Abbé Rémi Thinot

14 SEPTEMBRE : 2 heures ; J’ai passé ma matinée aux Caves Pommery, sur les toits.

A nos pieds, une des deux batteries établies sur les Coutures, l’autre un peu plus loin sous la butte St. Nicaise (cette dernière n’a pas tiré le matin.

Il y a des duels d’artillerie du côté de la Pompelle, de St. Thierry, mais devant nous a lieu celui entre les batteries en question et les allemands postés à Cernay et sur les hauteurs. Ces hauteurs sont balayées par notre mitraille, mais les allemands répondent… De gros obus font des dégâts terribles sous nos yeux, sur les premières maisons du boulevard Pommery. Le spectacle est impressionnant. Le sinistre sifflement des obus qui s’abattent ensuite sur la ville, en passant très à proximité me fait chaque fois me reculer…

Et quand je redescends, j’apprends les dégâts… Il y en a dans toute la partie de la ville qui regarde les casernes de cavalerie. Il y en a beaucoup et de terribles autour de l’Hôtel de Ville, grâce à des renseignements qui n’ont pu être donnés que par des espions. Les allemands ont bombardé la rue des Boucheries où se trouvait l’Etat-Major. J’assiste à l’arrestation d’un gaillard qui est sûrement un officier allemand, en civil bien entendu. On a bien mis une affiche ce matin, mais la nervosité est telle en ville que je crains bien qu’on ne sévisse contre des innocents qu’on accusera d’avoir la silhouette boche…

Cette nuit même sont arrivés les Chemins de Fer, trains de cheminots pour la réorganisation de la gare de Reims. Vraiment, c’est merveilleux et ils ne perdent pas de temps. J’ai entendu la nuit le sifflet des premières locomotives… elles étaient fleuries, paraît-il, et couvertes de feuillage…

5 heures ; Depuis le jardin de Poirier aux Caves. Les forts sont pris, paraît-il ; Brimont seul résisterait. La canonnade est intense de ce côté. Il y a un quart d’heure les projectiles sifflaient encore au-dessus des Caves. En aurons-nous fini ce soir décidément ? La ville aspire à la paix, au repos.

8  heures ; Ce soir, j’ai appris, par les renseignements du Marquis de Polignac[1], que notre situation est vraiment bonne. 100.000 Russes sont débarqués à Ostende ; l’armée anglaise couvre l’aile droite des allemands ; il y a une armée entre Reims et Soissons, une sur Chalons ; les autres s’échelonnent, adossées à la ligne des forts de l’Est. Par ailleurs, les Russes seraient à Vienne. Les allemands me paraissent décidément en mauvaise posture. Le canon tonne encore dans la nuit venue, profitant probablement du fait que le feu des départs doit désigner plus clairement les emplacements ennemis.

Comme tout le monde soupire après la paix, c’est-à-dire pour le moment l’éloignement de ces barbares Car, décidément, les allemands se sont conduits comme des sauvages, le coup des otages d’une part, celui du bombarde ment de la ville d’autre part l’établit suffisamment.

Moi, j’ai hâte de rentrer dans une vie normale ; celle-là me tue.

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Charles_Jean_Melchior_de_Polignac (note Thierry Collet)

Extrait des notes de guerre de l'abbé Rémi Thinot. [1874-1915] tapuscrit de 194 pages prêté à ReimsAvant en 2017 pour numérisation et diffusion par Gilles Carré.

Juliette Maldan

Lundi 14 septembre 1914

Éveillée de grand matin par le bruit du canon qui n’a guère cessé pendant la nuit. Les Raymond de la Morinerie qui nous ont quitté hier soir pour regagner leur demeure reviennent de bonne heure se réfugier à la maison, en nous portant des nouvelles peu rassurantes.

De fait, les rues que je traverse pour gagner la cathédrale n’ont plus du tout la physionomies de la veille. Les passants sont assez rares et se hâtent.

16 Autour de la chapelle du S Sacrement, l’assistance est nombreuse, la prière fervente. L’admirable liturgie de ce jour aide l’âme à monter plus loin, plus haut, par ce chemin de douleur, dans lequel, chaque jour, il nous faut faire un pas de plus.

