Abbé Rémi Thinot

20 SEPTEMBRE ; 10 heures ; dans la cathédrale : Oh ! la triste nuit ! En quittant hier soir la cathédrale, c’était à l’heure où elle formait déjà un brasier immense…

Il était 3 heures 3/4 environ quand, sortant de la Réserve, je dis à M. le Curé ; « Je vais voir le feu ».

Les échafaudages brûlaient ; je reviens le dire à M. le Curé qui sort immédiatement. C’est l’horrible vérité, mais nous ne la croyions pas encore si horrible. Si les pompiers étaient intervenus une demi-heure auparavant, il eût été facile d’arrêter ce foyer, mais ils étaient occupés… chez eux, ayant reçu une bombe. Au témoigné de de M. Bossu, procureur, les pompiers auraient répondu ; « Le théâtre presse davantage, car, s’il brûle, tout Reims brûle » Mais encore au moment où je le constatais, les échafaudages brûlaient sur une grande hauteur. Il n’était pas loin de 4 heures. Je cours prendre un soldat sur le portail central. Nous enfilons la tour nord. Le foyer était très intense et immense déjà… les flammes mordaient profondément les poutres qui, en beaucoup d’endroits, n’étaient plus qu’une énorme braise éclatante ; en arrivant au niveau de la galerie des Rois (vitraux) l’atmosphère était irrespirable ; les flammèches volaient de çà et de là une ronde déjà très inquiétante. Avec le soldat, nous essayons de démolir les poutres placées à plat et formant divers étages de planches, mais c’est un monde à remuer… Nous précipitons deux ou trois planches, mais il en reste tant !

Nous redescendons, affolés, à travers les blessés allemands inquiets… à partir de ce moment, l’élément destructeur ne pouvait plus être modéré. J’ai du mal à faire comprendre aux blessés qu’il faut vivement se rejeter vers le grand autel ; toute la paille – une montagne – on va la jeter dans le chantier. Déjà, les papillons ardents traversent les clefs de voûte et entrent aussi par les vitraux ouverts… Les blessés sont occupés à les recevoir sur des linges mouillés tandis que les plus solides s’occupent du transport de la paille…

La situation prend dès lors une allure tout-à-fait tragique. Les curieux sont dès lors, malgré le danger, accumulés à distance de la cathédrale, devant les échafaudages. Le feu se développe, fait rage. Des fumées rougeoient au travers des vitraux, de la grande rose en particulier, dont la moitié environ à droite de la verticale s’écrase avec fracas et laisse s’allonger en langues rapides dans le vaisseau, un véritable tourbillon de flammes…

Fracas énorme des poutres qui s’écroulent, crépitement du feu, acharné après l’œuvre dévastatrice… Le soleil donne et projette au travers des immenses trous de la rosace des colonnes de lumière du plus haut tragique…

4 heures 1/4 ; Je me réveille après une heure et demie de sommeil que je ne pouvais absolument dominer. Je tombais en parlant, en priant, en écrivant comme en témoigne encore la page précédente…

Je disais donc tout à l’heure combien furent tragiques pour nous la filtration de la lumière du jour, rougeoyante et toute enfiévrée de fumée, à travers le réseau des pierres vidées de leurs joyaux.

le Curé, qui vient de sortir, rentre en disant qu’il faut s’occuper de sauver le trésor et les ornements principaux, parce que la toiture se prend et que tout va brûler. Je me jette vers les sacristies et on entasse dans les grands paniers à tentures les choses les plus précieuses – lesquelles quelques hommes de bonne volonté emportent au nouvel archevêché par la cour, derrière la sacristie. Les difficultés s’accumulaient à plaisir, comme toujours en de semblables occurrences ; la porte, entre la basse sacristie et les Salle des Rois, était bloquée par le bombardement ; la grille, sur la rue, ne s’ouvrait plus…

Les derniers transports se firent sous les flammèches et sous une fine pluie de plomb fondu très dense.

On m’assure que M. le Curé – qui s’est tant dévoué et a été tout-à-fait héroïque ces jours – est sorti. Je m’en inquiétais beaucoup ; il n’y avait plus d’issue en quelques minutes, que dis-je, en quelques secondes… elles étaient toutes bouchées…

Je lève les yeux sur le spectacle qui s’offrait. Des incendies partout ; une véritable couronne d’incendies se dressait tout autour de la cathédrale…

Les flammes montaient autour du clocher à l’Ange, le léchaient, l’enveloppaient Jusqu’à l’extrême pointe. Bientôt, très vite, ce n’est plus qu’une tragique armature de feu, qui dresse sa grâce et sa délicate architecture au milieu de je ne sais quelle apothéose… Tout le clocher s’incline lentement vers la Place Royale… ce sont les suprêmes instants ; il s’abattait peu de temps après vers la Chapelle de l’Archevêché.

Je tourne l’abside… des curieux sont massés à toutes les artères, remplis d’effroi et de haine contre les Barbares qui n’ont pas hésité à se déshonorer devant l’Humanité toute entière par un semblable méfait…

Je me dirige vers le portail nord… En sortaient plusieurs des 60 ou 80 blessés que nous avions, quelques heures auparavant, mis en sûreté dans la tour nord, et qui se trouvaient maintenant dans la pire situation.

« A mort ; à mort ; tuez-les ; tapez dessus ! » Le peuple, excité par les tragiques audaces de l’ennemi est sans pitié, sans mesure, sans possession de soi…

« A mort ; à mort les sauvages ! » Et les soldats sont tout disposés à suivre l’impulsion de la foule, d’autant qu’ils ont reçu l’ordre de tirer sur les prisonniers, impitoyablement, à la moindre alerte…

Mais, M. le Curé est là, à la tête de la colonne, au portail, stoïque, décidé ; « Non, non, non… Tirez sur moi d’abord ! »

Je devine ce qui se passe ; Je vais me ranger à ses côtés et, très ému par les évènements, J’exhorte de mon côté les groupes ; « Mon ami, c’est entendu, je vous comprends ; je partage votre ressentiment, vos révoltes, votre douleurs… mais de grâce, pas cela ! Sur un champ de bataille, oui, entre hommes valides, tirez et abattez jusqu’au dernier. Les allemands sont des bandits, des barbares, c’est entendu, mais de grâce et sans regretter notre générosité et notre confiance, ne faisons pas une chose que, demain, nous regretterions amèrement. Est-ce que de tuer, de les refouler dans le brasier ressuscitera vos enfants, vos frères ? ».

