Louis Guédet

Dimanche 28 janvier 1917

869ème et 867ème jours de bataille et de bombardement

6h1/2 soir  Toujours grand froid, la bise glaciale qui avait soufflée une partie de la nuit en tempête s’était un peu apaisée le matin, mais elle a repris l’après-midi et était réellement « coupante ». Pas très entrain ce matin, avec la perspective d’une journée de désœuvrement, et puis j’ai été angoissé toute la journée. Je suis tellement triste et las ! Été à la messe de 11h1/4 à St Jacques où l’on gelait littéralement, il est vrai que l’église est à claire-voie. Vu là Dargent avoué qui est venu pour quelques jours ici. Son beau-père (Jules Rome, ancien avoué (1842-1919)) se traîne de vieillesse. Il a des nouvelles de son beau-frère l’abbé Rome (Étienne Rome (1884-1967)) toujours prisonnier, il a le bras gauche presque entièrement ankylosé. Rentré pour déjeuner. Je suis tout démonté. Le canon gronde sans cesse de notre côté, peu d’avions qu’on entend, mais qu’on ne peut distinguer tellement ils sont haut et le soleil si brillant. C’est une journée radieuse, mais quel froid. Vers 2h je me décide à faire un tour. On m’a dit qu’hier le quartier de St Remy avait été très bombardé vers la Brasserie Veith et l’asile de nuit. Si j’y allais, si j’y allais voir le fils Veith qui a failli être tué hier, m’a dit M. Dufay architecte (Émile Dufay-Lamy, cet architecte participera de façon très active à la reconstruction de Reims (1868-1953)) que j’ai rencontré en sortant de la messe. Plus de courrier à répondre, allons-y.

8h soir  Je reprends ma journée, m’étant attardé à lire avant dîner et durant mon repas un livre sur les « Premières conséquences de la Guerre, transformation mentale des Peuples », fort intéressant ! Ce n’est pas sans une certaine émotion que j’écris ces quelques mots à la mémoire de l’auteur le Dr Gustave Le Bon (médecin, psychologue, philosophe, historien(1841-1931)), qui m’a été révélé l’an dernier en revenant de Suisse, puisqu’à pareille époque où dans le train j’avais fait connaissance avec M. Gall, Président de l’association des Ingénieurs de France, ami de M. Albert Benoist, pendant que nous étions en panne en raison de la neige vers Tonnerre. Ce pauvre M. Gall qui actuellement est sous le coup de toutes les fonctions judiciaires avec cette histoire des Carbures (Entente commerciale entre les fabricants de carbure en avril 1916 et dénoncée comme étant un scandale). Quand on connait les dessous !! ce n’est que du chantage et le Procureur Général Herbaux l’indique bien. Bref Coutant le juge qui tranchera est une fripouille ou un âne, et l’acquittement est tout indiqué pour ce pauvre Gall (Malgré le zèle de Coutant et de Viviani, les carburiers furent tous acquittés).

Bref je reviens à l’emploi de ma journée, donc à 2h je m’emmitoufle, m’arme car maintenant cela peut être utile avec tous nos pillards et embusqués, et je pars. Par la rue des Capucins, rue du Jard, rue Petit-Roland, rue de Venise, rue Gambetta, des Orphelins, du Barbâtre, Montlaurent et boulevard Victor Hugo (comme quoi la ligne droite n’est pas toujours par le temps qui court la plus prudente, et j’ai pris les « lacets » en cas d’alerte, d’autant que nos canons grognent continuellement et hurlent à pleine gueule, et ma foi que la riposte du côté du quartier où je dirige mes pas, pas mal « amochés » hier, et j’approche des batteries Pommery – St Nicaise, etc…  etc…  je ne les compte plus). Là tout en chavirant, pataugeant dans la neige, le verglas, l’eau des maisons (on ne déglace plus, savez-vous ?) J’arrive donc boulevard Victor Hugo, et là, sur la place formée par la fourche des boulevards Vasnier et Victor Hugo, je vois au beau soleil, sous l’œil paterne de Drouet d’Erlon, émigré là comme vous le savez pour céder la place aux Nymphes (qui ne doivent pas avoir chaud par ce temps sibérien) de la Fontaine Subé, tenant toujours sur les hanches son bâton de Maréchal près d’un obusier. Là j’aperçois, dis-je, sous le radieux soleil des soldats jouant au football, pendant que tonne les canons et que les obus sifflent à proximité. La conversation continuant à gueules de canon que veux-tu depuis que je suis parti. Je file le boulevard Victor Hugo pour arriver à la Brasserie Veith par la rue Goïot. Des gosses font du bridge dans la descente sans s’inquiéter des obus. J’approche de la Brasserie et vers la rue des Créneaux je commence à « barboter », c’est le mot, dans des débris de toutes sortes. Toits crevés, murs effondrés, etc…  la lyre et le spectacle habituel. Plus j’approche plus je ressens cette impression que j’ai ressentie combien de fois et qui se fixe enfin dans mon esprit, cette impression que j’ai ressentie combien de fois et qui se fixe enfin dans mon esprit, cette impression que l’on entre dans la zone dangereuse et qu’un obus vous guette à chaque seconde. Tout en vous se développe, s’exacerbe, se tend, vibre, et perçoit le moindre bruit, je crois que dans ces moments on entendrait le silence même !! Impression singulière, on est multiplié pour ressentir toutes les sensations et pour percevoir tous les bruits, les murmures, les souffles !!

