Louis Guédet

Mercredi 19 décembre 1917

1195ème et 1193ème jours de bataille et de bombardement

9h matin  Aÿ. Parti dimanche matin, arrivé à Épernay vers 10h1/2, couru aussitôt à la Banque de France d’Épernay qui était heureusement ouverte, pour me débarrasser de mes 62 000 F d’or et billets. Ensuite couru à la Mairie de Magenta pour recevoir le contrat de mariage pour Montaudon. Nous attendons 1/2 heure et les futurs mariés manquent à l’appel. Je refixe rendez-vous 30, rue François-Lanier (rue Jean-Moulin actuellement) à la Villa d’Aÿ (quartier d’Épernay, ancienne dépendance d’Aÿ, et rattaché à Épernay en 1965) où je dois faire mon adjudication pour Jolivet, et puis retourner rejoindre Dondaine, Landréat et Jonval mes aides pour la vente, et nous déjeunons rapidement dans un restaurant de la Place de la Gare. Puis filons rue François-Lanier et commençons aussitôt l’adjudication. Tout se vend hors de prix, surtout literie et linge, des matelas 129 à 136 F à une seule personne, de petits draps pour lit seul 50 à 60 F, plus 10% !! et tout à l’avenant. Il y avait foule. La vente jusqu’à ce jour marche admirablement, et je compte avoir fini demain. J’atteindrai facilement 20 000 F, j’en suis heureux pour Jolivet. A 4h1/2 nous sommes arrêtés par la nuit. Je vendais devant la porte et on me passait les objets par la fenêtre de la maison où était accumulé ce mobilier.

Heureusement que Dondaine avait pu trouver ce local chez des réfugiés de Beine, M. Bouquant, boulanger (Paul-Anatole Bouquant (1868-1940)), qui avait été surpris avec sa femme et sa fille à Beine par les allemands. Ils y étaient restés 4 mois, puis on les avait expédiés vers Poix-Terron. Enfin, au bout de 8 mois les allemands les autorisèrent à rentrer en France, où ils sont venus se réfugier à la Villa d’Aÿ où je procède et où ils tiennent une épicerie et le soir une boulangerie.

De 4h1/2 à 7h du soir nous tuons le temps dans un café voisin tenu par un ancien G.V.C. (Garde des Voies de Communication, Service de Sécurité sous l’autorité militaire jusqu’au 2 février 1919) que j’ai pris dans ma voiture (un jour que je rentrais à Reims) pour le déposer à La Haubette. Dondaine, Landréat et Jonval avec un revendeur émigré de Reims, M. Beuzeville, rue des Créneaux à Reims, boivent de la tisane de Champagne à 6 F la bouteille ! et quelle tisane ! comme des éponges, moi je les regarde, enfin le C.B.R. (Chemin de fer de la Banlieue de Reims) arrive et nous y montons pour aller à Aÿ où Dondaine me donne l’hospitalité dans le local où nos archives sont réfugiées !! Nous dînons et nous couchons tôt. Le lendemain je pars à 9h à Épernay à pied, 3 kilomètres. Il a neigé la nuit, mais la route est bonne. Je vois à la Banque de France  quelques papiers dans mon coffre-fort. J’en remets, puis je vais au Tribunal où je vois le Procureur de la République de Reims, toujours aussi affable. Causons de choses et d’autres, et notamment de cette histoire de transfert de mes justices de Paix dans un village de mes cantons des environs de Reims. M. de Courtisigny me dit très gentiment que nous ne nous sommes pas compris, attendu que ce n’était qu’une question discutable. Bref il a interprété ma réponse comme il croyait le faire pour le mieux, car il est entièrement opposé à mon déplacement. Et il me conte que Lenoir lui avait écrit une lettre assez vive où il prétendait que c’était Merlin, conseiller général d’Épernay qui se serait mêlé de cette affaire, et il demandait au pauvre Procureur s’ils étaient l’un et l’autre chacun d’un côté de la manicorde !! (Instrument de musique avec une seule corde pincée)