D’aucuns comprennent, d’autres continuent à hurler la mort. Il sera malheureusement impossible de conduire ces malheureux à l’Hôtel de Ville. Ils seraient lynchés auparavant. On les fait entrer dans l’imprimerie coopérative ; ils reçoivent quelques coups de poing… il y en a de couchés sur le pavé, dans l’impossibilité de se tenir debout, jambes broyées, pieds emportés… Dix fois, ils sont sur le point d’être piétinés… des hommes s’avancent avec des morceaux de bois… s’entraînant pour satisfaire, dans une boucherie, la haine qu’ils portent contre les frères des barbares qui brûlent notre cathédrale…

Enfin, les soldats aidant et l’état des malheureux inspirant une grande pitié aux moins exaltés, on arrive à les mettre à l’abri.

Le Clocher à l’Ange est tombé vers la chapelle de l’archevêché ; c’est cet effondrement qui a allumé l’incendie qui a dévoré tout le bâtiment, salle des Rois et le reste…

Je suis allé de divers côtés après l’incident des blessés. Revenu vers la rue du Cardinal de Lorraine, la maison Prieur était toute en flammes. On aurait pu couper le feu là, j’en ai la conviction ; je fais amener des tuyaux ; je grimpe sur le mur, sur le toit et je commence à inonder les parties sur le point d’être atteintes.

Mais le feu a tourné déjà et une partie de l’adoration Réparatrice est en feu. J’organise un autre terrain de combat chez les Religieuses qui, d’ailleurs, ont évacué la maison. Et ce, avec des hommes de bonne volonté… Je vois qu’il n’y a plus rien à faire là. Alors, il faut essayer de sauver la maison des Abelé… Je grimpe sur le toit… la situation est bonne, mais pas d’eau, ni de tuyaux. Enfin, on trouve le compteur, on trouve des rallonges. En avant ! Je passe ensuite rue St. Just, puis, rue de l’Université ; tout le pâté brûle par le milieu ; il faut vite faire la part du feu… Je grimpe à un cinquième et poste là un pompier… Je vais à diverses reprises au nouvel archevêché, très menacé, parce que tout l’ancien est en feu. C’est formidable ! Sous le vent, les fenêtres crachaient des flammes… L’enfer vomissait. Mgr Neveux très ému ; l’abbé Camus très impressionné (tous deux je ne les ai pas vus très braves ces jours !) arrosaient leurs murs avec des pommes d’arrosoir… Hélas !

Heureusement pour eux, comme pour nous dans le quartier, le vent a tourné. A une heure du matin, il paraissait que nous échappions au fléau. Cependant, jusqu’au jour, je me suis occupé à descendre à la cave ma musique, du linge etc…

Ce matin, je n’ai pas dit ma messe, mais suis allé à celle de 11 heures à la Mission. Il y avait deux personnes avec moi !

Et pour y aller, il m’a fallu traverser des ruines et des ruines. De ce que j’ai vu en circulant ce matin, je ne saurais rien dire. Dans la rue de l’Université, Place Royale, dans tout le pâté entre ces rues et les boulevards, ce ne sont que pans de muraille, ruines fumantes, poutraisons enflammées, amas de pierres transformées en chaux par une combustion encore active.

Le tourbillon de la mort et du désespoir a passé ; c’est effroyable, effroyable !

Je suis allé à la cathédrale recueillir les morceaux de vitraux que j’ai pu rencontrer parmi les cendres de la paille et des chaises, parmi les poutres calcinées qui sont tombées par les clefs de voûte et les débris d’architecture qui sont entrés par les vitraux, tant pendant le bombardement que pendant l’incendie.

J’ai recueilli aussi divers morceaux d’architecture près des portails, un certain nombre transformés en véritables morceaux de chaux par le feu…et c’est si dommage !

Dommage est en l’occurrence un mot presque plaisant. Puis, c’est une aile d’ange en bois du petit orgue ; c’est mon bâton de musique à demi-calciné sur mon pupitre demeuré seul debout au milieu du chœur pendant que les stalles flambaient (elles brûlaient encore hier soir avec des éclatements formidables). On a coupé les rangées de stalles aux abords du petit orgue, qui a été ainsi sauvegardé. Tous les lustres de cuivre de la nef se sont abattus, les contrepoids étant la proie des flammes au-dessus de la voûte. Le trône archiépiscopal brûlait ; la partie supérieure a été préservée ; les tapisseries des Gobelins et les toiles sont toutes sauvées ; on sait que toutes les tapisseries de la petite nef avaient été enlevées par ordre du Gouvernement et dirigées sur Paris, d’où un train entier d’objets d’art partait quelques jours après. On avait donc escompté même l’occupation de Paris par les Allemands ?

Toutes les chaises accumulées dans le chœur sont brûlées. Le grand orgue n’a rien que des éraflures. Mais tous les vitraux de la haute nef côté nord et coté midi sont saccagés. Ceux des côtés de l’abside sont ravagés par la mitraille, ceux du transept nord également. La moitié de la grande rose est vidée. Et les sculptures du portail – centre droit surtout – sont abîmées. Les échafaudages écrasés-là ont constitué un brasier épouvantable, alimenté par les bois des tambours (provenant de St.Nicaise) et la paille accumulée à l’intérieur. Les pierres sont calcinées lamentablement.

Extrait des notes de guerre de l'abbé Rémi Thinot. [1874-1915] tapuscrit de 194 pages prêté à ReimsAvant en 2017 pour numérisation et diffusion par Gilles Carré.

Louise Dény Pierson

20 septembre 1914 ·

Cette catastrophe pour Reims et le fait qu’on entend des explosions sur la ville incitent mes parents à revenir voir si notre maison n’a pas souffert.
Nous prenons le chemin du retour, les traces de la bataille sont à peu près effacées.
Avant d’arriver à Ormes, le commandant d’une batterie d’artillerie en position près de la route, nous interdit de passer : il faut faire demi tour et ne pas insister car ils vont tirer.
Mais revenus un peu vers le village nous coupons à travers champs… en direction de Loison, nous trouvons bientôt un chemin de terre qui nous permet de regagner Reims sans autre incident.
Notre maison est intacte, le quartier Sainte-Anne est calme et n’a pas souffert.

