Abbé Rémi Thinot

26 SEPTEMBRE :

C’est l’octave aujourd’hui du grand jour de deuil. Il y a huit jours, la cathédrale, dévorée par le feu, dressait une dernière fois au-dessus de la ville, mais en traits de sang, ses lignes admirables…

J’apprends ce soir les méfaits de nos odieux gouvernants ; la paix aurait été entrevue fin août pour sauver le parti radical au prix de… 10 milliards et l’Algérie. C’est Delcassé et Sembat qui auraient tout sauvé… et la Russie qui a montré les dents.

Galiiéni aurait déclaré que Paris pouvait tenir… 3 jours.

La fuite du gouvernement, chaque membre flanqué d’une femme, aurait été une fuite. Tout ce bas monde n’est pas brillant. Les hauteurs, heureusement, le sont davantage ; on peut faire confiance à ceux qui se battent pour le salut de la Patrie.

Cet après-midi, nous avons accompagné des reporters et des personnages. A été indélicat M. le Baron Durieu, amis de Barrès, sur un des lustres tombés de la grande nef ; visite rapide du sous-secrétaire d’Etat.

Le matin, dès 3 heures, une vigoureuse attaque a été menée vers Cernay contre l’ennemi. J’en ignore le résultat.

La journée a été calme ; à peine quelques bombes la carte de visite quotidienne de ces Messieurs – sont venues vers 6 heures rappeler la présence des Prussiens sur Berru.

Extrait des notes de guerre de l'abbé Rémi Thinot. [1874-1915] tapuscrit de 194 pages prêté à ReimsAvant en 2017 pour numérisation et diffusion par Gilles Carré.

Louis Guédet

Samedi 26 septembre 1914

15ème et 13ème jours de bataille et de bombardement

8h matin  On s’est battu toute la nuit, on continue à se battre toujours du côté de Berru et Nogent l’Abbesse. Hier soir, de 8h à 10h du soir la fusillade crépitait comme la grêle qui tombe sur des vitres. C’était impressionnant. En ce moment le canon ne cesse de tonner, c’est une grande bataille !

J’ai une occasion, par un employé de la gare de Reims d’écrire à ma chère femme et à mon Père. Je vais m’y mettre. Quand donc les reverrai-je tous ! Je n’ai plus le courage ni la force de penser, de réfléchir. Je suis comme un automate.

9h3/4  La bataille cesse un peu.

11h1/2  Le Hussard de la Mort que j’avais vu mort sur le trottoir de la Porte Mars, en face de chez Mme Lochet le 13 septembre au matin était le lieutenant Adalbert de Brunswick, de la Maison de Brunswick.

12h50  Ce matin vers 9h quelques obus par ci par là…  pour n’en pas perdre l’habitude durant que je causais avec M. Charles Heidsieck et M. Pierre Givelet qui étaient entrés chez moi au cas où ce semblant de bombardement voudrait…  insister !

Je crois qu’en ce moment nous assistons (c’est une manière de parler puisque nous ne voyons rien et que nous recevons les coups, nous pauvres rémois habitants de Reims !) à une seconde édition, ou réédition de la bataille de Moukden (Bataille en Mandchourie pendant la guerre russo-japonaise de1905, du 20 février au 10 mars).

15ème jour de bataille, 13ème jour de bombardements plus ou moins intenses, et…  on ne bouge pas de place…  on se regarde toujours en…  chiens de faïence !…   Quelle situation !! Quelle vie !