Dans l’ombre des voûtes, sous la clarté tremblante des cierges, les ornements rouges des prêtres ont des reflets de sang…

Vers neuf heures, le bombardement commence, et une pluie d’obus s’abat sur l’Hôtel de ville. L’Etat-major, trop hâtivement peut-être, était venu y coucher cette nuit, et il a été trahi, comme hélas tant de fois !

Cependant, il a été repéré trop tard, les bombes sont tombées quelques minutes après son départ.

Tout le jour, des obus pleuvent sur Reims. Notre quartier est peu visé, mais d’autres parties de la ville ont beaucoup à souffrir. Les faubourg de Laon, surtout a de nombreuses victimes.

L’ambulance de M malades qu’elles soignaient, ainsi que dix-huit blessés achevés par les éclats d’obus. M Marie, presque seule au milieu de cette horrible scène, allant des morts aux mourants, déploie une énergie surhumaine. Dans cette jeune femme si frêle, il y a une âme bien forte ! Les blessés qui ont encore un souffle de vie et les autres malades sont transportés dans un état lamentable à l’ambulance de la rue de l’Université, où ils achèvent de mourir.

Les consignes se font de plus en plus sévères, pour la lumière surtout. Les espions pullulent. Des signaux lumineux ont été découverts dans certaines maisons des faubourgs. On continue à fusiller des espions chaque jour. Des femmes surtout ont joué un rôle particulièrement odieux.

Journal de Juliette Maldan, grand-tante de François-Xavier Guédet, retranscrit par lui-même.

Louis Guédet

Lundi 14 septembre 1914

1h55  Allons ! du courage et reprenons mes notes.

Ce matin vers 6h le canon tonne et il n’a pas encore cessé, c’est un peu de tous les côtés : Nord, Est et Sud, mais je n’ai pas mission d’écrire toute la bataille (nous sommes dans le casse-noisettes). Ce matin dis-je, à 6h le canon tonne. Ayant très mal dormi je somnole jusque vers 8h. Je me lève, et le canon grondait, faisant comme un demi-cercle de mon lit du Nord à l’Est puis le Sud.

A 9h ma bonne me monte le journal « Le Courrier » qui relate la remise du drapeau français sur la tour de la Cathédrale, on me nomme avec Ronné !! et pourquoi !! je n’ai pas fait une action d’éclat, c’est un peu en chroniqueur que je suis monté là-haut, rien de plus, on a oublié l’abbé Dage.

Je vais au « Courrier de la Champagne » boulevard de la Paix. Je cause avec Gobert directeur, rien de saillant et d’accord avec lui inutile de revenir sur cette omission de l’abbé Dage, je le quitte et en traversant la rue Houzeau-Muiron, descendant vers le square Cérès (place Aristide-Briand depuis 1932) je vois des troupes massées au bout et puis un coup sec, on me dit ce sont les troupes qui sont au bout de cette rue qui tirent. Je redescends le boulevard tranquillement, je prends la rue Cérès, rencontre des équipages chargés de munitions qui vont sur le faubourg Cérès (rue Jean-Jaurès depuis 1921). Place Royale, je rencontre Ducancel, nous nous accostons, je lui dis que je viens de voir son beau-frère, M. Hébert, qui hésitait à aller à l’asile de nuit.

« Où allez-vous ? » me dit-il. « A la Mairie voir ! » – «  Je vous accompagne ! » – « Ah ! les cochons ils m’ont volé 19 rondelles (?) de benzine, mais conversant toujours, ils sont volés, cette benzine qui ne peut leur servir pour leurs autos, c’était pour dissoudre du caoutchouc, et quand ils l’auront versé dans leur récipient c’est comme s’ils y avaient mis de l’eau ! » – « Si seulement cela les faisait sauter ! » répondis-je ! (Nous causons toujours en remontant la rue Colbert vers la Mairie) « Oui, mais ça me coûte : 20 (19) à 40 F = 800 F, plus les rondelles » – « En tout 1000 Francs » fais-je.

