier où les étincelles, se glissant sous les tuiles, pénètrent de tous côtés. Là, il nous faut d’abord amonceler ce qui s’y trouve, puis couvrir l’ensemble avec des draps mouillés et observer le feu d’en face, tout en garantissant nos lucarnes en bois, au nombre de quatre, de ce côté.

La maison Marguin (n° 6) commence bientôt à brûler à son tour ; Thomas doit la quitter. Il se joint à Albert qui, du premier étage de la maison Laurent, au n° 1, arrose tant qu’il peut ce nouveau foyer, mais le débit de sa lance d’arrosage est insignifiant devant pareil sinistre que des torrents d’eau n’arrêteraient plus. L’incendie s’étend toujours et gagne, cette fois, la petite maison n° 10, entre les ateliers de l’imprimerie (n° 8) et la maison Erard. Les ateliers Marguin en arrivent vite à la pleine intensité et la maison, de toute la hauteur de ses étages, croule dans les flammes qui redoublent d’activité.

D’une lucarne de mon grenier, je remarque que le toit de chez Laurent laisse percer, par endroits, de minces filets de fumée ; l’incendie menace en conséquence de franchir la rue étroite et de continuer par le côté impair. De toutes mes forces, je crie à Albert, descendu sur le seuil de la porte, avec sa lance, d’arroser son toit ; les craquements d’en face couvrant ma voix, il ne m’entend pas. le dois quitter mon observatoire, descendre et courir vers lui en enjambant les pièces de bois tombées en feu sur le pavé ; il me comprend enfin et s’efforce de diriger son jet du côté indiqué ; la couverture s’échauffe de plus en plus, elle finit par se soulever et de petites flammes commencent à se montrer, qui augmentent à vue d’œil. Bientôt, toute la toiture ainsi qu’une partie de la façade brûlent.

Albert et Thomas se trouvent maintenant dans la rue, entre deux brasiers. Trois ou quatre personnes qui s’en vont, descendant la rue Cérès chargées de paquets, s’arrêtent, surprises de voir des gens manœuvrer si près des flammes, sans paraître s’inquiéter du danger et leur crient à plusieurs reprises : « Sauvez-vous ». Les deux hommes sont trop occupés ; ils ne tournent même pas la tête. Voyant que l’on ne prête guère attention à leurs avertissements et qu’on les laisse crier, elles se lassent et continuent leur chemin. Pourtant, ils ne peuvent plus tenir longtemps ainsi ; l’intensité de la chaleur les oblige à ahan donner. Albert se résigne à regret ; je le vois jeter sa lance sur le pavé dans un violent mouvement de colère, et s’éloigner suivi de Thomas. Après avoir fait tout ce qu’ils ont pu, ils s’en vont doucement.

Il est près de minuit et nous restons seuls.

Je monte sur le passage de séparation des toitures que nous appelons « la terrasse », afin de mieux me rendre compte de ce qu’il en est de cet épouvantable fléau, que nous voyons toujours progresser sans que rien ne puisse être tenté pour l’arrêter. Là-haut, il y aurait de quoi frémir ; le coup d’œil est terrifiant. A gauche, en face, à droite et même en arrière mais dans un voisinage moins immédiat, c’est un océan de feu. On ne pourrait imaginer spectacle aussi triste et poignant, unique aussi, avec la cathédrale dont les restes de la charpente brûlent encore sur la voûte. Nul autre bruit que le craquement des pièces de bois, le crépitement des fenêtres, des volets en feu que nos oreilles entendent depuis plusieurs heures ou l’explosion, assez fréquente, dans les flammes, d’obus de la journée non éclatés. Pas une voix qui se fasse entendre. Je descends, après avoir constaté que l’incendie a déjà bien gagné en profondeur dans l’immeuble Laurent et qu’il a, de plus, atteint la maison n° 3 rue de la Grue.

Il faudrait cependant voir, si possible, à trouver des secours qui ne viennent pas. Je rappelle aux enfants qu’ils ont une porte de sortie sur la rue de la Gabelle, puis, leur ayant promis d’être rapidement de retour, je pars, en courant, par la rue Eugène-Desteuque, où je vois en passant que seule la maison Grandremy, au n° 4, existe encore à cette heure au commencement de la rue et je gagne la place royale, ne sachant exactement où me diriger. Dans ce trajet, je ne rencontre pas une âme, personne à qui je puisse demander seulement le service d’aller chercher, plus loin, les pompiers – et je ne sais à quel endroit ils se trouvent, il y a des foyers à combattre de tous côtés.

Reims, cette nuit est comme morte, anéantie, après six jours consécutifs de bombardements terribles, au cours desquels il ne lui a pas été possible de se ressaisir de la stupeur et de l’épouvante ressenties dès le lendemain de la réception joyeuse faite à nos troupes, le dimanche précédent. Ce quartier du centre surtout est désert. Une partie de sa population l’avait quitté avant l’arrivée des Allemands. Dans la soirée d’aujourd’hui, après l’accalmie, certains habitants affolés se sont enfuis hors de la ville et d’autres se sont retirés dans les caves des maisons de champagne.

Ne pouvant laisser les enfants plus longtemps seuls, je rentre et pareille détresse, devant une catastrophe qui s’accroît d’heure en heure, dans des proportions considérables, me fait clairement voir que nos ennemis achèveront à loisir la destruction de la ville, s’ils sont à même de rouvrir le feu comme la veille, à deux heures du matin. Le répit qu’ils nous donnent cette nuit, est dû, sans doute, au défaut de munitions ; s’ils reprennent, d’un moment à l’autre, un bombardement incendiaire aussi serré que celui de la journée, ils réussiront sans peine à accumuler les ruines, à compléter leur œuvre. Rien ne peut plus s’y opposer.