Je tourne la rue Goïot et je traverse un tas de décombres, je franchis la porte de la Brasserie 13, rue Goïot. Personne. Je traverse la cour. J’entre dans la machinerie. A tout hasard j’ouvre une porte qui donne sur un escalier éclairé par une lampe électrique qui descend aux germoirs. Je me reconnais au 2ème étage en dessous. Toujours personne. Enfin surgit une femme à qui j’expose le motif de mon irruption, voir le fils Veith et voir les dégâts d’hier. Elle me reconnait et m’apprend que M. Maurice Veith est allé déjeuner chez l’abbé Mailfait. J’exprime mes regrets et me dispose à repartir quand survient la bonne de la maison qui me dit : « Ah ! Monsieur Guédet, venez voir le désastre dans le germoir, ou M. et Mme Veith vous recevaient. Je remonte un étage et j’entre dans ce germoir où M. et Mme Veith avaient accumulé leur mobilier et où ils vivaient en commun depuis des mois. Impossible de décrire ce que j’ai vu. Figurez-vous une pièce immense (en représentant 3 – 4 remises) où meubles, linges, mobilier, etc…  étaient accumulés, et où l’on vivait depuis des mois (les ouvriers de la Brasserie vivent en commun dans un germoir à la suite) eh bien ! il n’y a plus rien !! Tout est rasé et ne forme plus qu’un amas de débris brisés, broyés, pulvérisés, réduits à quelques centimètres d’épaisseur et couverts de la couche grisâtre habituelle de cendres quelconques, on dirait qu’un volcan est passé par là…  et chose singulière, pas une muraille, pas une porte de défoncée…  l’obus à éclatement à retard a traversé 3 étages et a éclaté dans ce germoir à mon avis avant de toucher le sol, et a volatilisé tout ce qui se trouvait là !! C’est effrayant ! c’est le broiement, la pulvérisation, l’atomisation dans un compartiment étanche !! Les vêtements mêmes, les étoffes hachées, lacérées et ne formant que des débris de quelques centimètres, quand, à côté de cela, un verre ou une coupe en cristal mince comme une feuille de papier est intacte…  La brave bonne se lamente et me montre les peignoirs de Madame réduits à l’état de lanières et d’époussettes, ainsi que les pendules. Ces belles pendules (rayé) que Madame aimait tant… Je cause à tous ces braves gens si courageux et si stoïques sous la rafale et les encourage du mieux que je puis. Ils ont reçu hier 13 obus, et des gros ! L’asile de nuit à peu près autant, bref dans le quartier il y en a bien eu une centaine. Je remonte et refuse qu’on me reconduise car on ne sait jamais ! Malgré tout et malgré moi 2 ou trois m’accompagnent jusqu’à la cour.

