Louis Guédet

Dimanche 6 avril 1919

1668ème et 1666ème jours

9h 1/2 matin  Temps splendide, une belle journée se prépare, ce qui assombrira encore plus ma tristesse ! Messe à 8h dite par un abbé vicaire de la Cathédrale revenu ces jours-ci. Peu de monde. Rentré ici pour écrire une lettre à M. Jadart sur ma visite des ruines de Reims hier, couvent des Carmes, des Carmélites, etc…

Je suis toujours bien inquiet de n’avoir aucune nouvelles de ma pauvre femme. Pourvu qu’elle ne soit pas plus souffrante. Quelles angoisses j’ai toujours ! Toujours ! et par ce magnifique soleil !! Pauvre martyr je suis ! Pauvre Paria !

Lettre de Louis Guédet à Henri Jadart, secrétaire de l’Académie de Reims.

Guédet Notaire Reims (Marne)
Reims 5 avril 1919

Mention en travers en entête :
Adressé à M. Jadart, secrétaire de l’Académie de Reims.

Mon cher Secrétaire et Ami,

Je suis allé au 16, rue Dieu Lumière, pour voir les vestiges découverts dans l’immeuble de M. Dufay-Lamy. Mais ceux-ci qui consistaient en pilastres et ogives du XIIIe cachées sous une couche de plâtre de plafonnage sont déjà abrités dans les « Bessonneau » qui se trouvent sur l’emplacement de l’ancienne prison, Parvis Notre-Dame, où l’on a réuni tous les vestiges de la Cathédrale intéressants. Je n’ai pu aller les voir, mais en revenant de là-bas je me suis arrêté à l’Hôtel Féret de Montlaurent, les médaillons représentant Saturne, Jupiter, le Soleil, Mercure, Vénus, la Lune, Mars sont intacts, ainsi que les armes des Montlaurent avec les 2 cartouches en-dessous R.F. au 141 de la rue du Barbâtre, voisin du 139 où se trouvent les médaillons que je vous signale. J’ai constaté avec plaisir qu’une des cheminées, provenant du même hôtel dont cette maison faisait partie et que j’ai vendue il y a quelques 10 ans, celle du 1er étage est intacte et encore de toute fraicheur, elle est en pierre nue portant les armoiries des Montlaurent en trumeau, avec deux têtes de béliers pour les pilastres, et elle est exposée aux intempéries du temps, et il serait intéressant de la faire desceller et sauver du naufrage. Par contre la cheminée du rez-de-chaussée qui avait comme trumeau une « bergerade » peinte à même sur pierre est totalement détruite.

Il y a aussi dans la cour de l’Hôtel du Commerce, rue du Cloître, une espèce de retable de pierre dans un pan coupé d’un mur de séparation en forme d’ogive du XIIe – XIIIe, plutôt époque Cathédrale de Paris que Cathédrale de Reims, malgré une scène représentant dans le triangle (3) une Vierge à l’Enfant  et dans les 2 rectangles du soubassement (1) le baptême du Christ et (2) une scène difficile à préciser, peut-être était-ce une Annonciation ?  une Adoration des Mages ? Malheureusement on l’a outrageusement…  réparée !! Mais ce qui reste est encore intéressant.

Sur ma route j’ai erré dans les jardins des Carmes, des Carmélites, des Genovéfains (?) (Cordeliers) de la rue Rainssant, etc… Tout cela reverdoie et d’étranges pensées du passé vous hantent et vous assaillent d’une façon poignante, c’est le désert, le silence, la solitude des ruines où tout vous parle  des siècles disparus, vous émeuvent, vous étreint douloureusement et…  délicieusement. Il semble à chaque instant que soudain de derrière ce pilier branlant délicatement fouillé, ou dans la base de cette ogive surbaissée va surgir un moine lisant dans un vieux missel ou une nonne égrainant son rosaire !! Singuliers revenants qui semblent vouloir venir dire un dernier adieu à ces pierres surprises de se retrouver au grand jour après des siècles d’emmurement, et que demain le démolisseur jettera à terre et transportera dans nos plaines pour combler les tranchées creusées par les Vandales  d’où il y a à peine un an ils lançaient encore leur mitraille pour anéantir nos merveilles Rémoises.

J’en suis tout bouleversé de ce pèlerinage accompli sous un merveilleux soleil d’avril.
Adieu, je pense encore plus à vous, quand du regard et par la pensée je fais revivre tout ce passé ancien.

Très affectueusement.
Signé Louis Guédet

Ernest, l’un des gardiens de la maison d’ici, nous quitte pour aller occuper le logement qu’on lui a loué (Maison Henry Goulet !). Il me reste donc plus que M. Thomas qui ne tardera pas non plus à se réinstaller chez lui. Et puis ce sera mon tour d’aller me réfugier 42, rue Clovis dans une modeste demeure où je vais tâcher de reconstituer mon triste et misérable foyer. Tout sourit, tout est resplendissant de lumière par ces belles journées d’avril…  et moi je suis triste, triste, écrasé, délabré, désemparé à en mourir !