Pendant une seconde observation, j’ai vu avec douleur ce qui est fatal, en ce qui nous concerne, au milieu de ce quartier abandonné ; notre tour va venir bientôt par l’arrière et nous n’avons pas les moyens d’éviter cela. Nous ne pouvons pas nous dispenser de continuer la surveillance exercée sur l’incendie d’en face – la rue nous sépare de quelques mètres seulement du mur de la maison Erard, par les ouvertures duquel nous voyons tout l’intérieur embrasé – quoique je sois presque sûr, maintenant, de parvenir, sur rue, à préserver jusqu’au haut notre grenier et ses lucarnes, que j’arrose toujours.

Sur notre côté droit, le danger approche, mais la maison n° 5 qui va être atteinte ne nous communiquera pas le feu par la charpente, ainsi que cela s’est produit ailleurs. Sur toute la longueur des bâtiments allant de la rue de la Grue à la rue de la Gabelle, les flammes avancent après avoir contourné les maisons numéros 3 et 5 et repris une nouvelle intensité en gagnant les écuries de la maison Laurent, rue de la Gabelle ; celles-ci sont mitoyennes avec l’immeuble, par le bâtiment servant d’habitation au directeur, qui est attenant au nôtre et sans qu’il y ait, de ce côté, forte surélévation de toiture comme celle existant entre les n° 5 et 7 sur la rue de la Grue ; c’est par là que nous sommes très sérieusement menacés.

La fumée est devenue peu à peu très épaisse, sans que nous y prenions garde, dans le grenier on nous nous tenons et nous sommes gênés pour respirer. Lucien me dit tout à coup en être incommodé. Croyant qu’il souffre surtout des picotements aux yeux que nous supportons depuis un moment, je lui dis de patienter encore un peu, car je vois que nous allons être obligés de quitter, mais il me demande presque aussitôt :

« Papa, en as-tu encore pour longtemps, je ne me sens pas bien. »

Je comprends alors que nous ne devons pas nous attarder davantage ; je crains pour lui la suffocation et nous descendons tout de suite au premier étage, où est toujours posté son frère. Là, nous prenons des vêtements, sans nous donner le temps de choisir ; les enfants enlèvent vivement quelques souvenirs se trouvant à portée de la main et nous allons pour sortir, par ma porte particulière cela nous est impossible. De la maison d’en face, des débris de toiture, des parties de chevronnage en feu se détachent à tout moment et tombent pour achever de se consumer sur le pavé ; la rue en est obstruée. Nous nous dirigeons donc vers la porte charretière du mont-de-piété (n° 9) où la rue a un peu plus de largeur ; là non plus, nous ne pouvons pas passer, ce serait entrer dans une fournaise – la maison Isidor, au coin de la rue de la Grue et de la rue Eugène-Desteuque est en plein feu à son tour, de même que toute la partie gauche de cette dernière rue, allant de la me Saint-Symphorien à la rue de l’Université. Il nous faut alors gagner la seule issue nous assurant une retraite, la porte du n° 6 de la rue de la Gabelle, que nous franchissons avec un véritable serrement de cœur.

Exténués, nous ne faisons que quelques pas pour nous asseoir sur des bornes de la rue d’Avenay, où il nous est impossible de nous reposer longtemps ; il nous semble que là aussi, l’air est irrespirable.

Avant de nous éloigner, nous voyons avec peine les flammes attaquer le toit pour lequel je craignais tant, vers la rue de la Gabelle, et courir bientôt, par la charpente surchauffée, tout le long de la maison d’habitation du directeur. Elles ont vite fait d’atteindre la première lucarne arrière du grenier où nous nous tenions un quart d’heure auparavant, en même temps qu’elles avancent, des écuries Laurent, vers les dépendances de l’établissement, sur la rue de la Gabelle et la porte par laquelle nous venons de sortir.

Nous sommes tous les trois désolés de n’avoir qu’à déplorer notre impuissance, en voyant le fléau gagner à vue d’œil la partie des bâtiments que nous nous efforcions de protéger. Nous avons vu toute la nuit sa marche rapide ; il nous a fallu céder, et c’est de deux côtés à la fois qu’il parvient maintenant à l’immeuble du mont-de-piété, que j’ai eu l’illusion de pouvoir préserver. La vision instantanée des conséquences du désastre m’afflige profondément. Les enfants réfléchissent en voyant notre habitation prendre feu ; ils pensent à tous les objets qui leur étaient si chers – qu’il eût été doublement dangereux de vouloir sauver tout à l’heure.

Partant par la rue des Marmouzets et la rue Eugène-Desteuque, nous traversons le boulevard de la Paix, où il nous semble que nous respirerions mieux à l’aise ; l’air est là encore empesté de fumée. Assis sur un banc, nous avons devant nous le Bureau central de Conditionnement, à cette heure complètement en feu.

Fatigués comme nous le sommes, autant qu’on peut l’être, nous ne savons véritablement où nous diriger pour nous remettre un peu dans l’air pur.

Enfin, nous éloignant des incendies les plus proches, nous allons du côté de la caserne Colbert. L’abominable odeur de brûlé qui nous rend malades nous suit ; nos vêtements en sont imprégnés et nous sommes comme saturés de la fumée que nous avons respirée, avalée toute la nuit.

Nous ne serons bien nulle part.