Ce texte a été publié par L'Union L'Ardennais, en accord avec la petite fille de Louise Dény Pierson ainsi que sur une page Facebook dédiée :https://www.facebook.com/louisedenypierson/

Juliette Maldan

Dimanche 20 septembre 1914

Je vais retrouver dans leur grange notre groupe de la veille. Maurice de la Morinerie est le seul, je crois, qui a pu dormir dans la paille. Les autres ont eu froid par cette fraîche nuit d’automne. Hier soir, il leur a été impossible de se procurer des vivres. Ce matin, à leur intention, je fouille inutilement les fermes du village, mais c’est en vain, impossible, à quelque prix que ce soit, de se procurer une goutte de lait ou une miette de pain.

Enfin, une pauvre vieille femme, par compassion, m’offre, pour mes compagnons, sa provision de lait de la journée.

Une messe basse est annoncée pour 7 heures. Pendant que nous nous dirigeons vers l’église du village, un combat aérien a lieu au-dessus de nous. Des « Taubes » sont poursuivis par nos aviateurs. Les grands oiseaux sinistres tourbillonnent sur nos têtes avec un crépitement violent de mitraille. Un « Taube » allemand est enfin touché et va s’abattre dans les champs voisins. La foule se précipite vers l’appareil qui git, brisé sur le sol, et j’entends dire qu’un des aviateurs a la tête emportée et que d’autres sont blessés…

La cloche triste, et la vieille petite église s’emplit peu à peu de groupes de réfugiés. Les uns, las de tout, se laissant tomber sur un banc avec leur maigre bagage. D’autres pleurent silencieusement. Des femmes agenouillées, la tête dans les mains, semblent ployées sous l’épreuve.

Le vieux curé, avant de monter à l’autel, adresse quelques paroles à ces pauvres affligés. Il parle de la fête que célèbre l’Église ce jour-là : Notre-Dame des Sept Douleurs ! N.D. des Douleurs, pendant que Notre-Dame de Reims, brûle là-bas, à l’horizon !

Quels rapprochements saisissants et poignants dans la liturgie de ce jour !

Dans le silence de la petite église, que coupe seul le grondement du canon, sous les voûtes sombres, le recueillement est impressionnant, et la prière qui sort de nos cœurs ployés par l’épreuve, doit monter vers Dieu !

La messe est terminée. Un rayon d’En Haut éclaire la souffrance et retrempe les forces. Il faut marcher maintenant, reprendre sa route, sa triste route d’exilés.

Notre groupe s’augmente de plusieurs familles qui ont quitté Reims dès l’aube. Les uns ont passé la nuit dans des caves profondes, les autres à voir brûler la cathédrale, la ville. Tous emportent de Reims une vision d’enfer !

J’entends dire qu’une partie de la rue Cérès a brûlé. Laquelle ? et notre chère maison, t aurait-elle passée ? Impossible de recueillir une indication précise dans ces récits affolés, incohérents… Dans le grand désastre qui nous enveloppe, on ne peut que se résigner à tout…

Nos pauvres voisins pleurent silencieusement : « Nous avons tout perdu ! »

Les derniers arrivants de Reims disent que ce matin, le bombardement recommence avec des bombes incendiaires. Que restera-t-il de la ville ?…

On organise le départ, sans trop savoir où l’on va, dans l’incertitude des positions allemandes.

Nous voudrions gagner d’abord Pargny, où se trouve Paul de S a fait dire hier, ses inquiétudes sur notre sort, et plus que d’autres serait à même de nous conseiller.

Un tombereau de charbonnage qui arrive de Reims où il a transporté des blessés hors des ambulances incendiées, se trouve bien à propos sur notre chemin.

Le conducteur consent à le mettre à notre disposition, bien que le cheval exténué ait peine à se traîner. On fait monter les personnes plus âgées ou plus fatiguées de notre colonne, les autres suivent à pied.

A peine hors de Bezannes, la pluie commence à tomber, une large pluie, qui en quelques minutes détrempe et transforme en cloaque, les chemins déjà défoncés par le passage des troupes et du matériel de guerre.

Sous ce voile mélancolique, nous traversons les champs où l’on s’est battu les jours précédents. Le terrain est piétiné, jonché de débris, creusé de trous d’obus, et de place en place, des cadavres de chevaux morts sont restés là, abandonnés.

26 Sur les routes boueuses, des groupes d’émigrés se suivent. Quelques-uns ont établi des campements provisoires et cherchent à s’abriter tant bien que mal contre des meules. Je rencontre de loin en loin, des visages connus, des figues d’enfants, de petites protégées qui, avec leurs parents fuient devant la tourmente. Que vont devenir des pauvres enfants ?… Où vont s’échouer tous ces humbles foyers déracinés ?…

Quelle tristesse dans cet exode de toute une population !…

Nous traversons des bivouacs, où, sous la pluie, les soldats dépècent des bœufs, préparent la soupe. Puis, il faut se garer sur la berge des chemins pour laisser passer d’interminables convois de munitions ou de ravitaillement. Lourds autobus qui nous éclaboussent de boue liquide, chevaux, caissons d’artillerie.

Des troupes, toujours des troupes de toutes les armes… les champs, les villages surtout, sont envahis par des campements de soldats.

En traversant les Mesneux, on nous montre l’endroit d’où les batteries allemandes nous bombardèrent le 4 septembre.

A Pargny, il est extrêmement difficile de faire parvenir un mot à Paul de S perdre l’espoir de lui parler. L’État-Major s’enveloppe de mystère, et nous devrions ignorer qu’il est installé ici.

Maintenant, nous gravissons lentement la grande côte de Pargny.

La pluie a cessé. A travers les grands nuages qui courent dans le ciel, un rayon de soleil inonde de la lumière, le paysage qui déploie très loin des bois roussâtres, et l’horizon bleu de ses plaines…

Reims est là-bas, et au milieu, dominant tout, la cathédrale…

Sa silhouette noircie, calcinée, émerge d’un immense et sinistre nuage aux reflets cuivrés, qui plane sur la ville et se condense autour d’elle… Les touts se lèvent toujours vers le ciel, mais on sent qu’elle se meure, qu’elle agonise sur un bûcher…

C’est une vision poignante qui étreint le cœur, et que pourtant, on voudrait pour toujours, graver au plus profond de sa mémoire, au plus intime de son souvenir.