Je file vers la rue des Créneaux et par la place St Thimothée et la rue St Julien, j’entre dans St Remy, où on dit les Vêpres. J’y assiste, avec une 40aine (quarantaine) de fidèles, 2 chantres dont Valicourt, toujours courageux, se répondent et l’abbé (en blanc, non cité) vicaire les accompagne avec l’harmonium, le grand orgue ne joue plus. C’est le brave curé Goblet qui officie, St Remy est à tous vents et l’on y gèle. Je relève le col de ma pelisse. Que cette cérémonie est triste et impressionnante !! Ponctuée par les détonations de nos canons et les éclatements des réponses des allemands, et cela à quelques 2 ou 300 mètres de la Basilique, et les fidèles, chantres, Prêtres, sont impassibles. Je vie une singulière minute de ma vie à ce spectacle ayant pour cadre cette admirable église de St Remy qui m’a toujours « empoignée » chaque fois que j’y suis entré… L’écho est tel avec le bruit de la mitraille que les chants de ces 2 uniques chantres et l’harmonium remplissent toute la nef comme si 50 voix chantaient, clamaient la Gloire de Dieu !! Je voudrais que tous les absents assistent une seule fois à une telle cérémonie dans ces conditions !! C’est tragique, c’est grandiose, c’est Magnifique, et nous n’étions qu’une 50aine (cinquantaine) avec les officiants et les fidèles. On ne voit ces choses-là qu’une fois dans sa vie, pour s’en rappeler toujours. Je ne puis le dépeindre complètement. L’autel à peine éclairé, la pénombre du temple, les mysticiens, les chants, le recueillement de ces quelques fidèles groupés autour du Pasteur. Le soleil couchant éclairant cette scène à travers les vitraux brisés, broyés, crevés, jetant sa clarté crue par les baies brisées par la mitraille, au milieu des jeux de lumières de toutes nuances, projette dans ses rayons par les lambeaux des vitraux ancestraux. Il faut voir, nul peintre, nul poète, nul chroniqueur ne peut rendre ce spectacle, cette scène, ponctuée par le grondement du canon et le tonnerre des bombes et obus éclatant tout proche.

Je vais à la sacristie serrer la main à mon brave et charmant chanoine Goblet, toujours vaillant. Nous causons quelques minutes des événements de nos temps fabuleux… et entre autres choses il m’apprend que pour la St Remi de janvier on avait demandé au Maire de faire une procession de supplications autour de la Basilique, mais que le Dr Langlet l’avait refusé. Cela ne m’étonne pas ! et comme je le disais au bon chanoine : Cet homme est héroïque, humanitaire, bon, etc…  mais dès qu’il voit une soutane il voit tout rouge…

Je lui contais de mon côté que lors de la visite du ministre Scharp américain (William Graves Sharp, alors Ambassadeur des États-Unis en France (1859-1922)) et d’une colonie de diplomates étrangers, ceux-ci ayant voulu rendre visite au Cardinal Luçon après avoir visité la Cathédrale, seul le Maire n’avait pas voulu entrer à l’archevêché et était resté seul dans son automobile devant la porte !!….. Ces choses ne s’inventent pas. Le Brave Docteur Langlet, Maire de Reims, est resté malgré tout « Vieille barbe de 1848 » (vieux de la révolution de 1848, désigne un vétéran de la démocratie, et de façon moqueuse un vieux con). Je le regrette pour lui, ce sera une ombre à sa Gloire et à l’auréole de son héroïsme durant cette Guerre et le martyre de Reims. Le bon abbé me rappelait aussi que c’était un miracle que St Remy ne fut pas brûlé lors de l’incendie de l’Hôtel-Dieu, et comme moi il considérait la pluie diluvienne qui tombât au moment où ces flammes léchaient la toiture de son église comme providentielle, ainsi que l’intervention de Speneux et Lesage pour arrêter le commencement d’incendie par l’oculus du transept nord. On ne saura jamais assez de reconnaissance à ces 2 citoyens qui ont vu juste.

Sortant de St Remy j’entre à l’Hôtel-Dieu, l’Hospice civil. Je visite les ruines. Heureusement on pare au soutènement des voutes du cloître, du grand escalier qui menaçaient de s’effondrer. Car dans ces constructions le parement (l’extérieur) est en pierre de taille, mais tout l’intérieur, le remplissage est en craie, par conséquent très sensible aux pluies et aux gelées que nous avons subies et subissons, et que sera le dégel. Je contemple tout cela au bruit du canon…  seul…  c’est impressionnant…  on a presque peur. Je visite la chapelle, où tragique, calciné, couvert de neige l’autel seul subsiste au milieu des décombres. Quelle impression !! Au milieu de ce silence. Là ! J’ai prié souvent ! J‘avais alors toutes les espérances de la jeunesse et de ce cadre si doux si charmant des religieuses Augustines chantant les offices dans cette ancienne bibliothèque des Bénédictines de St Remy, dont les psalmodies étaient atténuées, ouatées par les boiseries de Blondel que j’ai tant admiré et que nul ne reverra plus. Qui ne sont plus que des cendres que je foule en ce moment sous mes pieds. Quelle solitude, quel silence dans ces ruines éclairées par le soleil cru, et rendues encore plus tragiques par l’ombre gigantesque que St Remy projette sur le tout !…  Un coup d’œil au musée lapidaire après avoir recueilli comme relique quelques fragments de cet autel qui semble protester contre les Vandales ainsi que naguère les autels de Byzance, de Rome, des catacombes protestaient contre les Barbares. Ah ! cet autel seul sous la neige, entre les murs calcinés, à ciel ouvert, quelques poutres branlantes, le tout éclairé par un soleil d’hiver radieux. Quel spectacle ! Quel « tragisme » !! Je ne l’oublierai jamais. Il faut le voir pour le sentir, le comprendre. Je rentre tout endeuillé…  et je ne puis encore me remettre de tout ce que j’ai vu, ressenti, senti, souffert !! J’ai vu des ruines. J’ai vu des pierres pleurer !