Nous longeons le boulevard, remarquant, à côté de trous d’obus à espacements presque réguliers, des chevaux tués par groupes de quatre et cinq, éventrés, ouverts de toutes manières ; c’est ce qui reste sur place, des batteries d’artillerie que j’avais vues le 15, dissimulées sous les branchages des gros arbres, mais qui ont été si complètement pilonnées en ces endroits. Il y a une vingtaine de cadavres d’animaux dans le court trajet que nous parcourons et cela continue tout le long du boulevard Gerbert. Nous ne faisons que passer lentement et lorsque nous arrivons rue du Jard, pour rentrer à l’abri, chez mon beau-père, le jour s’est levé, il doit être un peu plus de cinq heures.

Tout est paisible, dans ce quartier qui n’a pas souffert. Un habitant hume déjà l’air frais, sur le pas de sa porte, en fumant sa pipe, se demandant sans doute ce que réserve le silence de cette matinée, succédant aux effroyables détonations de toute la semaine.

Nous croisons des personnes qui paraissent se rendre aux premiers offices de ce dimanche 20 et, à ce contraste, il nous semble être transportés brusquement dans une autre ville, sortir d’un affreux cauchemar qui a duré vingt-quatre heures environ, au cours duquel nous aurions été témoins d’un cataclysme annonceur de la fin du monde.

Paul Hess, dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918

Collection : VV


Juliette Maldan

Samedi 19 septembre 1914

La plus douloureuse journée de cette douloureuse période. La lie du calice pour la ville de Reims !

Au lever du jour, un grand silence contraste avec la canonnade des matins précédents. L’ennemi ne répond pas aux décharges de nos canons. Que prépare-t-il ? Que se passe-t-il ?

Un moment de fol espoir nous traverse l’esprit. S’il avait abandonné ses positions ?

Dans la rue, les troupes passent toujours en hâte. Un artilleur tombe de cheval. On le relève, je le fais conduire à la maison, ou M

Sur les trottoirs, se presse comme chaque matin, l’exode des pauvres gens du faubourg Cérès. Ceux qui sont restés là-bas, quittent chaque jour de bonne heure leur pauvre installation, qu’ils ne retrouveront peut-être pas debout le soir, et trainant mioches et paquets, ils se dirigent vers les champs, là où les obus ne pleuvent plus. Ils y passent la journée, sous la pluie, à l’abri d’une meule, et à la nuit tombante, quand le bombardement se calme, reprennent le chemin de leur domicile.

Ce matin, je regrette presque, cédant à la crainte d’inquiéter les autres, de n’être pas sortie pour aller jusqu’à ma chère cathédrale…

Soudain, vers huit heures, une véritable volée d’obus passe sur nos têtes, allant s’abattre dans la direction de la cathédrale. C’est le signal. Les détonations se succèdent alors, terribles, précipitées, ininterrompues. Le sifflement sinistre des obus ne cesse pas. Les bombes pleuvent sur notre quartier, comme une effroyable grêle de fer. Que de ravages, mon Dieu, sur notre pauvre ville ! Le cœur est à l’étau !…

Nous sommes à genoux devant la petite vierge blanche, seule éclairée dans la cave sombre. Elle veille sur nous du ciel. Nous en avons l’impression, et les prières, les supplications, montent vers elle, ininterrompues. Quand le chapelet à haute voix est terminé, un autre reprend. La prière est perpétuelle pendant ces heures affreuses, où le sinistre orage gronde sur nos têtes, sans une minute de répit. Par moment, l’éclatement sec et plus rapproché d’une bombe, fait tressaillir, et instinctivement, on courbe le tête sous la commotion.

Quand la prière à haute voix s’arrête, alors, anxieux, haletants dans un silence angoissant, on entend siffler les obus, éclater les bombes…

Vers deux heures, une effroyable détonation vient ébranler nos voûtes, suivie d’un fracas de vitres brisées et de débris qui viennent s’abattre sur le sol. Une acre odeur de poudre, accompagnée d’une épaisse fumée, pénètre dans nos caves… évidemment, la maison est touchée… Quelques minutes s’écoulent, et une seconde et formidable explosion éclate au-dessus de nous… La mort plane sur nos têtes, nous en avons l’impulsion, et chacun silencieusement remet son âme entre les mains de Dieu…

Une troisième et terrible détonation, dont la commotion sonne jusqu’au fond de l’être, nous avertit que la maison est encore atteinte.

L’odeur de poudre se fait plus forte et la fumée plus dense. Par les ouvertures des caves, nous essayons de voir ce qui se passe au dehors, mais un épais nuage de poussière lourde flotte dans la cour et empêche de rien distinguer. La maison brûle-t-elle ?… Est-elle effondrée ?… Impossible de rien savoir.

Dans les caves, l’atmosphère devient irrespirable, et donne une impression d’asphyxie. Notre dernier asile nous échappe… Raymond craint toujours un éboulement qui nous emprisonnerait. Que faire ?… A quoi s’arrêter ?… Nous sommes là une vingtaine de personnes. Un tout petit enfant comme Robert, une aveugle malade, comme M donner une crise de cœur. Le pauvre oncle de la Morinerie, incapable de faire un pas, à moitié effondré sur sa paillasse, fait pitié. Ma tante est auprès de lui, serrant dans sa main une petite croix indulgenciée pour l’heure de la mort, et priant silencieusement. « Mes chers enfants, dit-elle, si le danger rend nécessaire une fuite, non seulement je demande, mais j’exige que vous me laissiez avec mon infirme. On ne peut pas le transporter, nous partagerons le même sort. Vous êtes jeunes, vous avez une tâche à remplir, la nôtre est finie, nous avons essayé de vous tracer la voie droite, gardez-là, marchez-y… »

Vers 3h ½ un peu d’accalmie se produit. On se risque hors des caves pour jeter un coup d’œil au-dehors, et essayer de se rendre compte de la situation…

La maison est jonchée de vitres brisées et de débris, une poussière épaisse y flotte. La lourde porte de la rue de la Gabelle, s’est ouverte toute grande sous la poussée d’un obus. La remise est pulvérisée. Les portes du grand salon sont tombées dans la salle à manger, d’autres encore sont arrachées. La cuisine est pleine de débris et d’éclats d’obus. Les gros barreaux de fer de la fenêtre ont été brisés et coupés comme des fétus de paille, et les volets gisent sur les dalles de pierre…

Dans la rue Cérès, les incendies ont repris, car l’ennemi a lancé tout le jour, avec les gros obus de siège, des bombes incendiaires… L’eau manque, les secours manquent, on laisse brûler sans que personne puisse éteindre. La situation est effroyable. Les obus sifflent toujours.

