Louis Guédet
Lundi 22 janvier 1917
863ème et 861ème jours de bataille et de bombardement
6h soir Ce matin la neige tombe fine et drue et parait vouloir tenir. Il fait froid. Je fais quelques courses au Greffe et vais à l’Hôtel de Ville, à la Chambre des notaires, c’est énorme le temps que l’on perd et ces allées et venues. Vers 11h la température s’adoucit, la neige nouvelle fond. Vers 2h1/2, après mes lettres écrites, je retourne à l’Hôtel de Ville voir aux allocations s’il n’y a rien d’important pour mercredi. Nous en aurons pour une demi-heure, 3/4 d’heure. Causé avec Houlon. Rencontré Charbonneaux qui me dit ses impressions sur les membres du Conseil de Guerre d’Orléans dans l’affaire Goulden. Tous ces officiers paraissaient s’en moquer, et leur opinion faite avant d’entendre qui que ce soit. Le président Colonel Gille a plutôt dédaigné les témoins, déchargé le Maire, Émile Charbonneaux, Raoul de Bary, Georget, que les écoutant pas, même considérant le Dr Langlet comme une personne négligeable. Il ne comptait pas plus qu’un boucher ou un charcutier qui serait venu déposer… Ce Colonel en a eu une bonne avec Goulden, comme celui-ci lui déclarait que sa succursale de Vienne est française : « Si votre maison de Vienne est française, dit le colonel Gille, vous me concéderez donc que votre maison de Reims est allemande !! »
Et voilà la logique de ces gens.
Bref Émile Charbonneaux est revenu avec une triste opinion de nos conseils de Guerre et surtout de ses membres !! Dire que j’en suis fâché ? Non ! Cela montre à nos riches négociants qu’ils ne sont pas des dieux, ni des aigles hors des limites de Reims. Cela ne peut que leur faire du bien.
Rentré à la maison, il fait plutôt doux. Je suis fatigué, je ne suis plus guère fort. Vais-je tomber ? Je vais, je marche en automate, mais que cette existence m’est lourde. Repassé à l’archevêché, rue du Cardinal de lorraine. Vu l’abbé Lecomte, secrétaire et vicaire Général, causé et survenant Mgr Neveux qui rentrait avec le Cardinal de faire quelques visites, notamment chez moi. Je me suis excusé. Causé assez longuement ensemble du procureur, de notre triste existence, etc… Mgr Neveux a été plutôt cordial avec moi. J’irai dans quelques jours leur rendre visite. L’abbé Lecomte toujours affectueux avec moi. Vu aussi Lesage, parlé de mon état de santé, c’est le surmenage, et il me conseille de me reposer 1h dans la journée, et de surveiller mes insomnies, il m’a donné du bromure. Je suis bien las, bien triste.
Nos canons ont pas mal tiré cet après-midi et les allemands nous ont envoyé de gros obus vers le champ de foire, des avions, il y a bien longtemps que nous n’en n’avions vus. Le ciel était un peu éclairé et élevé, c’était fatal.
Rentrant ce soir de chez Ravaud à nuit close, les rues étaient sinistres, bordées de leurs maisons, ruinées ou non, sous leurs manteaux de neige, pas un bruit, le silence d’une tombe, quelques rares passants marchant d’un pas hâtif, furtif vers leurs logis, de crainte de réveiller un obus toujours possible. Cela émotionne, et serre le cœur. On aurait presque peur dans cette nuit sans lumière au milieu des ruines. Une seule note un peu humaine, je ne puis dire gaie, rompt de temps à autre ce lugubre silence que nos pas feutrés sur la neige semblent grandir, ce sont les voiturettes de nos laitières tintinnabulant, trimbalant ou brinquebalant, cahotant tandis que les femmes jasent entre elles ou devisent entre elles sans s’inquiéter du bruit du canon, des mitrailleuses qui claquent ou des minenwerfers ou crapouillots. Cependant que de fois je les ai maudites avec leur ferraille qui m’empêchait d’entendre les obus siffler, ou l’éclatement du schrapnel lançant sa gerbe de balles à quelques pas de nous !!! Ces femmes ont été héroïques, par tous les temps et par quelque bombardement que ce soit, au risque d’être tuées elles ont toujours fait leur distribution aux ménagères qui les attendaient patiemment sur le pas de leurs portes ou au coin des rues par groupes de 3/4 si les voiturettes ne passaient pas dans leur rue. Oui, elles ont été héroïques sans emphase, tout en jacassant, plaisantant même lorsqu’un obus sifflait un peu trop près, elles se blottissaient contre leurs voiturettes, comme si celles-ci pouvaient les protéger !! et l’obus éclaté les voilà à rire de leur peur !! Que de fois m’ont elles répondu quand je leur recommandais la prudence : « Que voulez-vous, M. le juge, on ne peut tout de même pas laisser ces pauvres femmes et ces p’tiots sans lait, et puis toutes (les bombes) ne tuent pas… » Il est vrai qu’aucune n’a été touchée depuis 30 mois !!…
Ces rentrées tardives me remémorent les scènes que j’ai lues naguère sur les tristesses et les épouvantes du choléra en 1852, ou 1831, mais au lieu des voiturettes des laitières, c’étaient les charrettes et les tombereaux dont les sonnettes appelaient en hâte leur chargement funèbre !