Cette chère silhouette, l’âme des paysages de Champagne, tant de fois contemplée à l’horizon lointain, sur le grand ciel bleu des plaines, sur le ciel rose du couchant !… C’était elle, toujours elle que les yeux cherchaient, au retour des lointains voyages, comme des plus petites absences, avec un sentiment vague, mais intense, d’admiration, de tendresse, de propriété, parce que cette merveilleuse maison de Dieu, c’était à chacun aussi, un peu la nôtre, la patrie de l’Ame… autour d’elle se concentre tout un monde de souvenirs et de visions, visions glorieuses de son passé. Souvenirs intimes et ineffaçables, qui par mille liens, rattachent la vie surnaturelle au charme de ses pierres.

Évocation confuse, déchirante et douce à la fois, où tout se mêle dans le souvenir, voix grave des cloches aux jours de fête, frêle carillon, qui sous les obus égrainait encore l’antienne liturgique,

27 peuple d’anges et de saints, merveilleux portail baigné dans la lumière dorée des couchants, puis dans un domaine plus profond, plus intime, l’évocation de tant d’heures où le recueillement se faisait si naturel, la prière si facile sous les hautes voûtes noyées d’ombre…

Messes matinales, prières des soirs, alors que dans la profondeur immense et sombre de la nef, une toute petite lueur rouge tremblait seule devant le tabernacle…

Et tout cela, maintenant, c’est le passé !… Et cette chère image mutilée, martyrisée, qui se dresse là-bas sous le ciel d’automne, c’est peut-être la dernière fois qu’on la contemple !…

Il faut s’arracher à cette déchirante contemplation, et le cœur gonflé de trop de souvenirs, de trop de tristesse, suivre le groupe mélancolique des exilés, que lentement, péniblement, le long des routes détrempées, s’en vont comme en pauvres feuilles arrachées par la tempête, et que le vent d’automne emporte, je ne sais où …

La route, maintenant, descend, entre des haies qui n’ont plus que quelques feuilles tachées de rouille et de sang, et la chère et douloureuse vision disparait peu à peu.

Les heures passent, et il faut marcher, marcher toujours dans la boue liquide des routes. Des averses glacées qui se succèdent, rendent plus pénible encore ce triste voyage. Impossible aussi de se procurer aucune provision.

Les villages que nous traversons ont été pillés par les allemands, puis réquisitionnés par les troupes qui campent encore en masse, et les vivres y font absolument défaut.

Pendant que l’on gravit péniblement une côte bordée de champs, Raymond se résigne à arracher une betterave dont il nous offre des rondelles, mais ce maigre régal a peu de succès !

Les compagnons d’infortune qui suivent la même route de l’exil, ne sont pas plus heureux que nous.

Vers trois heures de l’après-midi enfin, nous arrivons à Ville-en-Tardenois, ayant marché sans rien prendre depuis ce matin. Là on se heurte aux mêmes difficultés… Plus de vivres nulle part, et des troupes partout !

Heureusement le D Jacquinet retrouve parmi les militaires, un major de sa connaissance, qui entraine notre colonie vers son campement, et se met en devoir de nous procurer un repas sommaire.

Pendant que ses ordonnances y travaillent, nous nous reposons un moment sur la terrasse de cette maison abandonnée, dont les soldats font les honneurs. C’est un grouillement de troupes et de convois, tout autour de nous. Jean henriot campe là, mais il est allé faire une reconnaissance, et nous ne le verrons pas.

Vers 4 heures, un peu reposés, il faut se remettre en route, car la nuit vient vite à cette saison. La pluie tombe de nouveau. Il fait froid dans ce tombereau qui marche avec une lenteur de corbillard. La fatigue se fait péniblement sentir parmi les voyageurs.

Il y a surtout deux nièces du D Jacquinet, des jeunes femmes dont la situation est particulièrement pénible. L’une a trois tout petits enfants qui se blottissent contre elle comme des oiseaux. Par un concours de circonstances, comme il s’en est produit pendant ces jours terribles, l’aîné des enfants est resté à Reims, et la pauvre mère horriblement inquiète, pleure silencieusement en pensant à son enfant.

L’autre jeune femme, mariée depuis un an, attend un bébé d’un jour à l’autre. Son mari est à la guerre.

A (en blanc) arrêt forcé pour faire viser nos passeports par l’État-major. On n’avance qu’à tours de roues à travers le flot grossissant des troupes, et les innombrables convois de ravitaillement.

Des officiers, des soldats arrêtent notre petit groupe, et toujours avec la même question : « Est-ce que vous venez de Reims ? » et tout de suite la même interrogation anxieuse, angoissée : « Et la cathédrale ? … »

Beaucoup ne pouvaient pas croire que ce fut vrai. Il faut leur répéter, leur affirmer qu’elle est en flamme. C’est chez tous la même stupeur indignée : « Les misérables ! Quel crime !… » murmure un officier supérieur, les poings crispés, les dents serrées. Chez les chefs comme chez les soldats, le bouillonnement de colère et d’indignation est le même. On sent qu’à tout prix ils veulent la venger, elle, et venger la France de cette injure !

Le soleil touche l’horizon à travers les grands nuages tourmentés de ce ciel d’automne, et la fraîcheur du soir tombe sur la campagne. On a si froid dans notre charriot, sous les vêtements mouillés depuis le matin, que je préfère encore descendre et marcher, malgré la fatigue. Ceux qui suivent à pied doivent se hâter pour ne pas rester en arrière, car la route est longue encore avant l’étape de nuit, et des patrouilles allemandes perdues, rôdent encore dans les parages, cherchant à attaquer les voyageurs.

Les teintes cuivrées du couchant s’éteignent peu à peu, la nuit tombe, la silhouette du charriot avec son lamentable cheval et les groupes des voyageurs, se détachent en ombres chinoises sur le cil pâle. Notre conducteur n’a pas de lumière, on marche à tâtons dans les chemins défoncés.

Avec Hélène, nous cheminons du même pas, côte à côte, récitant à mi-voix notre chapelet, ce chapelet tant égrainé dans les caves !…

Le soir, sous le grand ciel, dans la nuit froide et noire, les cœurs sont bien tristes encore ! Là- bas, derrière nous, une grande lueur d’un rouge sinistre, ourle tout l’horizon, emplissant un côté du ciel… C’est Reims qui brûle encore… Pour que cet effroyable incendie se révèle ainsi à plus de 20 kilomètres, il faut que la ville soit embrasée !…

Vers huit heures enfin, nous atteignons Passy-Grigny, et laborieusement, à travers les ruelles noires, on parvient à découvrir la petite auberge du village. Une petite lueur vacillante perce l’ombre, et les voyageurs engourdis par le froid, l’immobilité et la fatigue, se tirent péniblement du charriot.