Nous étions sur le trottoir à droite vers l’Hôtel de Ville. Au coin en face du Comptoir d’Escompte de Paris, quand tout à coup, vers la place de l’Hôtel de Ville :

Pan !! (je les reconnais) puis un tas noir (des cadavres), la place était remplie de monde…  Notre conversation avait cessée subitement. Ducancel défile je ne sais où. Moi j’hésite sous le marché de la criée entre la rue de l’Arbalète et la rue des Élus. Je choisis cette dernière pour m’éloigner de l’Hôtel de Ville car 1 – 2 – 3 autres obus éclatent pendant ma course, toujours sur ma droite.

J’enfile rue des Élus, rue du Clou dans le Fer. Au trot devant chez Michaud, je crie aux demoiselles du magasin « on tire sur nous ! » au même moment le 3ème obus éclatait, c’est certainement celui tombé chez Bayle-Dor, l’Hôtel de Metz, ou celui de Mme Janson en face au 18 rue Thiers. J’entre chez moi. Fermeture de fenêtres et des persiennes, bougies, allumettes, clefs des caves, tout le matériel du 4 septembre et nous descendons, je ferme les 3 compteurs (eau, gaz, électricité).

Adèle, les jambes flageolantes descend 2 chaises et nous reprenons nos places du premier bombardement.

Il est 9h3/4. Depuis un quart d’heure nous recevons déjà nos vieilles connaissances, mais les petites, pas les grosses (les 200 livres). Voici le compte des obus : à partir de 9h1/2 quand j’étais place du Marché, le 1er à l’Hôtel de Ville, puis 3 font 4. En descendant dans la cave +5 puis à intervalles assez distants 4 + 4 = 19, soit 20 à 25 au plus. De tous ceux-là je n’ai entendu qu’un seul sifflement caractéristique de proximité. On me dit que ce serait rue du Carrouge. Nous verrons. Il est 10h10 exactement quand nous cessons d’en recevoir ou entendre à proximité.

Je vais, je viens, je monte, redescends au fur et à mesure des vagues de la canonnade. Je regarde dans la rue, pas de traces de bombes : Rien ! et cependant à un moment donné l’escalier de ma cave donnant sur la rue était rempli de poussière jaunâtre que j’avais déjà vue le 4.

Nous remontons définitivement, ma brave domestique et moi. A 11h3/4 on n’entendait presque plus rien.

11h55  Un coup de sifflet de locomotive, je ne puis dire le plaisir qu’il m’a fait.

Autant ceux du moment de la mobilisation m’ont agacé, énervé, autant celui-ci m’a réjoui et a sonné joyeusement à mes oreilles. Ce sont, parait-il, des trains venant de Soissons qui ont amené des pièces de siège pour réduire les forts de Reims (Brimont, Berru, Nogent, Pompelle) que le général Cassagnade, le misérable, avait oublié de faire sauter le 3. Les allemands ont profité de l’aubaine et pendant les 10 jours d’occupation les avaient mis en état de défense ! C’est pourquoi notre armée a été retardée au moins 24h à Reims dans sa marche en avant.

Depuis 1h après-midi la canonnade a repris vers le nord-est ! Et il est 2h01, actuellement le canon tonne et retonne avec une rage pire qu’avant-hier, et s’éloigne avec une rapidité effrayante vers la Suippe et la Retourne. Nos troupes doivent poursuivre les Prussiens tambours battants. On croirait que les nôtres galopent dans leur poursuite. Je crois que c’est une grande bataille et une formidable déroute pour les Allemands. Le canon s’éloigne en grondant sans désemparer, il ne marche pas au galop, il vole !! Mon Dieu soyez béni !!

Demain nous saurons le résultat, mais je crois que les allemands sont écrasés. Je n’ai pas d’impression assez forte…  pour exprimer la défaite que me chante, me claironne en ce moment notre canon de 75.

Ce doit être une déroute que le Monde n’a pas encore vu depuis qu’il existe !!

Ce doit être formidable. Le canon s’éloigne comme le tonnerre, les nués poussées par un vent de la tempête.

C’est le désastre, c’est la débâcle ! Messieurs les Prussiens : C’est vous qui l’avez voulu ! Votre orgueil est brisé ! broyé ! pulvérisé ! Le colosse Germain a trouvé ses pieds d’argile dans nos plaines de Champagne : Vertus et Reims.