J’ai eu la consolation d’écrire à ma chère femme à Granville en remettant cette lettre…  à la Grâce de Dieu ! à un facteur de la gare de Reims que je connais, M. Georges Bourgeois 17, boulevard Carteret à Reims, qui m’a promis de la faire mettre à la Poste à Paris…  mais sans espoir de réponse. J’ai écrit aussi à mon bien aimé Père, dont je n’ai aucune nouvelle. Oh ! Mon Dieu ! pourvu que je le revois sain et sauf et sa maison aussi ! Je n’ai plus que lui sur terre après ma femme et mes enfants !! Non ! je le reverrai ! Il aura vécu sa vie tranquille au milieu du torrent, et nous recauserons ensemble sous les arbres qu’il a planté, soigné, et que j’ai vu grandir, croitre et verdoyer depuis ma plus tendre enfance, et que j’ai revu avec tant de joie quand, revenant du siège de Paris garçonnet, je faisais la guerre…  aux Prussiens !! Vauriens !…  Nous enfants, nous étions toujours victorieux, quand même ! Puisse la bataille qui se déroule à quelques centaines de mètres de nous nous donner la « définitive…  l’ultime Victoire !! »

La Bataille continue toujours vers Cernay par intermittence.

Je relis les « Mémoires d’outre-tombe » de Chateaubriand, et par le beau soleil qui brille en ce moment en lisant la jeunesse de Chateaubriand je revis mon enfance, ma jeunesse, ma sauvagerie, mes inquiétudes, mes rêves. Comme lui j’ai été un solitaire et comme lui j’ai rêvé, j’ai souffert…  j’ai joui de ma solitude ! Tout ce qu’il dit de son enfance, de son adolescence… je pourrais le répéter.

Jusqu’au saule où il se perchait s’isoler dans la prairie pour vivre ses rêves, tout me rappelle mon St Martin. J’ai en moi aussi mon saule au bord de notre charmante rivière aux lents méandres où je me retirais souvent. Je grimpais au sommet, et là, comme dans un nid entre Ciel et terre, quels beaux rêves j’ai faits…

Charmes et tristesses ! Comme lui j’aurais toujours souffert…  moins son génie, sa gloire !! Mais j’ai vécu les mêmes jouissances, les mêmes souffrances d’enfance et d’adolescence, que ne puis-je les revivre encore ! Toutes éveillées, toutes frissonnantes des émois de mes 15 ans !

1h1/2  Bon ! voilà Adèle qui arrive en coup de vent. « M’sieur ! v’là qu’ça recommence, je les ai entendus siffler, il faut fermer tout ! » Comme si une malheureuse persienne de bois blanc pouvait empêcher un de ces oiseaux de mort d’entrer dans ma maison ! La malheureuse fille devient folle de peur, elle entendrait siffler un obus d’ici au Pôle Nord aux antipodes !

Alerte ! comme depuis quelques jours un « wurgiß surren nicht » (je ne pleure pas) sec. Vandales ! Arrières petits-fils d’Attila ! Rien de plus !

Des fils de la Vierge(rare phénomène migratoire de jeunes araignées emportées par leur fil au gré des vents) voltigent dans la brume ensoleillée d’automne, ce sont les premiers que je vois ! Comment craindrais-je les obus ? Ils volent, poussés par la brise vers l’Est, vers l’ennemi, comment craindrais-je leurs obus !

Ces fils, couleur de neige tissés par les anges, Jeanne d’Arc, Ste Geneviève, la Vierge elle-même, protectrice de la France de leur réseau ténu, trame céleste les empêcheraient d’arriver et de venir  jusqu’à nous !

5h1/2  Je viens de faire un tour du côté de la rue de Venise, et comme j’y étais on me dit qu’un aéroplane allemand vient de lancer une bombe près du pont tournant au bout de cette rue qui est tombé sur le bord du canal et n’a fait aucun dégât. On fait des levées de terre près du pont de la rue Libergier. Pourquoi ?

Causé avec Madame Charles Loth, qui aurait appris d’un soldat du 291ème d’Infanterie qu’on aurait pris cette nuit 7 pièces d’artillerie, des obusiers sans doute, et que l’on allait enlever de vive force les hauteurs de Berru où il n’y aurait presque plus de troupes allemandes. Souhaitons que ce soit vrai, car ce mont de Berru nous aura fait bien du mal depuis 15 jours. Si c’est exact nous pourrons nous préparer à entendre une vraie sarabande toute la nuit.

