17 FEVRIER – mercredi –
Je suis monté vers 9 heures au poste de secours. Là, j’ai pu assister quelques blessés, dire un mot à tous.
Je vois des blessures plus horribles qu’hier ; ce malheureux fracassé ; jambes, bras, tète, poitrine, qui vit encore, appelle ses camarades en agitant des moignons sanglants qu’on n’a pas réussi à fixer avec des lanières sur le brancard. Et ce boche qui ne voulait pas se rendre, un type énergique, solide, qui, après avoir tué encore trois français, est percé à son tour d’un coup de baïonnette, percé de part en part. Et on le fait revenir à pied depuis Maison forestière ; c’est un cadavre qui déambule, sans se plaindre… derrière quatre autres prisonniers à qui on fait porter une civière avec un blessé.
Un autre blessé allemand allait sortir des tranchées, emporté par les brancardiers français, quand un obus allemand arrive, le fracasse et tue un des nôtres.
Aujourd’hui, je puis assister d’une façon vraiment efficace quelques malheureux couchés dans le sang.
Tournée assez longue en somme. 200 prisonniers hier ; 200 aujourd’hui. La 34ème division a bien marché. On est bien moins content de la 33ème . Qu’est-ce alors que demain nous réserve ?
C’est d’ailleurs tout le front entre Soissons et Verdun, paraît-il, qui donne l’effort en avant. Quant à l’artillerie, elle a fait un travail incomparable, balayant avec une méthode et une précision merveilleuse.
Des régiments encombrent les routes ; un gros effort est donné là ; de la cavalerie est prête, en nombre, ce qui donne à penser qu’on veut faire un saut sérieux en avant…
18 FEVRIER – jeudi –
6 heures matin ; Je vais repartir. Il pleut ; le canon tonne, tonne.
11 heures 1/2 soir ; J’arrive ce matin au 83. Une voiture a versé ; plus loin, du sang dans la boue ; un attirail de troupiers ; un obus vient de tomber là, en pleine colonne du 209 et a tué deux hommes… Je passe par la batterie du capitaine Lasses ; au poste d’observation, je vois descendre des renforts allemands ; des cadavres, caissons démolis, ragions bouleversées ; c’est terrible.
A Maison forestière, je vois quelques blessés, puis pars pour les tranchées. Les hommes sont étonnés de me voir. De la boue, les sacs de terre, des armes, des cadavres ; des corps dans les champs, les mitrailleuses, le grand entonnoir (70 à 80 mètres de diamètre) rempli d’hommes maintenant, creusé il y a 3 jours par l’explosion de 3000 kilos de poudre noire.
Je dis une prière près de 15 cadavres qui sont là. Emotion. Un autre entonnoir à moitié rempli par la terre sortie d’une mine creusée par une perforatrice…
Un commandant a été tué ce matin dans la tranchée…
Ah ! je pense encore à ce bouleversement des tranchées, dans les tronçons de boyaux sens dessus-dessous, des corps entassés, péniblement, dans les plus atroces positions, sur le parapet les fils de fer en forêt chaotique, plus loin le bols fameux qu’on veut enlever, c’est-à-dire une maigre plantation de manches à balai… c’est la désolation. Que restera-t-il de toutes les constructions dans ces villages qui sont sur le front, sur la ligne même du feu ?
Que d’horreurs ! Ce malheureux, qui avait le bas de la figure emportée, plus de mâchoire, de langue, de menton ! Il ne peut rester couché ; son sang l’étouffe et il ne peut l’avaler, n’ayant plus de langue !…
Très gracieux, le médecin-chef m’a offert hier de me racheter une croix d’aumônier, puisque j’avais perdu la mienne.
20 FEVRIER – samedi –
J’ai été souffrant la nuit. Je crois qu’il ne faut jamais boire l’eau de ces pays ; elle renferme toutes les maladies.. !
Je suis resté à Nantivet, désolé…
21 FEVRIER – dimanche –
Je monte à « 204 »[1], puis à Maison forestière, aujourd’hui, J’irai faire dimanche avec les troupiers.
Je vois les nouveaux cimetières que le 4ème Corps vient d’ouvrir, sur la gauche, dans le ravin. Il y a plusieurs corps qui attendent. Un troupier vient me demander, les larmes aux yeux, si je veux dire la prière des morts pour leur camarade. Je dis un De profondis.
Je cherche les dégâts de la veille. Heureusement, l’obus est tombé entre la maison et le puits.
La paroi de bois de la chambre est criblée ; la cervelle entière de l’infirmier a grêlé le plafond…
Dans les tranchées, c’est 30, 40, 50 centimètres d’eau, de boue visqueuse blanchâtre ; c’est inqualifiable… Je repasse par le grand entonnoir ; Je vais au-delà… Je distribue des médailles de la Ste Vierge ; Je cause avec les hommes… ils ne sont pas trop démolis…
Les obus tombent surtout vers la Corne du Bois… mêmes horreurs, cadavres accumulés etc…
Et nos obus passent, rageurs, et les marmites boches éclatent en face, en gerbes énormes.
[1] La cote 204
22 FEVRIER – lundi –
J’apprends aujourd’hui un nouveau et formidable bombardement de Reims. La voûte de la cathédrale est crevée… Mon Dieu, il m’en coûte d’être loin.. !
Si vous voulez lire l’ensemble du journal de Thinot en version pdf avec notes de Thierry Collet et index : tapuscrit de G. Carré