2h17  En ce moment les allemands doivent subir un Sedan que nos troupes leur imposent. Ils doivent se battre en désespérés. A cette distance mes vitres vibrent à chaque décharge. C’est gigantesque !!

La maison tremble, et c’est loin !! Vers Tagnon, Machault. C’est effrayant de formidable ! de grandiose. La canonnade d’avant-hier était un pétard auprès de celle d’aujourd’hui.

5h  La canonnade dure toujours du côté du fort de Brimont, ou on se bat toujours avec rage – Mon Dieu que nous soyons victorieux. Vu les dégâts du bombardement : rue Thiers maison Pozzi 1 obus, 2 obus dans les murs du Dr Chevrier et de Mme Janson qui sont fort abimés. Tricot entre les 2 n’a rien. Bayle-Dor saccagé, rue des Consuls, Corneille, Virbel, Robert (le boulanger), rue des Écrevés 3 obus. L’école des filles rue des Boucheries a été visée parce que, par des espions, ils savaient que l’État-major y était. Tristes choses, on est broyé, brisé. Pourvu que ce soit fini pour nous car je n’en puis plus. Je crois que je n’aurais même pas la force de me sauver.

Mon Dieu ayez pitié de nous. Protégez-nous, sauvez-nous.

8h50 soir  Le canon s’est tu comme de coutume vers 7h – 7h1/4. Il a donc tonné depuis 2h du matin jusqu’à cette dernière heure, mais depuis 6h du matin c’était un roulement continu.

Lueur d’incendies du côté de Bétheny et de Bourgogne. Lueurs et éclairs des derniers coups de canons. Est-ce que cette musique recommencera demain ? Souhaitons que non, mais mon sentiment est que les allemands se sont battus aujourd’hui en désespérés.

Quelle journée !!

J’ai vu vers 6h des officiers anglais en automobile rue de Vesle devant chez Charles Mennesson au n°27, la foule les applaudis et les ovationne ! Le chef, très décoré (rubans seulement selon la coutume anglaise) parait jeune quoique très grisonnant. Il sourit et salue militairement. Nos alliés ne sont donc pas très loin d’ici.

En rentrant je me heurte à Madame Potoine qui allait à la gare donner une carte postale, soit à la Poste, soit à un des employés du chemin de fer rentrés à Reims hier. Et moi qui n’y avais pas songé. Le temps d’écrire que je suis vivant et de demander si mes chéris le sont aussi et en bonne santé et où, je cours à la gare et je rencontre un employé que je connais bien M. Romangin qui se charge de mes deux cartes adressées à ma chère femme à St Martin et à Granville, et de plus il accepte d’envoyer deux dépêches avec promesse de faire attendre les réponses télégraphiques où celles-ci auront été lancées. Il a été très dévoué et m’a dit : « Je comprends parfaitement votre angoisse et soyez sûr que demain au plus tard le nécessaire sera fait. » Enfin vais-je être bientôt rassuré sur votre sort mes chéris. Oh ! quelles heures d’attente encore ! En attendant encore les canonnades prussiennes : nous verrons cela demain.

Le 4 septembre c’était la carte de visite de présentation d’entrée en relations et le 14 c’était la carte de visite P.P.C. de digestion (Pour Prendre Congé, formule très utilisée au début du 20ème siècle lorsque l’on s’absentait pour quelques temps). Bandits !! Mais ils peuvent être tranquilles, si nos soldats vont chez eux je les plains. Tous ceux à qui j’ai causé sont comme des lions quand on leur parle de cela : Hier l’un d’eux du poste près de Le Roy, le bijoutier : « Soyez tranquille, Monsieur, si nous y allons et nous irons ! après ce que nous avons vu, je les plains, même les enfants nous les étriperons !! ». « Et nous sommes tous dans les mêmes intentions ! Sachez-le ! »

J’ai préparé tout ce qu’il faut pour descendre à la cave s’il y a lieu cette nuit. Quelle vie !

Depuis 10 jours on ne fait que monter au grenier pour voir les incendies ou les batailles ou descendre à la cave pour se garer des obus !! C’est un vrai métier d’écureuil !!