La ville sous son linceul de neige sommeille et le grand silence des canons la gueule ouverte s’appesantit sur elle, tandis que je me hâte vers le toit hospitalier que l’on a bien voulu m’accorder. C’est lugubre, angoissant, tragique. Les réflecteurs sillonnent le ciel, les fusils crépitent, les mitrailleuses déchirent, le canon gronde et grogne… et les arrivées vous secouent, et tous les soirs, c’est à peu près toujours la même chose, et cela… depuis bientôt trente mois !… Non ! Vous ne saurez jamais ce que nous avons souffert… ce que j’ai souffert. En verrai-je la fin ?
Si par le passé (dans l’avenir…) ces notes sont lues et même divulguées, tous auront cette impression continue de lassitude, de passivité, de tristesse, et d’aucuns diront peut-être que nous étions bien peu courageux, et ne comprendront même pas que nous soyons restés. Eh bien ! que ceux-là vivent les jours et les jours, les semaines et les semaines, les mois et les mois, les années et les années (comme celles) que nous avons vécues, passées, écoutées au son des palpitations de notre cœur angoissé, broyé, serré, saignant de douleur et de souffrance, et ils me comprendront !! Chaque palpitation, chaque seconde de mon cœur a vécu un Drame. Le comprendrez-vous ? Vous qui me lirez, peut-être dans 100 ans, dans 50 ans, dans 10 ans, demain même ??!!!!
Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils
Cardinal Luçon
Lundi 22 – Température : 0° ; Neige ; nuit tranquille en ville ; au loin canonnade. Aéroplanes français et allemands ; tir violent contre eux par canons et mitraillades. Violente canonnade entre batteries adverses. Chute de neige peu abondante dans la matinée.
Cardinal Luçon dans son Journal de la Guerre 1914-1918, éd. par L’Académie Nationale de Reims – 1998 – TAR volume 173
Lundi 22 janvier
Dans la région de Lassigny, une tentative allemande sur une de nos tranchées, vers Cauny-sur-Matz, a été aisément repoussée. L’ennemi a laissé des prisonniers entre nos mains.
Sur la rive droite de la Meuse, activité intermittente des deux artilleries.
Combats de patrouilles dans le bois des Caurières.
Sur le front italien, canonnades sans attaques.
Les Russes ont opéré un bombardement prolongé dans la région de Kovel.
Sur le front roumain, aucun événement n’est signalé.
Le tsar a adressé un rescrit au nouveau président du Conseil, prince Galitzine, pour affirmer sa volonté de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire décisive et recommander une collaboration bienveillante entre le gouvernement et les assemblées. Il insiste aussi sur la nécessité de remédier à la crise alimentaire.
La Turquie proteste contre la note de l’Entente à M. Wilson, en invoquant le principe des nationalités.
La présence d’un corsaire allemand dans les eaux de l’Atlantique irrite non seulement les États-Unis, mais encore le Brésil.
Un laboratoire de munitions a sauté à , près de Berlin. Il y a des morts et des blessés.
Les Alliés ont signifié à la Grèce qu’elle avait jusqu’au 4 février pour transférer ses troupes du continent en Morée.
Source : La Grande Guerre au jour le jour