Des gens affolés courent dans les rues, essayant de fuir. Les Raymond veulent à tout prix quitter la maison où ils trouvent que nous ne sommes plus en sûreté, et nous entraîner… « Partir, mais c’est aller à la mort ! … » dit Hélène. Anna, qui est montée au second, redescend bouleversée, en larmes, criant : « La cathédrale brûle ! »

Ceci, c’est le reste… l’âme même de la cité qui est touchée ! On a l’impression d’un irréparable effondrement !…

Je descends dans la rue et je regarde…

Du côté de la place Royale, un immense et lourd nuage, aux tons inquiétants de cuivre et de souffre, emplit tout le ciel, et plane sur la ville d’une façon sinistre.

Dans la rue, des maisons sont effondrées, d’autres brûlent…

En quelques instants, notre départ est décidé… Nous allons aller chercher refuge dans des caves plus profondes, où nous passerons la nuit plus en sécurité. On remonte péniblement de la cave, le pauvre oncle de la Morinerie qui ne tient plus sur ses jambes, et deux hommes l’entraînent vers les caves Lanson. Raymond et Marie qui sont partis par la rue de Luxembourg reviennent précipitamment sur leurs pas. Des incendies sont déchainés de ce côté, on leur a dit de l’y pas passer. Ils nous crient : « Vers la Haubette ! » Nous suivons machinalement, ne sachant pas où nous allons… Peut-être à la mort ?… et abandonnant sans même y penser, la maison et tout ce qu’elle renferme…

Nos voisins, les Gaudefroy, se sauvent aussi, traînant dans une petite voiture leur vieille mère infirme.

Dans la rue, nous marchons sur un tapis de vitres brisées qui jonchent le sol…

Partout des décombres, des incendies, des maisons qui s’écroulent…

Nous arrivons sur la place Royale dont le côté droit est en flammes…

La sinistre vision qui m’attendait là, rien en ce monde ne pourra l’effacer de mon souvenir ! La cathédrale en flammes !…

La chère silhouette émergeant d’un épais nuage de fumée… L’abside, le clocher de l’ange, enveloppés par le feu, la toiture s’effondrant, les flammes sortent des tours, courant le long des galeries…

A travers un voile de larmes, on contemple cet horrible spectacle, qui semble un cauchemar dont on va s’éveiller…

L’imagination n’avait pu prévoir cela, parce que c’était trop affreux… C’est une douleur sans nom, une tristesse qui ne trouve pas de mots, où confusément se mêlent avec tous les souvenirs personnels, si chers, si précieux, qui par mille liens, attachent l’âme à la merveilleuse église, le sentiment d’un deuil national qui frappe la France en plein cœur !…

Nous poursuivons notre route à travers le feu et les ruines. Les obus sifflent toujours. Les bombes incendiaires ont laissé sur le sol de longues trainées de souffre…

Des gens affolés courent par les rues, et dans tous les yeux, il y a les mêmes larmes, dans toutes les voix le même cri d’angoisse : « La cathédrale ! »

Une fois le pont de Vesle franchi, nous sommes à l’abri des obus qui n’atteignent plus jusque là.

Une foule apeurée se presse, cherchant à fuir, sans trop savoir où…

Nous-mêmes, marchons machinalement ; sans but. Jusqu’où s’étendent les lignes ennemies ?… Nous n’en savons rien…

Des amis que nous rencontrons, fuyant comme nous, conseillent de prendre la route de Bezannes, et d’y passer au moins la nuit. Nous nous dirigeons de ce côté, et le faubourg franchi, nous gagnons les champs. Sur la route, c’est une hâtive et lamentable procession de pauvres gens qui fuient Reims…

Des groupes se pressent, traînant des enfants, de maigres bagages, d’autres sont échelonnés contre les meules, sous les arbres.

Le canon résonne dans la campagne d’effrayante façon, et couvre tout de son rugissement, des avions passent et se mitraillent au-dessus de nos têtes.

On marche, écrasé sous un poids trop lourd de pensées qui s’entrechoquent, de sentiments qui étreignent le cœur et l’étouffent…

Au sortir de l’ombre et de l’humidité glacée des caves, après les jours horribles que nous venons de vivre. C’est une impression indéfinissable de se retrouver brusquement sous le grand ciel, au milieu des champs, des moissons…

Les lueurs roses et dorées du couchant s’étendent et teignent tout un côté de l’horizon. Elles enveloppent la campagne de cette lumière pénétrante, chaude et douce à la fois, qui est le privilège des belles fins de jour d’arrière-saison…

Puis, on tourne la tête… De l’autre côté de l’horizon, le ciel est rouge aussi, d’un rouge sinistre, et au milieu d’un immense nuage de fumée qui plane sur la ville, se dresse la silhouette de la cathédrale, mais une silhouette étrange et brisée, toute enveloppée de flammes… Alors, on ferme les yeux, qu’emplissent les larmes, et on baisse la tête, sous une tristesse trop lourde…

Nous atteignons les premières maisons de Bezannes, mais où trouver u abri ?… Tout est envahi par les réfugiés, fermes, granges, remises, tout est plein, et nous parcourons en vain le village. Raymond se souvient alors des Albert Poullot et se dirige à tout hasard vers leur propriété. Nous ne demandons qu’un coin de grange et un peu de paille pour la nuit. L’accueil est des plus empressé. Cent cinquante personnes sont déjà installées dans le garage, mais malgré nos protestations, on tient à mettre deux chambres à notre disposition. Les messieurs s’installeront pour la nuit dans les fauteuils du salon, et le reste de la bande, sur la paille d’une grande remise.