Hier matin, lors de l’arrivée des français à Reims, il en est arrivé une bien bonne à 80 ou 82 de nos allemands. Durant la soirée ces 80 ou 82 soldats s’étaient installés en maîtres à l’école de filles de la rue du Carrouge au n° 7bis près du foyer Noël pour y dormir. Un voisin pas bête, sur les 5 heures du matin apprend que nos troupes vont arriver, il ne fait ni une ni deux, il va fermer doucement la porte de l’École où dormaient du sommeil…  du conquérant nos sauvages saxons, met la clef dans sa poche et attend patiemment et la conscience tranquille le premier pioupiou français qui va se présenter à lui. Il n’attend pas longtemps car à peine une demi-heure après un petit chasseur à pied, l’œil ouvert le doigt sur la gâchette de son fusil se trouve nez à nez avec mon citoyen qui, d’un air un peu goguenard, lui tend la clef de ses brebis qui dorment en lui disant : « Dis donc ! veux-tu ramener quelques Boches, voilà la clef et va ouvrir cette porte là à côté, tu n’auras qu’à les cueillir, ils sont encagés !! » Un signe au peloton d’avant-garde et nos Prussiens sont réveillés par un formidable : « Halte-là ! Haut les mains ! Prisonniers !! » Et en troupeau docile ils ont fait comme un seul homme le mouvement commandé.

Je les ai vus le soir à l’Hôtel de Ville, ils paraissaient moins arrogants que les jours précédents. Bandits devant les faibles et les désarmés, et plats, vils devant la baïonnette d’un pioupiou !! C’est bête la race !

9h25  J’ouvre mes persiennes. Vent chaud du sud et plus un bec de gaz allumé. Que se passe-t-il ? La ville est noire et sinistre. Est-ce pour éviter que les allemands ne nous bombardent encore ? Deux lueurs d’incendie, du côté de Bétheny et du côté de Cernay. Que sera encore demain ?

C’est certainement un ordre donné par l’autorité militaire, car l’électricité marche encore dans nos maisons. Enfin, à la Grâce de Dieu, et que notre sommeil soit calme et le réveil joyeux.

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

Nous nous réveillons comme nous nous sommes endormis, au bruit du canon.

Désirant, si possible, avoir un aperçu de ce qui se passe dans les directions nord et est de Reims, où nos troupes étaient dirigées hier, je monte, au début de la matinée vers 8 h 1/2, au troisième étage du bâtiment principal de nos magasins et vais m’installer à une lucarne de son pignon, situé sur la rue de la Gabelle. Je ne croyais pas trouver un si bel observatoire. De là-haut, en effet, ma vue portant parallèlement à la route, je vois parfaitement la ligne d’horizon donnée par les hauteurs juste en face, des bouches à feu en action, que je ne vois pas, mais dont la présence se révèle fréquemment par les petits nuages noirs paraissant de-ci de-là, suivis quelque temps après par les détonations de départ des projectiles. Les Allemands, dans leur retraite, ont pu assurer l’occupation de ces points élevés à leur artillerie et c’est de ces endroits et d’autres, dominant Reims, que nous entendons maintenant le canon tonner sans arrêt ; la veille au soir, les extrémités du faubourg Cérès et le quartier Cernay ont reçu quelques obus.

Je vois très bien également, mieux encore qu’avant-hier 12, lorsque je regardais dans la direction des Mesneux, les éclairs et les flocons de fumée produits en l’air par l’éclatement des shrapnels destinés à nos malheureux troupiers qui, hier, partageaient notre bonheur et depuis ont dû être contraints de rester aux limites de la ville, ou à peu près.

Il me semble que mes deux fils aînés pourraient venir examiner un instant, auprès de moi, ce triste spectacle qu’offre la guerre, puisqu’il nous est permis de le considérer partiellement et je descends, afin d’aller les chercher à la maison. Par exemple, ce que je n’avais pas prévu se produit. Après mes explications, toute la famille – c’est-à-dire ma femme et nos quatre enfants – piquée de curiosité, remonte avec moi.