Bref mon pauvre Procureur lui a répondu que non, et a donné toutes explications désirables à Lenoir qui lui a répondu par une lettre fort aimable, et conclusion tout s’est bien passé. Le Procureur m’a ajouté qu’il considérait cette question de transfert comme complètement enterrée. Je le souhaite, car cela passait à l’état de scie. M. Osmont de Courtisigny n’a pas voulu me dire comment il s’est couché auprès de la Chancellerie, mais il m’a laissé entendre qu’il conclurait comme je le désirais. Il paraissait s’amuser beaucoup de cette histoire, mais je crois que la charge à fond de Lenoir a été une très bonne chose, car le Tribunal saura que je suis soutenu de ce côté. Le Procureur comme le Président et les autres juges de Reims paraissent très montés contre le Docteur Langlet, le maire de Reims, et contre de Bruignac.

Je quitte le Procureur pour voir le Président Hù qui m’emmène avec M. Texier déjeuner avec lui. Il m’attrape comme de coutume. J’y suis habitué et le laisse dire car je sais qu’il m’aime et m’estime. Nous achetons ensemble mon beefsteak et déjeunons rapidement à cause de mon adjudication que je reprends à 1h. Le Président me fait une charge à fond contre le Maire, et Texier contre de Bruignac qu’ils traitent tous deux d’entêtés ce qui est vrai, et Texier ajoute qu’il ne croit pas que de Bruignac voit juste et soit très intelligent. M. Hù me taquine sur ma décoration et me dit qu’on me pendra non pas le cou mais par la boutonnière avec un ruban rouge. Il a vu Leroux à la Chancellerie il y a 8 jours qui lui a affirmé que ce serait très prochainement. Je quitte mon hôte à 1h et je reprends ma vente, jusqu’à 4h1/2. Dans la boue, mais il ne pleut pas heureusement. Nous stationnons dans notre fameux café où mes lascars Dondaine, Jonval et Landréat épongent, épongent la tisane de l’ex G.V.C. Tramway à 7h, dîner chez Dondaine, et nous nous couchons.

Le lendemain mardi je repars à Épernay à pied. Il a gelé il fait très bon à marcher, beau temps, gris mais beau temps. A la gare je me heurte à Girard qui arrive de Paris avec Lutta, il me donne rendez-vous pour demain ce soir 5h Hôtel de l’Europe, ayant à me causer.

Je vais au Crédit Lyonnais, et de là voir le Vice-président M. Bouvier pour une taxe, où il m’associera plus que je ne le pensais, et surtout exige que je ne partage pas mes honoraires avec un confrère (?) mobilisé d’un des intéressés qui a fait presque du chantage à mon entour pour obtenir ce partage. J’avais cédé par bonté et pour avoir la paix ! Bouvier m’a défendu sous peine de poursuites disciplinaires de lui donner ce que je lui avais promis, sauf une 50aine (cinquantaine) de Francs pour quelque travail que ce fameux Bourcillier, notaire à Givry-en-Argonne, embusqué vaguemestre Hôpital 26 à Bar-le-Duc, avait fait pour aller soi-disant plus vite et m’aider, mais surtout pour me substituer la moitié de mes honoraires quand il avouait lui-même qu’il avait donné 20 F pour ce travail !! Je dois le revoir ce soir à 5h pour en recauser et mettre ma préparation de taxe au point. Je quitte à midi et cours déjeuner au buffet. En passant devant l’autobus j’y vois Charles Heidsieck qui va à Mareuil-sur-Aÿ à ses caves et me donne rendez-vous demain matin ici à Aÿ chez Dondaine pour me causer.