Nous pouvons donc nous étendre sans rien craindre cette nuit. Mais, naturellement, c’est une nuit sans sommeil, hantée par la tragique vision de la cathédrale en flammes, et scandé par le grondement formidable du canon, qui semble devoir ébranler dans ses fondations, l’élégante et frêle maison de campagne qui nous abrite.

Nous nous levons quand le jour parait, et de la fenêtre, sur la route de Reims, je suis dans la lumière rose du matin, le flot lamentable et sans cesse grossissant des émigrés qui, eux aussi, quittent la ville. Il y a des figures de connaissance dans ces groupes, des figures angoissées, des yeux dans lesquels se reflète l’horrible spectacle laissé derrière soi…

Que sont devenus les amis dans cette tourmente ?… J’ai beau interroger, je n’arrive pas à me renseigner, et c’est une angoisse poignante que l’incertitude sur le sort de tant de chères existences.

Depuis le début de cette terrible semaine chacun a vécu, terré dans ses caves, sans communications possibles avec le dehors. Il y a eu des victimes nombreuses, mais qui a été frappé ?…

Quelle tristesse de s’éloigner avec cette incertitude !

Journal de Juliette Maldan, grand-tante de François-Xavier Guédet, retranscrit par lui-même.

Louis Guédet

Samedi 19 septembre 1914

8ème jour de bombardement

2h après-midi  Au sifflement des obus qui sifflent comme des oiseaux…  de mort et de destruction !!

Je recopie mes mots pris depuis ce matin. Quelle matinée !!

7h25  Nuit relativement calme, mais voila le canon qui a l’air de reprendre du côté de Brimont.

8h1/4  Le bombardement recommence, il faut descendre à la cave, vite ! Habillons-nous !

9h50  Le canardage ralentit, mais combien en ai-je entendus auprès de nous. Dieu protège notre maison. Dieu nous protège !

12h1/2  Le bombardement n’a pas discontinué dans toutes les directions, à mon sens et autant que je puisse en juger de ma tanière !! mais je crois que c’est mon quartier qui a surtout encaissé.

Ah ! ce Taube qui nous survolait avec tant d’insistance nous a bien repérés. Indien !!

Ralentissement.

12h3/4  Nous remontons pour manger un peu. J’ai brûlé la politesse au beau-père qui m’avait prié de venir déjeuner avec lui aujourd’hui. Ma foi, par cette pluie de fer, ce n’est pas assez engageant !

Nous remontons donc…   puis redescendons à la hâte, emportant pain, saucisson, fromage, vin, eau, couteaux, pour manger en bas. C’est plus sage. Nous installons une table avec 2 chaises et une planche à laver. C’est lugubre à la lumière d’une bougie (de 11h1/2 à 12h1/2 j’ai dormi sur une chaise à la lueur d’une veilleuse).

1h05  Fin de … déjeuner ! Dieu sait comment ! Je n’ai pas faim, ni Adèle non plus !!

1h25  Nous remontons. Quel beau et bon soleil ! Quand on sort d’une cave après 5h1/2 durant de bombardements !! (Il pleuvait ce matin et toute la matinée…) Soleil d’automne ! pâle ! pâle ! comme un sourire de mourant, mais tout de même bien beau ! bien bon ! Quand on a été angoissé et on a souffert dans la nuit 5h1/2 durant !

Je regarde à ma fenêtre : à droite à travers dans la rue une trainée de débris de toutes sortes en face du Cinématographe. C’est le photographe d’en face qui a reçu la bombe. M. Mennesson-Champagne a dû l’entendre !! Tout parait saccagé.

1h1/2  On entend encore de ces oiseaux de malheur chanter !! Faudra-t-il encore descendre ? J’espère bien que non ! mon Dieu !

Le sifflement du vent dans les fils téléphoniques est agaçant, il ressemble beaucoup à celui des oiseaux dont les allemands nous gratifient avec une largesse…  un peu trop prodigue. A chaque instant on regarde malgré soi en l’air pour voir… s’il arrive…  quelque chose !!

1h35  Encore des hirondelles qui volètent le long de la rue au ras de nos fenêtres. Pauvres gentils oiseaux ! Si comme, dans Lamartine, vous pouviez aller dire à nos chers aimés combien je les aime, combien je pense à eux ! et combien je voudrais les revoir bientôt. Etes-vous, charmantes hirondelles, messagères de bonheur, de bonnes nouvelles ? Oui ! Vous ne pouvez être autre chose !

2h1/2  Je suis à jour avec mes notes, pendant que le canon gronde et que les obus sifflent et sillonnent le ciel !!

J’estime que nous avons reçu ce matin dans notre quartier au moins 150 à 200 obus. Que de ruines !! Ces sauvages là ! ne rêvaient que de cela. Ils doivent être mis au ban de la société, de l’Humanité. Ils doivent être supprimés. J’aperçois des fumées d’incendies un peu de tous côtés.

Je vais tâcher de faire ma toilette et de me raser car sortir, il ne faut pas y songer !!