Après cette dure journée, nous avons enfin un abri pour la nuit, mais quel abri !… L’aubergiste vient seulement de reprendre possession de sa pauvre maison, envahie et pillée par les allemands, qui ont tout emporté, provisions, literie, vêtements, etc. Ce sont des lamentations sans fin sur tout ce qui manque.

En fait de vivres, on ne peut absolument rien nous offrir… que de l’eau claire de la fontaine ! avec le pain resté dans la voiture, ce sera le menu du souper de ce soir.

Devant une flambée allumée dans une petite salle ce cette misérable auberge, on essaie tant bien que mal de se sécher tout en échangeant des tristes impressions. Le D Prioux qui nous a rejoint en route, donne quelques détails sur la soirée et la nuit de la veille à Reims. Il était attaché à l’ambulance de la rue de l’Université. Des bombes sont tombées dans la salle d’opérations, pendant qu’il opérait un malheureux blessé ; impossible de continuer. Des obus pleuvent dans les salles, tuant et reblessant les malheureux qui y sont entassés. Ils gémissent, se tordent de douleur, se trainent sur leurs membres mutilés pour essayer de se sauver. On les descend à la cave dans cet horrible état, et là, au bout de quelques heures, le feu prenant à l’ambulance, il faut les en tirer et les charger agonisants sur des charriots qui les emportent plus loin dans un autre quartier. « J’ai vu brûler la cathédrale, la ville, j’ai vu d’horribles choses, conclut le D Prioux, mais ceci dépassait tout ! »

Il faut s’installer pour la nuit. L’aubergiste avec sa chandelle, nous promène dans d’affreuses petites chambres où tout manque, et les gémissements redoublent au souvenir de tout ce que les prussiens ont emporté. On se partage les paillasses qui restent. Marie de la Morinerie et sa mère se casent dans une chambre qui sent horriblement l’acide phénique, et où les allemands ont laissé leur linge sale. La famille Jacquinet s’installe dans une pièce minuscule. Ils ont un lit pour 6 personnes. Les messieurs et le reste de la colonie s’étendent sur des bottes de paille, dans la grande salle de l’auberge. Maman, Hélène et moi, nous bénéficions d’une chambre, et quelle chambre ! Hélène se couche par terre sur une paillasse, maman et moi nous nous étendons dans un lit où il ne reste en tout et pour tout que le sommier. De ma vie je n’ai autant souffert du froid que cette nuit-là, courbaturée de fatigue dans mes habits mouillés. Impossible de dormir un instant, car dans le silence de cette nuit, les sinistres visions des jours précédents, se dressent à l’envie !…

Dès que l’aube parait, nous nous levons, engourdi de fatigue et de froid. On descend, et dans la lueur blafarde d’un triste matin brumeux, chacun essaie, dans la petite cour de l’auberge, de brosser la boue épaisse qui colle à nos habits mouillés, ou de rentrer dans des chaussures boueuses et déformées.

Comme déjeuner, le même menu que la veille, du pain et de l’eau froide.

A six heures ½, sous une pluie fine qui recommence à tomber, on remonte dans le charriot, et on s’y entasse de nouveau tant bien que mal.

L’averse ne dure pas, la brume du matin flotte sur un joli paysage d’automne, où des clochers égrènent de loin en loin à travers les bois roux et les lointains bleus. Dans le charriot, les trois petits enfants serrés contre leur mère, disent leur prière du matin. Ils prient de tout leur cœur, et de grosses larmes roulent sur les joues de la mère qui pense au petit resté à Reims dans la fournaise…

Journal de Juliette Maldan, grand-tante de François-Xavier Guédet, retranscrit par lui-même.

 Louis Guédet

Dimanche 20 septembre 1914

9ème  et 7ème jours de bataille et de bombardement

8h40 matin  Cette nuit vers deux heures du matin une alerte qui a durée 1/2 heure à 3/4 d’heure, mais c’était une canonnade roulante, il n’y avait pas d’intervalle, toujours vers Brimont. Je me rendors jusqu’à 6h, réveil au canon.

6h1/4  Je m’habille avec l’intention d’aller entendre la messe de 6h1/2, on ne sait ce que la journée nous réserve. Entendu la messe à St Jacques, peu de monde. Je pousse jusque chez Mareschal 52, rue des Capucins, où je rencontre Émile Français qui en sortait demander l’hospitalité pour lui et sa mère, sa maison brûlant avec le reste du quartier. Rien chez Maurice. Nous retournons ensemble vers chez moi par la rue des Capucins et c’est les larmes aux yeux que nous causons. Il me recommande sa femme et ses enfants au cas où il disparaitrait et me dit qu’il se considère comme mon client, et que du reste à la mort de sa mère il avait l’intention de me prendre pour notaire de sa sœur religieuse et ensuite, cette succession réglée me prendre définitivement. C’est délicat comme tout ce qu’il fait sans bruit en évitant toutes les susceptibilités. Cela me m’étonne en aucune façon de lui. Je lui promets que je me charge des siens, mais que j’espère bien que ce sera inutile. Arrivé devant St Jacques, comme il me parlait de quérir sa mère à Epernay, il me demande si l’on avait besoin de sauf-conduits (4) pour lui. Je lui réponds : « Etes-vous allé à la messe ? » – « Non ! » – « Eh bien il est 7h1/2, il y en a une à St Jacques, entendez-là et repassez chez moi, j’aurai vos sauf-conduits ». Je cours à la Ville, on n’en délivre plus ! On s’en va à ses risques et périls ! Je repasse chez Mme Collet que je vois dans sa cave fort inquiète, mais hésitant à partir de Reims ou à y rester. Comme elle n’a pas de pièce d’identité facilement disponible, je lui propose de lui faire une sorte de pièce d’identité, ce que je vais faire. Quand j’aurais fini ces quelques lignes et comme je quittais cette dame, M. Ravaud, pharmacien qui était réfugié chez elle, me dit qu’il vient d’éclater deux obus tout proche.  Je file à la maison.

La brave Adèle est déjà dans son réduit et me crie : « Je suis là avec M. Français ! » Je descends, explique à Emile Français qu’on peut s’en aller à ses risques et périls, qu’on ne délivre plus de sauf-conduits et qu’il n’a qu’à se servir de ses pièces d’identité.

