Louis Guédet

Mardi 10 avril 1917

941ème et 939ème jours de bataille et de bombardement

9h1/2 soir  Toujours le même temps avec bourrasques de neige, de grésil, etc…  il fait réellement froid. Toute la nuit nos canons ont grondé et parfois je croyais que c’était des obus qui nous arrivaient dans le voisinage, aussi étais-je inquiet et ai-je mal dormi. Et puis cette vie de cave !! Des rayées de beau soleil. Toute la matinée assez calme…  mais la Bataille vers Brimont ne discontinue pas depuis hier midi. Aussitôt levé, je déjeune rapidement. Je dis levé !! c’est une manière de parler, car voilà 4 jours que je ne me déshabille pas !! aussi toilette fort sommaire, on économise l’eau qui nous est refusée puisque les conduites sont toutes coupées. Hier nous avons pu en ravoir un peu, mais de l’eau de ruisseau.

Je vais au Palais de Justice porter une lettre pour ma chère femme et prendre ce qui m’est arrivé de courrier. En route je remarque de nouvelles étiquettes sur les portes, priant de s’adresser à la maison d’à côté ou d’en face, à M. X ou Y…  Combien en aurais-je vu de ces avis, tristes comme un adieu.

A la Poste je trouve des lettres, une de ma femme qui s’inquiète beaucoup de moi, elle me donne de bonnes nouvelles de Robert du 7/8, me dit que Jean est reçu aspirant 143ème sur 600, et qu’il est affecté au régiment de son frère au 61ème d’artillerie. Puisse ces deux grands se retrouver, eux qui ne s’étaient jamais quittés avant il y a 1 an. Je termine ma lettre commencée et je tâche de rassurer ma pauvre chère femme. Quand donc pourrais-je aller la rassurer complètement, définitivement. Et cependant, quand j’y songe, je ne puis croire que cela dure encore longtemps, et que les allemands ne tardent pas à se retirer et déguerpir. Je cause avec les employés des Postes, de braves gens. Rencontré le sous-préfet…  vaseux comme toujours. Je vais jusqu’à la Mairie où je vois le Docteur Langlet, de mauvaise humeur plutôt, çà passera. Houlon, Raïssac, soucieux comme toujours, rencontré aussi Charlier, Honoré, qui protestent contre les pillages éhontés des troupes ; Cette nuit Honoré a presque été obligé de se battre avec ces saoulards.

Il a préparé un rapport pour la Place. Ce qu’il vient de me dire tout à l’heure a fait du bruit, qu’on en fusille quelques uns, que les officiers, au lieu de faire la noce avec des femmes tiennent leurs hommes cela n’en tarde que mieux, sinon il y aura des rixes et des bagarres. Certains ne parlent rien moins que de tirer sur les soldats quand ils en trouveraient en train de piller.

Je repasse chez Michaud prendre le Matin et l’Echo, puisque nous ne pouvons plus avoir de journaux du soir, ceux de Reims ne paraissant plus ! Le Courrier de la Champagne depuis quelques jours et l’Éclaireur de l’Est à partir de demain. Je redescends au commissariat du 1er canton, où stationne toujours la même foule d’émigrants, calmes, résignés. Pas un mot, pas un cri. Ces embarquements se font sans bousculade et sont parfaitement réglés et opérés par le Commissaire de Police Carret, son secrétaire et Camboulive. Je signale la conduite de M. Carret qui a été parfaite, homme de sang-froid et de tête. C’est le meilleur de nos commissaires de Police. Speneux, 3ème canton, un brave homme qui boit. Gesbert, 2ème/4ème canton, un policier qui ne se compromettra jamais, pas franc et auquel je ne me fierais pas. Le vrai type de policier cauteleux et fourbe. Je cause avec le brigadier Camboulive qui me dit qu’à chaque voyage on peut prendre 275 voyageurs, 25 par voiture. Il estime que pour le canton il y a déjà 2000 départs. J’entre chez Mme Regnault où j’écris un mot à ma pauvre femme pour la rassurer, que je remets à une évacuée qui la mettra à la Poste à Épernay. Je repasse chez Melle Payart qui pleure, ainsi que sa compagne Melle Colin. Je ne sais que leur dire, c’est délicat de donner un conseil. Elles craignent un départ par ordre et filer à pieds. J’ai beau m’évertuer à leur dire que cela n’est pas possible d’après ce que je sais. Rentré pour déjeuner, j’écris des lettres, vers 2h je retourne à la Poste. Rien de nouveau. Le sous-préfet s’est installé dans le cabinet du Président, près du greffe de Commerce. Je pousse jusqu’à la Ville. Dans le cabinet du Maire Raïssac et Houlon. A peine entré le Général Lanquetot, commandant la Division, entre. Je me retire et attend qu’il soit parti. Quand il sort je cause quelques instants avec Houlon qui me dit que le Général venait dire au Maire : « Qu’il avait reçu l’ordre formel du Gouvernement de ne faire aucune évacuation par ordre ou par la force, que cette évacuation était laissée à l’initiative individuelle et de la municipalité qui pouvait, si elle voulait, user de persuasion et même de légère pression si bon lui semblait, mais que néanmoins (malgré le délai annoncé, 10 avril 1917 comme dernier délai de rigueur) il se tiendrait à la disposition de la municipalité pour leur fournir des automobiles militaires s’il y avait de nouveaux départs !… » Bref on laisse libre les habitants de rester ou de partir. C’est ce qu’on voulait.