Nous regardons à la jumelle encore quelques coups partir et chaque fois qu’est apparu un nouveau nuage noir, qui grossit à vue d’œil, nous percevons ensuite le son vibrant du départ. Il y a déjà une demi-heure environ que nous sommes apostés devant notre lucarne, où nous nous remplaçons les uns après les autres, lorsqu’à certain moment, nous voyons surgir un amas de fumée plus blanc et beaucoup plus volumineux que les autres ; nous attendons, comme auparavant, le bruit de la déflagration qui nous semble devoir être formidable, car il n’est pas douteux que c’est une grosse pièce qui a tiré. Soudain, le sinistre sifflement du projectile envoyé par ce coup nous annonce le passage, tout près, de l’obus.

Malheur ! cela aussi est de l’imprévu. Notre stupéfaction est grande, mais de courte durée heureusement ; nous avons ressenti ces terribles émotions le 4. L’engin a déjà fait entendre son explosion d’arrivée à courte distance et il n’est pas seul car en voici d’autres qui sifflent. Oh ! l’effroyable chose que la surprise d’un bombardement subit.

L’observatoire a été vite abandonné ; en un rien de temps, nous sommes dans les escaliers que nous dégringolons quatre à quatre. Les enfants eux-mêmes ne montrent pas d’affolement. C’est vers la cave que nous sommes naturellement attirés pour assurer notre sécurité.

Dans la cour, qu’il nous faut traverser, nous voyons le concierge de l’établissement, sa femme et sa petite-fille tenant dans ses bras son enfant nouvellement née, qui viennent nous demander de les accueillir dans notre cave ; ils auraient pu s’abriter dans celle qui se trouve de leur côté mais ils préfèrent ne pas être seuls.

Nous nous installons donc comme nous le pouvons, assis sur deux chantiers ou sur les dernières marches de l’escalier, écoutant les sifflements suivre les sifflements au milieu des éclatements d’arrivée.

A l’appréciation approximative de la direction et de la distance, il nous semble que les obus tombent principalement vers l’hôtel de ville ; notre quartier ne paraît pas visé aujourd’hui. De nouveaux sifflements et de nouvelles explosions ne nous permettent cependant pas de remonter. Cela dure une partie de la matinée.

Dès que le calme est revenu, après onze heures, je sors et pars vers l’hôtel de ville. J’apprends en chemin, de M. Ebaudy, de la compagnie des Sauveteurs, que le premier obus, celui que nous avons si bien entendu siffler et – je crois pouvoir le dire – que nous avons même vu partir, est tombé à l’angle de la maison n° l, rue Thiers, tuant six personnes dont deux à l’intérieur de la maison.

En effet, plus tard on précisait que les victimes qu’il avait faites étaient, en dehors de Mlle Lucie Chenot, 29 ans et sa bonne, Mlle Olive Grosjean, 26 ans, habitant la maison n° 1 rue Thiers : le lieutenant-colonel de Lanzac de Laborie, du 3e Spahis, détaché au centre des hautes études militaires, tué ainsi qu’un gendarme de la légion, nommé Bollangier, paraît-il, qui sortaient des bureaux de l’État-major, rue des Boucheries et arrivaient rue Thiers, avec un officier allemand prisonnier, lequel a été blessé seulement. Le même obus a tué encore un soldat du 33e d’infanterie, probablement du même groupe et une femme inconnue, de 60 à 70 ans, qui passait également rue Thiers. Ses éclats blessaient en outre, grièvement, M. Hubled, 48 ans, qui se trouvait sur la place de l’hôtel de ville.

Tout le quartier de l’hôtel de ville est saccagé, notamment la rue Thiers où je remarque particulièrement l’hôtel de Metz (BayleDor), au n° 39, en grande partie démoli et l’immeuble Cama, ainsi que les rues des Consuls, de Mars, du Petit-Four, de la Tirelire, des Ecrevées.

L’école de la rue des Boucheries, où les services de l’Etat-major étaient à peine installés, a reçu un obus qui a mis le feu aux combles ; trois soldats y ont été blessés dont un très grièvement et dans l’ensemble, tout le quartier environnant présente un aspect de désolation véritablement navrant. Une large traînée de sang allant de la rue des Consuls à la place des Marchés a été laissée par un cheval blessé, qui est allé s’abattre à ce dernier endroit.

On apprend encore que, dans la matinée aussi, un obus détruisant une maison habitée par la famille Sorriaux, rue Croix-Saint-Mars 139, a anéanti toute cette famille, composée de : Mme Sorriaux, 39 ans ; Albertine Sorriaux, 17 ans ; Paul Sorriaux, 11 ans et René, 3 ans.