8h soir  Je suis parti pour Trois-Puits à midi 3/4. J’ai pris le canal jusqu’aux Bains froids où j’ai dû m’orienter pour savoir où j’étais, tellement le paysage est changé. Au Pont de Fléchambault, devant le bief de l’usine Machuel je m’arrête devant une tombe entre le canal et la Vesle contenant les restes de 2 soldats du 28/2 du 5e Génie, Tartiere (Rémond Jules Tartiere, sapeur mineur au 28e Génie, décédé le 31 mai 1918) et Chaintereau (Achille Chaintereau, sapeur mineur au 28e Génie, décédé le 31 mai 1918), tués là le 31 mai 1918. Tartiere était marié, les tombes sont fleuries. Aux Bains froids je traverse la Vesle et prend le chemin de la Villageoise sur la route de Cormontreuil. A la Propriété Desmarets j’entre par une brèche et je suis les allées tant de fois parcourues par moi et mes chers enfants. C’était des temps heureux que je ne reverrai jamais plus. Il me semblait en contemplant l’endroit où était le Robinson des enfants entendre leurs frais éclats de rires et leurs ingénus propos…  ou le pont démoli, jeté sur la pièce d’eau du haut duquel mes chers Petits pêchaient à la ligne ou guettaient les faisans vagabonds… De la maison… ?! il n’en reste plus que la moitié, celle que nous occupions habituellement.

Je traverse l’extrémité nord de Cormontreuil et rejoignant la route de Louvois je continue  quelques cent pas pour quitter celle-ci et prendre à droite le chemin vert qui conduit à Trois-Puits. Près de la ferme j’aperçois un amas de caisses en osier et en étoffe fort lourdes et quantité de canons minenwerfers (mortier ou lance-grenades) pour fusées lumineuses ou grenades !! Tout cela à l’abandon ! Il fait fort chaud et cette plaine de Trois-Puits est fort mélancolique et surtout avec les tranchées qui la sillonne. J’arrive à Trois-Puits ! Pauvre village, sur 180 habitants il n’en reste plus que 80. Tout le côté droit de la rue Principale en montant vers le chemin de fer n’a plus d’occupants, tous sont morts !! Je cause un instant avec Marlier le manchot. J’entre avec lui dans l’église dont le chœur (côté de l’Evangile) est effondré ! Pauvre église de village ! Qu’elles sont tristes dans leurs ruines ! J’entre chez M. Cuquigny et après bien des tiraillements, la vieille mère traite avec sa belle-fille, mais que ces paysannes sont roublardes. La vieille ne voulait pas admettre que son fils avait repris tout leur avoir à la mort de son Père, à charge de servir à celle-ci sa mère une rente viagère !! mais tout en ne voulant pas comprendre on sentait qu’elle savait très bien la chose et de quoi il retournait (Henri Cuquigny, adjudant au 332e RI, est décédé à Vouziers (08) le 1er novembre 1918).

Nos actes signés je monte en haut du village pour voir le gros Vuattier, toujours réjoui. Je quitte Trois-Puits à 5h1/2 par le même chemin, je rentre à Reims à 7h par une fin d’après-midi magnifique. A chaque pas à travers champs je rencontre des sapes profondes de 8/10 mètres, qui seront fort intéressantes à faire visiter à André et Maurice. Sur mon chemin je prends 2 courroies en acier dans le tas abandonné que j’avais aperçu en allant.

Rencontré Blondel, encore tout désolé de la perte de ses 2 fils. (Rayé). Arrivé ici j’étais plutôt fatigué de mes 12 kilomètres.

Demain je pars pour Charleville à 10h24.

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Rue Clovis

Cardinal Luçon

Dimanche 6 – Lecture du Dévret de Miraculis de Jeanne d’Arc. Visite au Cardinal Gasquet. Visite de la Reine de Roumanie à Reims(1).

(1) L’épouse du roi Ferdinand 1er était une petite-fille de la reine Victoria et elle connut un certaine notoriété en littérature où elle signait ses poésies du nom de Carmen Sylva.
Cardinal Luçon dans son Journal de la Guerre 1914-1918, éd. par L’Académie Nationale de Reims – 1998 – TAR volume 173

Dimanche 6 avril

Les Quatre ont reçu le roi des Belges. Albert Ier a exposé une fois de plus devant eux les revendications de son pays en matière territoriale et pour les réparations.
M. Wilson n’est pas sorti de chez lui. Il a été remplacé au Comité des Quatre par le colonel House.
L’entrevue de Spa est terminée. La note suivante a été publiée:
 » Conformément à la décision prise par les gouvernements alliés et associés, le droit résultant pour les Alliés de la convention d’armistice du 11 novembre d’utiliser le port de Dantzig pour le débarquement des troupes polonaises actuellement en France a été maintenu formellement.
En outre, pour hâter l’arrivée de ces troupes en Pologne, il a été décidé de faire usage d’autres lignes de transport proposées par le gouvernement allemand.
L’ensemble de ces dispositions répond entièrement aux voeux des gouvernements alliés et associés.
Le socialiste Bernstein a reconnu, au cours d’un meeting pangermaniste, les droits des Polonais. La grève générale est terminée dans la Ruhr, et en voie d’extinction à Stuttgart. Mais le gouvernement allemand continue à nourrir des craintes pour Berlin.
Des mouvements de troupes bulgares sont signalés aux frontières roumaines.
On dément que Bela Kuhn se soit rendu à Munich.
Les bolchevistes ont subi un échec sur le front d’Arkhangel. Le bruit court que Kerenski se rallierait au gouvernement des commissaires du peuple.

Source : La Grande Guerre au jour le jour