Au buffet vois Fournier de la Maison Werlé et le sous-lieutenant automobiliste du service des déménagements de Reims 70 rue Libergier. J’en profite pour demander à celui-ci de m’envoyer aujourd’hui avant midi le dernier camion de mobiliers Gardeux à vendre. Si je l’ai j’aurais fini demain et pourrai repartir à Reims (jeudi) à 3h. Je cours à mon adjudication jusqu’à 4h1/2. De là au Palais de Justice voir Bouvier qui explique mon affaire de taxe au Procureur. Je crains bien que ce dernier ne tourmente mon Bourcillier à ce sujet s’il veut faire le récalcitrant – à ma taxe – Le Procureur me dit que le Général Commandant la 5e Armée insiste auprès de lui pour qu’on ouvre au plus tôt les 6 coffres-forts trouvés par la troupe dans les décombres des maisons avenue de Laon 3 – 5, et rue Lesage, ouverture à laquelle je dois procéder comme juge de Paix en présence d’une commission militaire et le séquestre Lepage. Nous décidons de procéder à cela samedi 22 courant à 1h sur place. Le Procureur se charge d’en aviser à l’instant l’autorité militaire, Lepage et Monbrun, mon commis greffier, par dépêche. Je les quitte et vais retrouver toujours au même endroit mes éponges, dévouées quand même, chez le même « troquet », mais quels gosiers !! Nous prenons notre tram pour Aÿ, toutes lumières éteintes comme toujours. Nous dinons et nous nous couchons à 9h. Il fait froid toute la nuit, il gèle très fort.

Je me suis bien amusé hier lors d’une réflexion que m’a fait le concierge du Palais de Justice d’Épernay. Comme je sortais celui-ci, voyant que j’allumais ma lampe électrique de poche pour voir les marches du trottoir et ne pas me casser une jambe ! « Monsieur ! n’ouvrez pas si longtemps votre lampe car on a signalé des avions allemands !! » Sans commentaires. Ces Sparnaciens sont ridicules avec leur frousse. Triste moral. A les entendre ils sont bien plus exposés que nous à Reims !! Comme si les avions pouvaient voir la lumière de ma lampe de poche !! Ils deviennent grotesques. Durant ma vente une fois ou 2 on entendit de forts coups de canons. De suite les curieux prenaient leurs jambes à leur cou pour rentrer dans des maisons !!… Ce que je riais à part moi.

10h  Je vais aller voir Archambault, clerc de l’Étude de Lefebvre, mon confrère d’Aÿ décédé, et si Mme Lefebvre veut me recevoir je lui rendrais visite. Nous devons déjeuner à 11h pour partir à midi reprendre notre vente à la Villa. J’espère avoir mon convoi et débloquer fortement aujourd’hui, pour n’avoir plus rien ou presque demain avant mon départ à Reims à 3h.

Ces 5 jours auront été fort fatigants, (criant seul les enchères) mais d’un autre côté cela m’a été un vrai repos moral. Dondaine vient de recevoir de (bonnes) meilleures nouvelles de sa femme qu’il a été obligé de mettre à la maison de santé de Châlons. J’en suis heureux pour ce pauvre garçon, si dévoué et fort intelligent. C’est une belle intelligence notariale, très doué…

Nous devons avoir à déjeuner notre voisin Lechenet, juge de Paix de Bourgogne, un vieux garçon fort original mais brave homme en soit. Qui paie en ce moment sa vivacité, ayant un jour giflé son greffier. Du coup il fut envoyé en exil à Bourgogne…

Je pars chez Lefebvre, il est temps, à demain soir mes notes.

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

19 décembre 1917 – Bombardement la nuit, sur le quartier Saint-Remi. Une tren­taine d’obus, dont seize dans la rue Fléchambault.

Paul Hess dans Reims pendant la guerre de 1914-1918, éd. Anthropos

Cardinal Luçon

Mercredi 19 – – 4°. Nuit agitée autour de Reims. Activité de nos batte­ries. Mitraillades, fusillades, fortes canonnades contre avions allemands, dit-on, entre 2 et 3 h. Matinée bruyante entre artilleries adverses. Tirs con­tre avions allemands. Vers 2 h. bombes allemandes sifflent. Visite au Com­mandant de l’Epinay et au Colonel Coignard (rue Jeanne d’Arc). Vers 6 h. bombes sifflent de temps en temps, par paquets jusqu’à 9 h. 30.

Cardinal Luçon dans son Journal de la Guerre 1914-1918, éd. Par L’Académie Nationale de Reims – 1998 – TAR volume 173