L’après-midi, vers 13 heures, l’ambulance de la Croix-Rouge installée dans l’établissement Sainte-Marie-Dupré, 270, avenue de Laon et 10, rue Boudet, désignée sous le nom d’Hôpital auxiliaire de la Société française de secours aux blessés militaires n° 47, est atteinte par deux obus se succédant à courte distance l’un de l’autre.

Parmi les nombreux soldats blessés qui étaient soignés en cet endroit, une quinzaine sont tués sur le coup et deux autres rendent le dernier soupir après quelques heures de cruelle agonie.

Deux infirmières et un jeune homme qui se dévouaient autour de ces malheureux, sont également victimes ; ce sont :

Mademoiselle Germaine Gosse, 20 ans Madame Fontaine-Faudier, 25 ans Monsieur Léon Bobenrieth, 16 ans

pour lesquels un service fut célébré à l’église Saint-Thomas, le 17 septembre 1914, à onze heures, avec lieu de réunion indiqué, dans un avis de L’Eclaireur de l’Est du 17 septembre, 270, avenue de Laon et inhumation au cimetière du nord.

– Sur la fin de l’après-midi, au cours d’une nouvelle tournée dans le quartier de l’hôtel de ville et environs, je vois, auprès de la porte Mars, les cadavres des deux chevaux tués hier à coups de fusil ; les corps des deux Allemands atteints au même moment et déposés d’abord à côté, sur le trottoir, ont été enlevés.

A mon retour, le bombardement ayant repris, il nous faut encore, par deux fois, redescendre à la cave.

– La question que l’on se pose, lorsque chacun a pu retrouver ses sens, est celle-ci : que cherchaient les Allemands, ce matin ? Voulaient-ils atteindre l’hôtel de ville, ou ne visaient-ils pas plutôt les locaux que l’état-major venait d’occuper, rue des Boucheries ? La pensée en est venue spontanément à beaucoup des habitants de Reims, quand fut connue la nouvelle que, s’il n’y est plus, il s’y est du moins installé – pas pour longtemps. En ce cas, l’ennemi aurait été vite et bien renseigné par ceux que, vraisemblablement, il aurait laissés derrière lui pour espionner.

D’autre part, ce bombardement d’une ambulance est-il pur hasard ?

Tout ceci produit un trouble considérable dans les esprits. L’indignation est générale et la consternation, en ville, aussi profonde qu’on saurait l’imaginer, après cette terrible journée.

Paul Hess dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918, éd. Anthropos

 Gaston Dorigny

Qu’est-ce qu’aujourd’hui va nous réserver ? Une canonnade presque continue a tonné toute la nuit.

A la pointe du jour le formidable combat recommence. On essaye de rétablir le centre d’aviation mais les Allemands guettent.

Une grêle d’obus tombe sur l’aviation qui est obligée de se replier. On doit faire évacuer ‘’le Maroc’’.

La situation n’est plus tenable dans notre maison, des obus tombent dans la rue Havé (1) et dans le champs du dépôt.

Nous décidons vers neuf heures du matin d’évacuer et d’aller chez mon père rue DeMagneux (2), pour chercher un abri, au moins pour la journée. De là on entend le bombardement de la ville qui recommence et qui a fait encore une quantité de victimes et des dégâts terribles.

Toute la journée le canon fait rage pour ne se taire qu’après 7 heures du soir. A sept heures ½ nous songeons à regagner notre domicile (3) . . . Si toutefois il est encore debout.

Ordre est donné par le maire d’arrêter toutes les lumières de la ville à huit heures du soir.

Nous pouvons heureusement rentrer chez nous sans encombre, mais de là qu’elle vision d’horreur. Bétheny tout entier est en flammes, seule l’église ne brûle pas et apparaît toute blanche éclairée par les flammes de l’immense brasier que forme le village.

C’est avec cette vision d’horreur que nous nous endormons.

Que nous réserve encore demain ?

Gaston Dorigny

ob_c1d768_1914-rue-faubourg-cc3a9rc3a8s


Paul Dupuy

À 3 h ½, dans l’obscurité et par un froid vif, défile sous nos fenêtres un Régt d’artillerie, Hénin et Sohier vont avoir fort à faire pour déblayer ce triste chantier !