10h1/4  Il est temps de se coucher, mais depuis 8 heures toujours le canon fait rage, et des éclatements sont venus tout proche, toujours de la même batterie, je connais sa tonalité. Quand ne l’entendrai-je plus jamais !!…  Hélas ! verrai-je la fin de ce martyre, de cette tragédie, de Drame ! Je n’ose y croire…  et me demande même si cela est possible. Je crois que je ne saurais comment vivre…  eux partis…  non je ne vois pas cela. Revivre une vie normale, avec les siens, ses aimés, avoir un chez soi, n’entendre plus le tonnerre des canons, non, je ne sais plus, je ne comprends pas, je ne perçois pas cela. Comment cela sera-t-il ?? Cela me donne le vertige…  comme au bord d’un précipice. Ne plus souffrir, ne plus être angoissé, être au milieu de ceux qu’on aime, avoir un toit, être chez soi, sans la crainte d’être démoli, incendié, non je ne me figure pas cela…  Non, non !…  Ce bonheur me fait peur et je ne le conçois pas, je ne le comprends plus.

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

La brasserie Veith

Paul Hess

28 janvier 1917 – Très forte canonnade, le soir, à partir de 20 h. Les pièces du quartier, 75, 95 et 120, tirent les unes après les autres pendant un assez long espace de temps. Ensuite, quelques sifflements se perçoivent, des obus arrivant rue de Bétheny, rue Cérès, etc.

Paul Hess dans Reims pendant la guerre de 1914-1918, éd. Anthropos

Rue de Betheny (actuelle rue Camille Lenoir)
Rue de Betheny (actuelle rue Camille Lenoir)

 Cardinal Luçon

Dimanche 28 – Nuit tranquille en ville. Duel d’artillerie jusque vers minuit. – 7°. Toute la matinée duel entre artilleries adverses. Retraite du mois.

Cardinal Luçon dans son Journal de la Guerre 1914-1918, éd. par L’Académie Nationale de Reims – 1998 – TAR volume 173

Dimanche 28 janvier

Sur la rive gauche de la Meuse, notre artillerie a exécuté des tirs de destruction sur les organisations allemandes du secteur de la cote 304.
Aux Eparges, lutte d’artillerie assez active. Un coup de main ennemi dans cette région a échoué sous nos feux.
Une autre tentative sur un de nos petits postes à la Main-de-Massiges (Champagne) a également échoué.
En Lorraine, nos batteries ont effectué des tirs de destruction sur les organisations allemandes de la forêt de Parroy.
Sur le front belge, grande activité d’artillerie dans la région de Dixmude.
Canonnade sur divers points du front italien.
Sur la frontière occidentale de la Moldavie jusqu’à la vallée de l’Oïtuz, actions de patrouilles d’infanterie.
Dans la vallée de Gachin, les troupes roumaines ont attaqué l’ennemi et ont réussi, après onze heures de combats acharnés, malgré le temps très froid et la neige épaisse, à le rejeter vers le sud.
Le général Iliesco, chef d’état-major roumain, est arrivé à Paris.
Le vicomte Motono, ministre des Affaires étrangères du Japon, a prononcé un grand discours à la Chambre de Tokio.
Les Anglais ont remporté de nouveaux succès au sud-ouest de Kut-el-Amara, en Mésopotamie.
L’Australasie marque son désir de garder après la guerre les possessions allemandes du Pacifique.

Source : La Grande Guerre au jour le jour