A 1h1/2, comme je faisais un tour de jardin malgré les obus, je n’ai pu m’empêcher de cueillir au soleil pâle 6 marguerites jaunes en pensant à nos adorés. Ce sera un souvenir pour eux de la terrible et angoissante journée du 19.

9h1/4  Un passant me dit que la maison Singer, près de Boucher, le charcutier, brûle. Place Royale il y a aussi un incendie. Et combien d’autres sans doute !! On ne voit par les rues que des gens qui marchent à pas hâtifs, en se réfugiant le long des maisons et regardant en l’air au moindre bruissement ! C’est lugubre ! On sent la Mort planer sur Reims au dessus de toute la Ville !! Quel châtiment auront donc ces allemands ? Et à ce misérable Guillaume II ! Que la Justice de Dieu lui réserve-t-elle ? Humainement je ne connais pas de châtiment qui puisse être à la mesure de son crime !

9h25  Tant pis ! je me résigne à me raser. J’espère bien que Messieurs les Prussiens me laisseront tranquille pendant ce temps.

10h  Voila qui est fait. On ne se figure pas comme on devient sale après un séjour de 5 heures dans une cave ! J’en avais besoin.

Le canon tonne et retonne toujours vers Brimont. Allons ! reprenons mes notes, je ne pousserai pas comme Buffon la préciosité jusqu’à mettre des manchettes propre pour les continuer. Non ! Mais je les reprends avec tendre affection, et par devoir, et ici mes chères notes auront été mon soutien, ma consolation pendant ces journées terribles que nous passons. Ainsi je cause pour les miens, avec mes chers adorés. En écrivant toutes ces lignes au vol au cours de la pensée je sais que je suis en relation avec eux et si je meurs…  ils sauront combien je les aimais !! et surtout combien j’ai souffert en songeant à eux, en étant sans nouvelle d’eux ! Mon Dieu ! quand cette épreuve prendra-t-elle fin ? Et quand nous retrouverons nous tous réunis dans le même nid ?

6h1/2  Il faudrait la plume d’un Dante pour décrire la vue tragique de notre ville qui brûle. La Cathédrale flambe, le quartier de l’Université, la rue des Augustins, tout brûle. Mon Dieu sauvez-moi, sauvez mon Momo, Protégez moi Sainte Vierge ! C’est épouvantable.

A 4h10 je sortais pour voir mon Beau-père, en passant devant la maison Camu, rue Thiers, une flaque de sang, le docteur Jacquin a été tué là par un obus. Je poursuis mon chemin. La Chambre des Notaires en miettes. Douce son étude de même, rue Linguet des maisons et l’ancien pensionnat de l’Assomption brûlent. Je pars vers la rue des Consuls, on dit que la Cathédrale brûle. J’arrive chez M. Bataille et du premier étage j’aperçois toute la toiture de la Cathédrale en feu : toutes les traverses qui soutenaient la couverture en plomb brûlent et forment comme un retable de langues de flammes. C’est magnifique dans son tragique, le carillon commence à flamber, ainsi que le clocher à l’Ange sud dont voit les langues de feu courir sur les nervures de la bâtisse en bois. Je distingue très bien une dernière langue de feu qui arrive à la pomme du sommet de ce clocher.

Je cours jusqu’à la Cathédrale : tout brûle et le carillon s’effondre dans une gerbe gigantesque. De la rue Libergier où je me dirige l’effet est horrible et inoubliable de grandeur, des flammes qui jaillissent derrière les deux tours qui sont entourées de fumées et éclaircies par un soleil pâle d’automne. C’est grandiose, titanesque. La Grande Rose et la Petite Rose en dessous flamboient devant le brasier qui est à l’intérieur. Les grandes portes du grand portail et celles du petit portail brûlent et paraissent serties d’or et d’ornements de feu et de flammes !

Une plume ne peut décrire cela. La statue de Jeanne d’Arc, dans la fumée et les étincelles du brasier qui tourbillonnent autour d’elle, d’un geste vengeur brandit son épée auquel est attaché et claque au vent un drapeau tricolore.

Je suis bien resté 10 minutes à la contempler, impassible sous le brasier. Le grand portail ne parait pas avoir trop souffert, à part quelques éclatements de détails de statues provoqués soit par la chaleur ou la chute de matériaux qui achèvent de brûler sur la place.

En s’attaquant à notre Cathédrale de Reims, un des Joyaux de la France qui rappelle l’Histoire de tout un Peuple pendant 20 siècles, Guillaume II s’est mis aujourd’hui au ban de la civilisation et cloué au pilori de l’Histoire !!

Tout ceci a été raturé (ces deux derniers paragraphes) et mis au point le soir du 19 septembre 1914 à 8 heures du soir.

Les phrases et morceaux de phrases barrés ont été repris et reformulés dans leur intégralité.

Je ne relèverai qu’à titre documentaire les autres incendies que j’ai vus et relevés : tout le quartier compris entre la rue Eugène Desteuque, la rue de l’Université, la rue des Cordeliers, la rue Saint Symphorien, la rue de L’Isle flambent.

La rue des Augustins et l’ancien petit séminaire brûlent, la sous-préfecture et la maison Fourmon flambent depuis hier, ainsi que les Vieux Anglais et l’usine Lelarge. Le Messager de la Champagne boulevard de la Paix brûle et la toiture de la maison de M. Chapuis père commençait à brûler, de même les établissements Verdun et Philippe.