Pendant ces longues minutes de destruction, les familles Perardel, Lallement et Dupuis, abrités de leur mieux et égrenant leurs chapelets se confiaient en la Providence du soin de leur sauvegarde ; elles n’ont pas été éprouvées.

Lente et pénible, la journée s’écoule dans une énervante canonnade qui ne cesse qu’à 19H20.

Au moment du coucher la rue est d’un lugubre impressionnant : pas de bec de gaz allumé, pas de globe électrique, pas un passant, seules scintillent quelques faibles lumières derrière les persiennes closes des maisons voisines.

Paul Dupuy - Document familial issu de la famille Dupuis-Pérardel-Lescaillon. Marie-Thérèse Pérardel, femme d'André Pérardel, est la fille de Paul Dupuis. Ce témoignage concerne la période du 1er septembre au 21 novembre 1914.

Source : site de la Ville de Reims, archives municipales et communautaires


Victimes des bombardement de ce jour :

  •  LADAM Alfred   – 56 ans, 33 rue Saint André, Tué avec sa femme et son fils dans un bombardement – Teinturier demeurant 32 rue Vercingétorix à Reims
  • MATILE Gaston Léon Alfred   – 13 ans, 122 rue d’Alsace Lorraine, 3 ans, tué avec sa grand-mère à son domicile
  • SORRIAUX Albert Paul  – 11 ans , 139 rue Croix-Saint-Marc, décédé en son domicile
  • SORRIAUX Charlotte Albertine  –  17 ans, 93 rue Serrion, 17 ans, noueuse, domiciliée 139 rue Croix-Saint-Marc
  • SORRIAUX Léopoldine Joséphine   – 39 ans, 139 rue Croix-Saint-Marc, décédée en son domicile – noueuse
  • SORRIAUX Marcel René   – 3 ans, 139 rue Croix-Saint-Marc, retrouvé après le bombardement en vie sous les décombres (139 rue Croix-Saint-Marc), meurt pendant le transfert à l’hôpital
  • VILLAIN Louise   – 17 ans, 130 rue d’Alsace-Lorraine, domiciliée 64 rue Vercingétorix
  • VILLAIN Lucienne Jeanne Fernande   – 22 ans, 130 rue d’Alsace-Lorraine
  • VILLAIN Paul Eugène   – 12 ans, 130 rue d’Alsace-Lorraine, domicilié 64 rue Vercingétorix

Mardi 14 septembre

Canonnade sur l’Yser et en Artois (Neuville, Roclincourt, Wailly). Au nord de l’Oise, nous avons opéré des tirs de destruction sur les organisations ennemies et les ouvrages de Beuvraignes. Nous avons dispersé plusieurs partis d’infanterie devant Andechy.
Sur le canal de l’Aisne à la Marne, nous avons bombardé les ouvrages et cantonnements allemands aux environs de Sapigneul et de la Neuville (région de Berry-au-Bac).
Canonnade et lutte de bombes en Champagne, en Argonne, entre Meuse et Moselle.
Bombardement dans les Vosges ( Metzeral, Sudelkopf).
Dix-neuf avions, à titre de représailles contre les bombardements de Lunéville et de Compiègne, par les taubes, ont survolé la ville de Trèves et y ont lancé 100 obus, atteignant la gare et la Banque d’Empire. Après avoir atterri dans nos lignes, ils sont repartis et ont jeté 58 obus sur la gare de Dommary-Baroncourt. D’autres ont bombardé la gare de Donaueschingen, sur le Danube, et celle de Marbach.
L’offensive russe se poursuit victorieusement en Galicie où plusieurs milliers d’Autrichiens ont été capturés.
Un raid de zeppelins en Angleterre a encore une fois avorté.
Le submersible Papin a coulé plusieurs torpilleurs autrichiens dans l’Adriatique.
Le comte Bernstorff, dans une interview qu’il n’a que mollement démentie, a proféré des menaces pour l’Amérique.

Source : La Grande Guerre au jour le jour

Connaitre les positions des lignes au jour le jour : Cartographie 1914-1918
Carte des positions au 14 septembre 1914