Je fais transporter nos chaises et le matériel de bombardement dans un caveau jusqu’au fond à gauche de la grande cave, car cette nuit, en réfléchissant à ce que j’avais vu chez Charles Heidsieck je me rendis compte que si un obus passait par les soupiraux ou l’escalier de la rue il entrerait comme dans du beurre et nous serions frits ou cuits, comme vous voudrez ! Tandis que dans ce petit caveau en forme de réduit il a plus de matelassage de maçonnerie, maçonnerie qui est renforcée par des traverses en fer comme des rails. Nous serons ici comme dans un réduit blindé ! Quand je suis descendu, il était 8h10. Est-ce que le déluge d’hier va recommencer ? Nous bavardons, Français et moi, il me remet un pli fermé (dont il avait parlé rue des Capucins en faisant allusion à sa clientèle) contenant un second pli fermé pour sa femme et il me la recommande encore, ainsi que ses enfants. Nous pleurons !!

Plus de canon ! Il veut remonter et rejoindre sa mère qu’il a hâte de rassurer. Je le reconduis jusqu’au seuil de ma porte et nous nous disons au-revoir les larmes aux yeux ! Nous reverrons-nous ? Je lui renouvelle qu’il peut compter absolument sur moi pour les siens ! Oui, mon cher M. Français, vous pouvez compter sur moi, vous qui êtes maintenant sans abri ! C’est navrant. Il était 8h25.

9h  Canonnade insignifiante. C’est vraiment calme. Les allemands ne paraissent plus tirer sur la Ville. Ne le disons pas trop haut, car avec ces fauves on ne peut jamais savoir ce qu’ils ruminent dans leurs cerveaux diaboliques.

9h1/2  On sonne à ma porte. Je descends ouvrir. Adèle est à la messe. J’ouvre, c’est M. Price du Daily-Mail qui, accompagné d’un ami, vient me voir et…  oh ! bonheur ! oh ! joie me remet une dépêche qu’il n’a pas ouverte, lui ! Il a du tact plus que certains (rayé). J’ouvre en tremblant ! Je saute sur la signature : Madeleine Guédet !! Grand Dieu tous mes aimés sont sauvés ! Oh que j’ai pleuré avec joie ! mes deux anglais étaient eux-mêmes émus de voir ma joie et mes larmes. Je ne sais combien je les ai rémunérés, mais toujours pratique les chers. Price me dit avec son flegme habituel : « Je repars ce soir à 4h, je repasserai chez vous prendre vos lettres et dépêches et j’insiste, vous pouvez user de moi autant que vous le voulez, ainsi que du nom de notre journal ! » Entendu.

Je leur offre une flûte de Villers-Marmery 1906, Ch. Heidsieck, ils boivent la bouteille à eux deux tout en causant des événements d’hier, je leur donne quelques détails qu’ils notent et ils me quittent en me disant : « A ce soir 3h ». Price est le vrai type du reporter anglais que Jules Verne a si bien dépeint. Le mien (son collègue) lui a un signe particulier : il porte un monocle avec cordon encastré dans son œil droit qui fait corps avec sa figure : il doit coucher et dormir avec !

Enfin tous les miens, mes aimés sont à l’abri. Béni soit Dieu ! béni soit cet anglais qui si aimablement m’a apporté ce rayon de soleil dans ma vie d’Enfer que je subis, que je vis depuis 8 jours. Il n’y a plus que mon pauvre cher Père à 79 ans. Que devient-il ? mais j’espère avoir bientôt de ses nouvelles. Je lui écris une carte par Price.

Il y a certainement quelque chose qui ne va pas chez nos amis les allemands, car ça ne canonne plus comme ces jours passés. Ils doivent être gênés dans les entournures. Je crois qu’on les encercle. Oh ! Dieu des Armées, infligez-leur donc un Sedan formidable devant Reims…!!

Et qu’on les pende, eux qui n’ont que ce mot à la…  gueule, à la bouche, avec celui d’incendie. Ce sera la fin de la race, j’espère bien ! Encore des hirondelles ! Et dire que durant que les allemands étaient ici je n’en voyais pas une.

Ces gens-là sont comme la peste ! Ils font fuir tout ce qui n’est pas bon, noble, gracieux.

6H1/2  Voilà enfin depuis 9 jours une journée un peu calme. On est comme désorienté et on dirait qu’il me manque quelque chose ! Et cependant j’ai eu le grand bonheur, la grande joie d’avoir des nouvelles de mes aimés. Aussi ai-je peu bougé pour jouir de mon bonheur. Tous sont sains et saufs à Granville (Manche) rue du Calvaire, 9 (Avenue du Maréchal-Leclerc actuellement). Cette dépêche m’a été remise ce matin par M. Price, du Daily-Mail qui cependant devait venir prendre une lettre pour ma chère Madeleine. Il a sans doute oublié, cela m’étonnerait, il est peut-être plutôt resté coucher à Reims pour ne repartir que demain. Du moins il a une dépêche pour ma chère femme ! Demain je verrais à me débrouiller.

J’ai fait mon rapport au Procureur de la République pour l’Étude Jolivet et je m’occuperai des coffres-forts demain. Quel calme !! Quel calme !! J’en suis retourné. Vrai quelque chose me manque ! le son du canon ! Je crois, Messieurs les sauvages, que vous avez du plomb dans l’aile. Ce n’est pas trop tôt…!! Ah ! Gare à vous ! nos Gars sont lâchés et vous ne serez pas ménagés !! Il ne faut plus que vous existiez ! La Prusse, l’Allemagne doivent être rayées de la carte du Monde et ne plus exister. Quand on agit comme vous ! on doit vous supprimer comme on tue un chien enragé, ou écraser la tête d’un serpent !!

Notre Procureur de la République, M. Bossu, qui affirmait le 18 que les obus ne l’inquiétaient pas, et que cela ne l’empêchait pas de travailler et qu’ils ne l’effrayaient pas… (La suite du passage a été rayée, la demi-page suivante découpée).

8h20  Je n’ai pas encore agité ici la question nourriture. Depuis 3/4 jours nous vivons au jour le jour. Mon dernier beefsteak ou ma dernière côtelette a été mangée il y a 9 jours. Depuis on vit au petit bonheur. Angoissé  par le souci de mes aimés je n’ai nullement attaché d’importance à cela. Et si j’en parle c’est seulement à titre documentaire, car je me trouve pas mal du régime actuel qui est plutôt maigre…  Le pain se fait rare, on vit de saucisson, de pommes de terre, de sardines et des quelques derniers œufs que l’on a pu avoir. Mais les jours suivants il faut se rationner, moi je m’en moque, mais d’autres la trouve dure. C’est la famine d’ici quelques jours, à moins que nos troupes ne soient victorieuses, alors le ravitaillement pourra se faire. Je revois les queues devant les boulangeries comme je les ai vécues en 1870 au siège de Paris. Plus de boucheries ouvertes. A Paris… (La demi-page suivante a été découpée).