7h3/4  Deux coups de canon. C’est le couvre-feu ordinaire depuis 15 jours en attendant la danse nocturne, sans doute !

9h  Le combat s’anime et va se poursuivre toute la nuit.

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

Au cours de visites dans notre ancien quartier, j’ai eu fréquemment, ces jours-ci, à constater la présence de gens qui n’y avaient rien à faire et qui paraissaient pousser un peu loin la curiosité, s’introduisant dans les caves ouvertes des maisons détruites par les obus et l’incendie ; cela n’a pas été sans attirer mon attention. Les rôdeurs peuvent espérer découvrir sur ce qui fut le mont-de-piété des matières précieuses fondues : encor faudrait-il cependant, qu’ils fouillent les décombres exactement à l’endroit où se trouvait le magasin à bijoux, dont rien ne désigne l’emplacement – que je connais, que je me borne à surveiller chaque jour, d’un coup d’œil, et dont je me garde bien de parler à qui que ce soit. Mes appréhensions sont certainement plus fondées s’il s’agit de ma cave personnelle, dans laquelle j’ai descendu trois caisses dont deux remplies de pièces d’argenterie (théières, cafetières, etc.) que j’avais accepté de garder, que je serais désolé de laisser à l’abandon dans les conditions où elles s’y trouvent forcément depuis le 19 septembre et dont j’aimerais mieux, certes, n’avoir pas actuellement la responsabilité, car elles appartiennent à un voisin, bijoutier ; en quittant Reims précipitamment, il n’a pas pu les enlever et me les a confiées, avant l’arrivée des Allemands.

J’ai parlé à mon beau-père, dont je tenais à obtenir l’assentiment, en raison de son expérience d’ancien du bâtiment,de mon intention d’aller l’explorer, ma cave. Sur place, il m’en a dissuadé absolument, en me représentant le danger auquel je m’exposerais ; ce qui reste de ses voûtes épaisses n’est plus maintenu en effet et, suivant lui, peut s’effondrer subitement. J’aurais préféré qu’il opine dans mon sens et cela me tracasse car, en même temps, je comptais voir s’il n’y existe pas quelques menus objets de l’installation provisoire que nous y avions faite, qu’il serait encore possible de sauver.

Le temps se tenant au beau, il me semble que je ne dois pas attendre pour agir ; aux premières pluies, cela deviendrait moins réalisable.

Je me rends donc, en compagnie d’un de mes fils, Jean, chez mon ami P. Savy, entrepreneur de maçonnerie, avec l’intention de demander à nouveau l’avis d’un homme connaissant particulièrement la construction. Un contre-maître qui vient m’accompagner, consent, après examen des lieux, à m’envoyer aussi tôt un ouvrier, muni d’une grande échelle et d’une corde. Il a été entendu que je descendrai, puisque je connais tous les recoins des deux étages de ma cave, et que l’homme à me disposition restera dehors, à maintenir l’échelle.

Tandis que les obus sifflent encore, cet as-midi, je puis aller reconnaître jusqu’à la seconde cave, où j’ai le plaisir de retrouver intactes les trois caisses que j’y avait placées le 30 août. L’ouvrier à qui je viens annoncer ma découvert ne veut pas me laisser seul ; d’ailleurs, je ne pourrais pas manier ces caisses. Il descend alors, ainsi que Jean ; nous les remontons en première cave et de là, nous les hissons l’une après l’autre, à l’aide de la corde et de l’échelle, à l’extérieur.