Je demande à Houlon s’il a parlé au général des pillages de ces jours derniers et d’hier ? Non. Je le regrette, et lui signale la scène scandaleuse que j’avais vue hier après-midi sous le péristyle du Théâtre vers 3h1/2 à 4h en quittant l’abbé Camu, une 10aine (dizaine) de soldats du 410ème de ligne cantonnés là qui étaient ivres comme des Polonais. Ce n’était pas avec leur quart de vin qu’ils avaient pu se mettre dans cet état. Quand donc serons-nous débarrassés de ces gens-là. Il parait que ce matin, place des Marchés, devant chez Pingot, on trouvait des bouteilles de Champagne vides et pleines dans la rue… !!

En parlant d’évacuation, voyant 2 officiers d’intendance suivre 2 filles et chercher un refuge pour leurs amours de passage, je dis à Houlon et Charles : « Tenez, ce ne sera pas ces femelles-là qu’on évacuera ».

Ce sera plutôt des honnêtes gens comme nous ! Il était de mon avis. Il me demande de noter tout cela sur mes notes, car, ajouta-t-il, « on en aura besoin, ainsi que de votre témoignage après la Guerre. Vous avez été un témoin impartial parce que pas dans la municipalité, et vous pourrez dire ceux qui ont été courageux et ceux qui auront été lâches. Je le lui promets. En le quittant je repasse par l’archevêché, où je vis Mgr Neveux à qui je rapportais la déclaration du Général Lanquetot. Il me confirma que nul des prêtres de Reims n’avait songé à quitter la Ville, et que du reste Son Éminence avait donné ordre que chacun restât à son poste. Il n’y a que l’abbé Dardenne qui faisait l’intérim de Saint Jean-Baptiste, sa paroisse n’existant plus, à qui on a conseillé de partir. Je le quitte pour aller voir Melles Payart et Colin et leur dire ce que je viens d’apprendre sans commentaires. Je paie à Melle Payart les provisions qu’elles m’avaient remises ce matin, un jambon entouré, du sucre, du chocolat pour 29,35 F…  Nous causons, elles sont très hésitantes. Je rentre chez moi et me mets à ces notes. Vers 4h1/2, voilà mes braves filles Melles Payart et Colin souriantes, la bouche en cœur, ce ne sont plus les larmes de tout à l’heure, qui me déclarent ! Eh ! bien nous restons !! Alors je leur rendais leurs provisions. Je taquine Melle Payart et lui reproche de m’avoir mis l’eau à la bouche avec son jambon que je n’aurais même pas goûté…

Pourvu qu’elles aient une bonne inspiration et que rien ne leur arrive. Ce serait un remord de les avoir presqu’engagées à rester. Et puis surtout que nous soyons bientôt dégagés. On dit le communiqué très bon. Les Anglais auraient avancés de 3 à 4 kilomètres entre Arras et Lens, fait 5 à 6000 prisonniers dont 377 officiers, et quantité de matériels. Allons-nous avoir enfin la victoire…? Et pour nous la Délivrance. Délivrance à laquelle je n’ose presque plus croire ni penser.