Que je vais bien dormir nos chéris sont sauvés. Tout mon monde dort bercé par la vague !! Dormez ! Dormez ! mes aimés !! Votre Père a souffert pour vous !! J’ai souffert toujours !!

8h3/4  Nuit blafarde rendue plus grise à cause des incendies qui s’éteignent, des fumées au ciel un peu partout ! mais pas un bruit. Nuit grise ! Calme. I Je croie qu’ils tremblent !! C’est l’heure de la réparation ! de l’Expiation qui a sonné pour eux aujourd’hui 20 septembre 1914. Pas de quartier !!

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

– Dans le courant de la journée du 20, le bombardement recommence et c’est encore sur le centre que tombent les obus de rupture dont je reconnais les sifflements et les formidables explosions. Les nausées et un violent mal de tête qui me rendaient malade, depuis notre retour, se dissipant un peu, j’ai hâte, sur la fin de l’après-midi, de revoir notre malheureux quartier.

Dehors, dès le premier tournant, le squelette de la cathédrale frappe ma vue.

L’accès des rues de la Grue et Eugène Desteuque est impossible, à travers les moellons, les blocs de pierre, les décombres de toutes sortes de matériaux ou les pièces de bois brûlant toujours. Le mont-de-piété, sur toute son étendue, achève de se consumer. De l’immeuble et ses dépendances, magasins, bureaux, il ne reste que des murs calcinés. A l’emplacement de notre habitation, rue de la Grue, plus rien ; quelques ouvertures béantes dans la façade demeurée debout.

Comment décrire l’aspect de désolation que donne cette partie si éprouvée de la ville, où ne se voient que des ruines fumantes.

A l’entrée de ce qui était l’Hôpital des Femmes de France, installé à l’École étrangère, rue de l’Université, un tronc humain complètement carbonisé gît là, en avant d’un amoncellement de débris, de ferrailles tordues ; à côté, sont encore deux autres têtes, toutes noircies.

De la sous-préfecture à la place royale, tout le côté impair de la rue de l’Université est détruit.

L’ancien palais archiépiscopal n’existe plus que par la carcasse de ses murs, de même que de l’autre côté, la rue du Cardinal-de-Lorraine, où se trouvait le couvent des Religieuses adoratrices et la maison Prieur.

Les incendies continuent à se propager dans les rues Saint-Symphorien, des Trois-Raisinets, du Levant, des Murs, Saint-Pierre-les-Dames et place Godinot, où je remarque un pompier seul, devant un immeuble en feu dans toute sa hauteur, tenant sa lance dont le jet ne va pas à trois mètres. L’eau fait défaut, de grosses conduites ont été crevées en maints endroits ; le dépôt central des pompes, rue Tronsson-Ducoudray, a brûlé avec une partie du matériel. Le feu, sur bien des points, devra s’éteindre de lui-même maintenant, lorsqu’il ne trouvera plus d’aliment, à l’extrémité des rues ; il est devenu impossible de le combattre. Quelles tristesses et quelle pitié !

Paul Hess dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918

Le mont de Piété et la rue de la grue :
Autochrome de Paul Castelnau (mars 1917)
Autochrome de Paul Castelnau (mars 1917)
Rue de la Grue
Rue de la Grue – Autochrome de Paul Castelnau

Gaston Dorigny

Le canon a tonné toute la nuit, aussitôt le petit jour le combat prend de l’intensité, pendant ce temps une grêle d’obus tombe dans nos parages, les allemands cherchent vraisemblablement à atteindre les réservoirs du gaz. Plusieurs morts et blessés rue des Romains, des obus rue du mont d’Arène, Place Saint Thomas, rue Saint Thierry. Apeurés par ces obus nous fuyons vers Saint Brice, puis vers Tinqueux pour revenir vers le faubourg de Paris.

Là, au moins quatre mille personnes, venant des différents quartiers de la ville qui sont bombardés, stationnent dans la rue, sans refuge et sans aliments, tous les magasins sont fermés faute de marchandises. Par chance, après être allés faire une prière à l’église de Tinqueux, nous avons trouvé un habitant du pays qui a bien voulu nous céder un pain .

Dans l’avenue de Paris nous trouvons un morceau de viande de cheval que nous allons faire cuire chez Truxler et nous voilà restaurés.

Sur le point de rentrer à Reims, nous ne pouvons passer, le canon fait rage sur notre route car les allemands essayent d’opérer une descente sur Courcy. Décidément on ne pourra donc jamais nous débarrasser de l’ennemi, il y a de quoi désespérer.

La situation ne paraissant pas très sûre, nous couchons à ’’Porte Paris’’ chez Bourgeois ou la nuit se passe dans le calme.

Sur le point de rentrer à Reims, nous ne pouvons passer, le canon fait rage sur notre route car les allemands essayent d’opérer une descente sur Courcy. Décidément on ne pourra donc jamais nous débarrasser de l’ennemie, il y a de quoi désespérer.

La situation ne paraissant pas très sûre, nous couchons à ’’Porte Paris’’ chez Bourgeois ou la nuit se passe dans le calme.

Gaston Dorigny

Juliette Breyer

Ce matin je suis allée chez nous car depuis plusieurs jours, tant qu’il n’est pas huit heures, ils ne bombardent pas. Comme il fait jour de bonne heure, nous partons avec papa à cinq heures et demie. Et puis ça fait plusieurs jours que je n’ai pas de nouvelles de tes parents depuis que je n’ai pas voulu donner André.

Ils sont heureux de me voir ; cela leur fait plaisir que je me sois dérangée. Ton papa n’avait pas pu venir depuis car ce jour là, en repartant, il avait reçu un éclat d’obus qui lui avait fait une blessure à la cuisse, insignifiante il est vrai, mais qui lui vaut quinze jours de repos. Je tremble en pensant que ce jour là, s’il avait eu ton coco, il aurait pu être tué. Enfin je les embrasse bien et je m’en vais.