Je repasse par la rue Andrieux. Plus rien des magasins et de la maison d’Edouard Benoist, 30 rue Courmeaux. Le Temple protestant et son école finissent de se consumer. Je continue mon Calvaire, la maison de mon vieil ami Charles Heidsieck a été réduite en poussière à l’intérieur par un ou plusieurs obus dont un est rentré par le soupirail de la cave. Par là on ne compte plus les obus qui y sont tombés. Un nouveau sifflement de bombe au dessus de moi m’oblige à continuer ma promenade de constatation. Il ne faut pas faire de bravade inutile, çà ne sert de rien. Je file au pas accéléré rue Linguet qui achève de brûler côté Jolivet et Assomption. J’enjambe les décombres Douce, passe devant chez Béra-Bouché qui a reçu un obus et de là par la rue de l’Arbalète, Cadran St Pierre jonchée de décombres. Ville d’Elbeuf, Matot-Braine, Faidherbe, Aux Élégants, Michaud, Lefranc-Mothe, le Comptoir Français qui n’est pas encore à l’alignement, la Corbeille du Mariage et ouf ! Je suis chez moi. Bref ces nobles allemands nous ont envoyé les 3 coups traditionnels de l’extinction des feux !!

Que sera demain ? je ne puis croire que Dieu nous laisse anéantir complètement. Demain sera donc la débâche allemande et la fin de nos désastres !

Un épisode assez caractéristique en journée de l’incendie de notre « Merveille ». Quand j’étais au coin de la rue Tronsson-Ducoudray et de la place du Parvis, à l’angle du reste de mur de l’ancienne prison. Une colonne de quelques blessés allemands qui étaient dans la Cathédrale qui flambait alors malgré le drapeau de la Croix-Rouge mis à la façade de la grande tour Nord, sortit par le chantier de la Cathédrale, escortés par quelques soldats en armes commandés par un maréchal des logis d’artillerie, à peine débouchèrent-ils devant le Lion d’Or que des ouvriers, femmes, gens de toutes sortes se précipitèrent sur eux en criant : « A mort ». Puis je vis les quelques troupiers qui étaient en faction au coin de chez Boncourt remettre leurs fusils au cran de tir et à ajuster le groupe. D’un bon je fus sur un de ces braves soldats qui, baïonnette au canon était en joue sur le groupe. Le temps de rabaisser son arme et la cohue se précipitait sur ces allemands qui, avec un ensemble admirable, levaient les mains aussi hautes qu’ils pouvaient. Ce fut un moment impressionnant : « A mort ! A mort ! incendiaires ! assassins ! et les casquettes et chapeaux volent sur ces bandits !! Sans l’attitude engagée de l’abbé Landrieux notre curé de la Cathédrale qui cria à ces ouvriers : « Assez ! Ce sera moi d’abord que vous frapperez ! »

Bref ce fut une conduite de Grenoble (expression ancienne signifiant : réceptionner de manière hostile, sous les huées) jusqu’au Musée, rue Chanzy à l’ancien Grand Séminaire, mais il valait mieux cela que la tuerie !! Car nous nous sommes civilisés !!

En repassant rue de Talleyrand près de la rue de Vesle je rencontre le maréchal des logis qui avait escorté ces blessés. Il jurait, sacrait comme un Templier ! Il me dit : « C’est-y pas malheureux de protéger ces crapules là quand ils laissent crever nos blessés ou qu’ils nous bombardent. Je les aurais laissés griller comme des cochons dans la Cathédrale qu’ils n’ont pas craint de brûler !!! Non ! Je n’ai jamais autant juré sacré que maintenant !! »

Oui, il fallait les oublier dans la Cathédrale ! et c’eut été le commencement de la Justice ! de l’exécution de ces Barbares !!

8h3/4  Plus rien depuis 7h. Couchons-nous, mais auparavant un regard par la fenêtre toute lumière éteinte. Ma bougie !! Car ce soir nous n’avons ni gaz ! ni électricité !

La rue est éclairée à l’horizon par les incendies, depuis la maison de Mme Collet jusqu’à vers la Cathédrale qui flamboie et puis encore un nuage énorme remontant, poussé par le vent du côté de la rue de Vesle, ce doit être le Grand Bazar qui brûle. C’est sinistre cette rue de Talleyrand dans la pénombre mi-obscure avec l’horizon flamboyant des lueurs du désastre !!

9h  Il faut pourtant tâcher de dormir !!!! Nuit étoilée d’automne splendide. Et dire que nous brûlons ! flambons !! par le fait des Barbares. Combien je comprends maintenant les descriptions des auteurs grecs et latins quand ils décrivaient les invasions, les incendies des Barbares…  Les Germains n’ont pas changés. Ils sont malgré 1900 ans restés toujours les Fauves des Forêts de Germanie !

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Le Dr Faleur fasciné par l’incendie de la cathédrale

« J’ai assisté au spectacle le plus émouvant, le plus grandiose, le plus triste à la fois qui se puisse imaginer : l’embrasement de la cathédrale de Reims. Le génie de la dévastation est inné chez les barbares. Depuis quelques jours, ils lançaient des bombes incendiaires.

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Hier soir, c’est la sous-préfecture qui flambait, aujourd’hui vers 15 h 30 le feu prenait à l’immense échafaudage élevé devant la tour nord du portail. Il tombait au bout d’une demi-heure, ne paraissant pas avoir fait grands dégâts et on éprouvait un certain soulagement.

union080809aca02Vers 16 h 15, une nouvelle bombe embrasait la toiture, commençant du côté de la flèche, à l’opposé du portail. Le spectacle alors était « féerique ».

Sur le fond rouge se détachaient les tours imposantes et toute la façade du monument. Semblant défier le feu qui faisait rage de toutes parts, les clochetons eux-mêmes semblaient se dresser fièrement sans rien craindre. Pendant une heure, je restai fasciné à la fenêtre de ma chambre sans pouvoir m’arracher à ce spectacle.