8h soir  Vers 7h, Ovide, le gardien des maisons de Louis de Bary, vient de me prévenir que des soldats du 1er Génie, logés près de l’immeuble de la rue Lesage sont ivres morts, ayant pillé du vin soit chez la voisine, soit chez Louis de Bary. Je lui ordonne d’aller à la Place et de faire arrêter les pillards. 1h après il revient me dire que les gendarmes ont arrêté sous ses yeux 6 soldats du 1er Génie ivres. 3 qu’on est obligé de mettre dans une voiture, incapables qu’ils sont de pouvoir marcher, les 3 autres ont pu partir à pied ! J’écris cela à Raoul de Bary, mon co-séquestre, en le priant d’en référer à nos députés et au Ministre de la Guerre.

II faut que ces pillages honteux cessent, pillages tolérés pour ne pas dire suscités par les officiers. Il n’y a qu’un moyen de faire cesser cela, non pas sévir contre le soldat, mais punir rigoureusement (peine de mort ou dégradation) l’officier ou le sous-officier immédiat de ces hommes. Deux ou 3 cas comme cela et les galonnés musèleront leurs soldats et les tiendront. Mais ces officiers immédiats en profitent et forcément ferment les yeux.

Ovide me disait que rue Pluche l’autre jour lors des incendies des soldats attendaient, cachés derrière les coins des rues que les pompiers fussent partis et que les décombres soient éteintes pour courir aux caves et les piller.

L’insistance de l’autorité militaire à vouloir faire partir les habitants est toute expliquée par ces quelques faits. C’est un soufflet pour eux dont ils ne se laveront jamais. Si je survis, mon témoignage vécu sera là pour le rendre plus retentissant, en plein jour, et en pleine lumière.

Je verrai demain si je n’aurais pas à écrire au Procureur de la République.

Nous sommes descendus en cave à 8h, les obus sifflaient, mais cela parait avoir cessé. Il est 8h25. Je vais me coucher, n’ayant rien de mieux à faire. Mes 3 Parques dorment déjà. Hélas ! Quand pourrais-je sortir des ce tombeau et reprendre un peu une vie humaine et civilisée, vie de bête traquée…  par la mort. Quelle vie, quel martyr, quelle agonie.

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

10 avril 1917 – Départ de ma sœur, Mme Montier, à 6 h, pour Châlons s/Marne. Au point de vue de son propre intérêt, de sa sécurité, c’est avec la plus grande satisfaction que je la vois s’éloigner de Reims.

Quelle va être dès aujourd’hui ma nouvelle organisation per­sonnelle ? Nous verrons. Pour le moment, je pense pouvoir, au pis aller séjourner provisoirement à l’hôtel de ville, où vivent déjà, jour et nuit, quelques employés, et lorsque l’heure est venue de me rendre au bureau, j’y transporte mes effets, déménagés de la place Amélie-Doublié, c’est-à-dire un sac à main avec une musette con­tenant un peu de linge.

La mairie est encore une fois l’hôtel du plein air, avec ses grandes fenêtres où flottent les lambeaux du dernier calicot — posé déjà à trois ou quatre reprises, en remplacement des vitres. Il y fait froid ; temps de giboulées. Le vent enlève et fait voltiger les débris de matériaux.

La canonnade terrible qui tonnait au loin depuis plusieurs jours, redouble d’activité ; elle est assourdissante aujourd’hui, au point que, dans le bureau, nous ne nous comprenons pas en nous parlant à l’oreille. En même temps, le bombardement est toujours très dur et serré. Nous en arrivons vite à examiner la question de notre installation à demeure à l’hôtel de ville. Cullier décide d’y coucher dans la partie du sous-sol où ont déjà pris place des se­crétaires, inspecteurs, brigadiers ou agents de la police, ainsi que des employés ou appariteurs. Un emplacement m’y est réservé pour le cas où il me serait impossible de regagner, le soir, le n° 10 de la rue du Cloître, maison de mon beau-frère, où je crois pouvoir élire domicile à partir de demain.