Si tu voyais le quartier. Depuis la fruitière rue Croix Saint Marc jusque chez Mme Destouches, tout est brûlé. C’est triste. La pauvre fruitière n’a pas de chance : il y a peu de temps elle a enterré son petit garçon et aujourd’hui tout est brûlé chez elle. Et encore pire : Mme Destouches, ce jour là, va chez des amis aux Six Cadrans et pendant qu’ils étaient à table une bombe est tombée et ils ont tous été tués, le père, la mère et les deux enfants ; c’est épouvantable et sa maison à elle n’a rien eu. La maison de Mme Deschamps a reçu deux obus, un obus en face de chez nous a crevé la conduite d’eau chez M. Dreyer, deux chez Mme Taillet où il ne reste plus de premier, plus de meubles ; les cahiers d’école volent dans la rue chez Mme Commeaux ; la maison de Mme Pinel, tout le côté est tombé et je crois qu’elle va s’affaisser tout à fait chez Mme Jourdain, la fille au père Delevoix, et des éclats à toutes les maisons du boulevard. La maison à Rémy, il n’en est plus question et les jeunes gens qui se sont donnés tant de mal à la bâtir ont été très éprouvés aussi. Celle de Schmitt a ses deux côtés abimés.

Tu vois mon Charles, que la nôtre a été favorisée. Dans notre malheur, c’est encore une bonne chose. Mais que c’est triste quand nous repassons devant la maison de maman : il n’y a plus que les murs et, lamentable épave, une casserole est restée accrochée. C’est tout ce qu’il reste. Et dans tout ce décor triste on aperçoit le jardin encore tout riant et quelques fleurs.  Mais depuis Tassaut jusque Montcourant, tout est brûlé.

Encore une journée qui passe, mais celle que je ne t’ai pas racontée, c’est celle du 18. Elle n’est pas gaie.

Donc, le lendemain que nous étions chez Pommery, on vient nous dire qu’il y a des soldats du 348e arrivés à Reims, entre autre un jeune homme de la rue Croix Saint Marc qui est venu voir sa mère réfugiée aux caves. On m’indique où il est et je me trouve en présence du fils Journet qui était au même régiment que Gaston. Je lui demande des nouvelles de Gaston et tout ce qu’il peut me dire, c’est qu’il a disparu après le combat de Fumay le 26 août. Ce n’est pas rassurant. Il est navré de ce qu’il a vu à Reims et pleure même, car il n’a pu trouver ni sa femme, ni sa petite fille. Je pense à toi aussi. Je me promets, quand je retournerai chez nous, de marquer sur la porte où je suis.

La journée se passe, toujours des bombardements et des bombes incendiaires. Aussi à 5 heures du soir un murmure court parmi tout le monde : la cathédrale est en feu ! Tout le monde sort malgré les obus qui sifflent, et ce que l’on voit est inoubliable, surtout depuis la hauteur où nous sommes. Le grand monument est rouge jusqu’en haut. Les flammes le dépassent et sur la ville aussi coule comme une rivière de feu. C’est tout le quartier central, depuis la place Godinot jusque rue Libergier, et rue Céres jusqu’à l’hôtel de ville, qui est la proie des flammes. Si cela continue , il ne restera plus de Reims. Mais les yeux reviennent toujours sur la cathédrale. C’est beau et en même temps horrible à voir. On peut distinguer les dessins des vitraux. Par contre on n’oublie pas que la basilique était pleine de blessés allemands qu’ils avaient eux-mêmes installés pendant leur séjour à Reims.

Pendant ce temps là, nos canons tirent toujours mais ils ne les font pas partir. Mais mon plus grand ennui, vois-tu, c’est que tu me manques. Il faut tout accepter, résignons nous.

Hortense Juliette Breyer (née Deschamps, de Sainte-Suzanne) - Lettres prêtées par sa petite fille Sylviane JONVAL

De sa plus belle écriture, Sylviane Jonval, de Warmeriville a recopié sur un grand cahier les lettres écrites durant la guerre 14-18 par sa grand-mère Hortense Juliette Breyer (née Deschamps, de Sainte-Suzanne) à son mari parti au front en août 1914 et tué le 23 septembre de la même année à Autrèches (Oise). Une mort qu’elle a mis plusieurs mois à accepter. Elle lui écrira en effet des lettres jusqu’au 6 mai 1917 (avec une interruption d’un an). Poignant.(Alain Moyat)

Il est possible de commander le livre en ligne


Victimes des bombardements à Reims ce jour là :

  •  BERTON Arthur Edmond   54 ans, 18 rue de Saint-Thierry – tailleur de pierres, domicilié 37 rue du Mont d’Arène
  •  BRIOT Louis Charles    – 18 ans, La Verrerie, domicilié à la Verrerie
  •  CARON Madeleine   – 12 ans, Hôpital militaire n° 51 – 21 rue de Savoye, domiciliée 11bis rue de Thionville, foyer Rémois, pavillon B
  • GERLI Jean Baptiste  –   35 ans, 5 rue des Romains, serrurier, décédé à son domicile
  • LEFÈVRE Marcel  –    18 ans, La Verrerie, Verrier
  • PONDRAS Lucienne Marie     – moins d’un an, 64 rue Fléchambault, Décédée en son domicile

Lundi 20 septembre

La flotte britannique, en liaison avec notre artillerie lourde de la région de Nieuport, a bombardé les organisations allemandes du littoral belge.
Le tir de l’ennemi a diminué sur le front d’Artois, où notre artillerie continue à bombarder les ouvrages allemands. Canonnade et lutte de bombes près de Roye.
Trois attaques allemandes échouent à Sapigneul (canal de l’Aisne à la Marne). En Champagne, l’ennemi ne riposte que faiblement à notre feu; par contre, il bombarde avec violence la région entre Aisne et Argonne.
Nous avons détruit certaines de ses organisations sur les Hauts-de-Meuse (tranchée de Calonne), en forêt d’Apremont, à Flirey et dans les Vosges. Quatre de ses dépôts de munitions ont explosé.
Nous avons abattu un taube près de Saint-Mihiel.
L’artillerie belge a obtenu des succés près de Knoke.
Les Anglais et les Allemands se bombardent mutuellement près d’Ypres.
La ligne russe tient fortement en Volhynie, où les Autrichiens subissent des échecs répétés. Les Allemands, par contre, redoublent d’efforts dans la région de Dwinsk.
Les communications ont été rétablies, après une suspension de quelques jours, entre la Roumanie et la Hongrie.
M. Lloyd George, dans un discours, a affirmé une fois de plus sa certitude de la victoire.

Source : La Grande Guerre au jour le jour