De ce qui m’intéresse personnellement, je puis seulement recueillir quelque bouteilles pleines non brisées, un petit paquet de linge, un peu de provisions, plusieurs couverts non complètement détériorés, ensevelis dans les éboulis et un ancien coffre de payeur aux armées, en tôle, semblable avec sa serrure compliquée tenant en raison de ses nombreux pênes tout le dessous du couvercle, à celui que l’on pouvait voir au musée rétrospectif de la ville. J’aide à remonter ce coffre aux deux poignées, avec joie ; il avait été descendu, entre les sifflements, le 18, avec différentes autres choses et je venais de la retrouver dans le coin où je l’avais posé – où il s’était trouvé protégé, par hasard, de l’incendie et de l’effondrement. S’il ne contient que des papiers de famille sans valeur, ces papiers constituent pour moi de précieux souvenirs en ce que, venant de mes ascendants dans la ligne maternelle, ils remontent jusqu’au règne de Louis XIV. Depuis 1685, en effet, je possédais là des papiers timbrés (actes divers de la vie courante, contrats, cessions de parcelles de terres, quittances, etc.) de tous les régimes.

Notre sauvetage est terminé ; au total, en ce qui nous concerne, il est des plus modestes et se résume à peu de trouvailles utiles, quand tout nous manque, mobilier, linge, vêtements, ustensiles, etc., rien n’ayant échappé à l’incendie dans notre appartement. La voiture à bras qui avait servi à amener l’échelle transport ces différentes épaves rue du Jard, chez mon bau-père à qui n’annonce que l’opération dont je ne l’avais pas prévenu a été menée à bien.

Il en est très heureux, comme moi, que l’angoissante et légitime crainte des pillards n’inquiétera plus.

– Le bombardement a continué toute la journée.

– Hier, vers 18 h, un obus tombant auprès du commissariat du 2e canton, a tué ix personnes dont voici les noms : MM. Gillet, 52 ans, Croisy, 40 ans, domiciliés rue du faubourg Cérès69 ; Roussel, 67 ans, rue Charlier 21 ; Signoret, 63 ans, rue Favart-d’Hervigny 33, Hublot, 29 ans, demeurant au Village noir ; Roger Lefils, 17 ans, faubourg Cérès : Mmes Coquevert, 77 ans rue des Gobelins ; Veuve Gobillot, 53 ans, boulevard Jamin 10 ; Laonois, 31 ans, rue des Gobelins 8 et sa jeune enfant, Raymonde, 2 ans. Six autres personnes furent blessées grièvement par le même obus.

Avant-hier, et le 23, il y eut également des victimes, dont quatre pour la seule famille Lachapelle, rue Montoison n°16 (le père et trois jeunes enfants).

Paul Hess dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918 éd. Anthropos

Cardinal Luçon

Dès 5 heures, canonnade effroyable. Mitrailleuses tout Samedi 26 près de nous – 9 h. L’État-major m’informe que la levée du corps du Général (Batesti) aura lieu à 14 h 30, par une lettre que m’apporte (en une automobile conduite par deux officiers), M. L’Aumônier de la Division. J’irai réciter les Prières de l’Absoute, partant d’ici à temps. Vacarme infernal jusqu’à 3 heures. Visite à la Visitation, à l’Adoration réparatrice rémoise.

2 h1/2. Je me rends à la Maison Neuville. Les Pompes funèbres n’osent pas sortir leurs voitures et leurs hommes, à cause du bombardement. Nous attendons près d’une heure. Enfin, on décide que je vais donner l’absoute sur le cercueil du Général, dans la cour de la maison. Le cercueil était dans un fourgon (tombereau, autrefois peint en bleu) tout couvert de boue desséchée, en guise de corbillard. Je serre ensuite la main à tous les personnages présents, parmi lesquels le Dr Langlet, maire de Reims et le Général Foch, le futur Maréchal.

Visite à l’hospice Rœderer. Aux vieillards. Aux réfugiés de Rethel (hôpital). A l’hôpital civil de Reims, aux Enfants assistés, à la crèche, aux Sœurs de Rœderer.

Cardinal Luçon, dans Journal de la guerre 1914-1918, éd. Travaux de l'Académie nationale de Reims