Depuis le 6, c’est-à-dire en quatre jours, on compte une qua­rantaine de victimes civiles, qui doivent être enterrées d’une façon des plus sommaires, par les soins de M. Adam, employé à la So­ciété des Pompes Funèbres, resté seul à Reims, de ce service, ad­judicataire de l’entreprise des inhumations et aidé en cela par le petit groupe des courageux brancardiers volontaires, pour les pré­paratifs ou les formalités indispensables d’identification, avant l’acheminement vers le cimetière.

Le journal Le Courrier de la Champagne a cessé de paraître le 7, samedi dernier. Aujourd’hui, L’Éclaireur de l’Est, annonce, lui aussi, qu’il arrête sa publication.

— Après avoir dîné à la popote de la « comptabilité » je re­tourne aux caves hospitalières de la maison Abelé, où ma foi, je vais passer encore une nuit, pour répondre à l’offre aimable qui m’en avait été faite et que j’avais acceptée éventuellement, car il faut compter, surtout maintenant et de plus en plus, avec le peu de possibilité de circuler que les Boches ne se font pas faute d’inter­dire absolument, en faisant intervenir brutalement leur artillerie, d’un moment à l’autre. Chemin faisant, c’est avec surprise que je vois brûler, du haut en bas, l’hôtel Olry-Roederer, 15, boulevard Lundy, par suite, certainement de l’arrivée d’un obus incendiaire. Sans les crépitements produits par les flammes qui le dévorent, mon attention n’aurait pas été attirée à ma gauche, tandis que je traversais le boulevard pour gagner la rue Coquebert, car il n’y a même pas un curieux pour le regarder flamber.

La ville offre un aspect lugubre, celui des plus mauvais jours ; personne dans les rues. Les risques augmentent journelle­ment ; la population s’est réduite à vue d’œil. Reims est déserte comme elle ne l’a pas été encore. Ceux des habitants qui restent savent que les précautions, même les plus sérieuses sont insuffi­santes pour leur donner la moindre garantie, mais ils espèrent fermement que l’offensive dont on a parlé va bientôt les libérer et leurs espoirs sont d’autant plus tenaces, actuellement, que voilà deux ans et demi qu’ils les nourrissent en persistant dans l’opiniâ­treté.

Paul Hess dans Reims pendant la guerre de 1914-1918, éd. Anthropos


Cardinal Luçon

Mardi 10 – Nuit moins terrible ; grande activité de notre grosse artille­rie. Les Allemands lancent moins de bombes. Aéroplanes dès le matin ; + 4°. A 8 h. matin, quelques bombes sifflent. Violent travail de notre artillerie sur Brimont (?). Dans l’après-midi bombes continuellement lancées par les Allemands sur… Dans la journée giboulées de grêle et de neige. Violents bombardements ; violente canonnade toute la nuit. Incendie place Godinot. Couché dans mon bureau.

Cardinal Luçon dans son Journal de la Guerre 1914-1918, éd. par L’Académie Nationale de Reims – 1998 – TAR volume 173

Mardi 10 avril

De la Somme à l’Aisne lutte d’artillerie et rencontres de patrouilles.

Au nord-ouest de Reims, une attaque allemande sur nos positions, en face de Courcy, a échoué sous nos tirs de barrage. Au sud de cette localité, deux détachements ennemis ont été repoussés après un vif combat à la grenade.

Dans la région de Maisons-de-Champagne, nous avons réalisé quelques progrès.

L’armée britannique a attaqué l’ennemi sur un large front. Du sud d’Arras au sud de Lens, elle a pénétré partout dans les lignes ennemies, réalisant sur tout les points une progression satisfaisante. Vers Cambrai, elle a enlevé les villages de Hermies et de Boursies et pénétré dans le bois d’Havrincourt. Du côté de Saint-Quentin, elle s’est emparée de Fresnoy-le-Petit et avancé sa ligne au sud-est de Verguier. Le chiffre des prisonniers paraît considérable.

L’Allemagne se refuse à reconnaitre l’état de guerre entre elle et l’Amérique.

La république de Cuba, après avoir déclaré la guerre à l’empire germanique, a prescrit la saisie de tous les bâtiments allemands qui se trouvaient dans ses eaux.

Goutchkof a révoqué deux généraux responsables de l’échec russe du Stokhod.

Source : La Guerre 14-18 au jour le jour