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Au bout d’un moment le foyer d’incendie prit plus d’expansion encore, une nouvelle bombe mettait le feu à l’archevêché tout entier. Cette masse de feu, jointe aux foyers voisins, hôpitaux, dispensaires, écoles, maisons particulières, formait quelque chose d’absolument inimaginable. Vers 22 heures, je suis allé avec des camarades et M. Quiquet, infirmière de la rue de l’Université, faire le tour d’une partie du foyer incandescent, malgré la défense de la police […]

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Il paraît que des blessés allemands avaient été mis dans la cathédrale, les uns me disent qu’ils y sont restés, les autres disent que les blessés ont pu sortir sous la protection des prêtres.

Les esprits ont été en tout cas très montés contre les barbares qui renouvellent les exploits des Huns brûlant tout sur leur passage. Nous avons reçu aujourd’hui 88 blessés. »

 Qualifié de « crime contre l’humanité »

Dimanche 20 septembre. Faleur poursuit son récit. « Spectacle féerique ce matin à mon réveil. De mon lit, je voyais le ciel rouge encore des incendies qui continuent dans tout le quartier de la cathédrale et au milieu de cela le globe rouge du soleil, plus rouge encore que le feu : j’ai fait voir ce spectacle à Ruby et Ducroux qui partagent ma chambre. La canonnade continue et semble même se rapprocher un peu : la population est émouvante.

Ce matin est arrivé, à l’ambulance, 21 blessés allemands conduits par leur aumônier catholique. Ils étaient hier dans la cathédrale 134 ou 154. On a pu les faire sortir. L’aumônier allemand est navré de la conduite de ses compatriotes. Il blâme cette sauvagerie et m’a dit que les Allemands méritent d’être mis au ban des nations civilisées. Je suis allé cette après-midi dans la cathédrale qui n’a pas trop souffert intérieurement, quant aux pierres tout au moins. J’ai vu trois cadavres d’Allemands qui ont dû être asphyxiés, ils ne sont pas carbonisés. La flèche de la cathédrale n’existe plus. J’ai vu sa chute hier. Nous avons eu aujourd’hui 173 blessés. »

Tiré des neuf cahiers du Dr Georges Faleur 

Source : le blog d’Alain Moyat  https://reims1418.wordpress.com/2013/11/24/reims1418-le-dr-faleur-fascine-par-lincendie-de-la-cathedrale-35/


Renée Muller

En 1964, Renée MULLER raconte au rédacteur du journal l’Union des souvenirs d’il y a 50 ans.
Ils sont toujours vifs et vérifiables, car durant la guerre 14, elle a noté dans 3 carnets
les événements de la guerre tels qu’elle les a vécus près de Reims.
Renée MULLER, qui a vécu 100 ans, est la fille des Lorrains Aristide MULLER, (garde particulier du château de Vrilly appartenant à André WARNIER) et Anna REDINGER.

« Monsieur le Rédacteur
Comme suite à votre article intitulé « Souvenirs d’un ancien du 291e R.I. paru dans votre journal du 5 courant, j’aimerais préciser qu’il y avait à cette époque « non pas une ferme » mais plusieurs puisque la totalité du pays était exclusivement composée de cultivateurs et que la plupart d’entre eux, à la suite de bombardements incendiaires effectués en même temps que sur la cathédrale étaient venus se réfugier chez nous espérant que dans une maison isolée, il y aurait moins de risques bien que nous ayons déjà reçu un obus venant de la Pompelle. Le pavillon que j’occupais avec mes parents était en bordure du canal en bas de la berge à 500 m du pont entre Vrilly et St Léonard ; C’est à dire que nous étions aux premières loges et je peux vivre très âgée, je me rappellerai ces 24 h que nous avons passées dans notre cave ; une vingtaine de personnes au total dont l’actuel maire* de St Léonard avec sa famille. A chaque instant, les unes et les autres essayaient de quitter la maison pour aller trouver refuge ailleurs mais les balles tombaient comme de la grêle. C’était impossible à tel point que les brancardiers eux-mêmes sont venus s’engouffrer dans l’escalier car ont-ils dit « tout à l’heure, il n’y aura plus personne pour ramasser les blessés ». Nuit et journée de terreur, puisque le canal seul séparait les soldats ; nous les entendions chacun dans leur langue ; mon père entendit un de nos soldats dire « je l’ai descendu l’allemand était juché dans un peuplier et nous avons entendu le corps tombe dans l’eau « Il est remonté 3 semaines après, mais dire dans quel état ! » Par les ajours de la porte de la cave, une balle avait passé laissant une brûlure au col de la veste d’un de nos amis qui regardait ce qui se passait ; cette balle est tombée sur les genoux de mon père assis dans l’escalier de la cave. Nous ne pensions pas à la nourriture puisque terrés dans la cave. Cependant chacun a eu une moitié de pomme et un verre de malaga qu’un cafetier du pays avait apporté. Comme toutes choses, il faut rester sur une note gaie, j’ajouterai cependant qu’une personne très âgée parmi nous avait somnolé et en se réveillant (elle était assez sourde) elle nous dit « Ah ! mes enfants, je crois que ça se calme un peu ». Hélas, c’était au plus fort de la bataille. Une amie* et moi, nous ne pouvions nous empêcher de ri
re. »

Notes :
René FOURMET ° 1895 St Léonard : maire* de St Léonard de 1945 à 1965
Une amie* : Lucie FOURMET ° 1898 et + 1957 St Léonard
Mes cousins Renée et Lucie FOURMET sont frère et sœur,
enfants d’Edgar FOURMET et Marie BERNARD
Voir leurs photos au début des notes de Renée MULLER en 1914 dans leblog :