Madeleine Guédet

Mercredi 5 août 1914

Aujourd’hui seulement je me décide à écrire mes impressions de ces jours derniers !

Il y a aujourd’hui quinze jours que nous sommes à Saint-Martin. A ce moment-là tout était calme et nous ne doutions gère que quelques jours plus tard, la Serbie et l’Autriche entrant en guerre cela amènerait des complications européennes !

J’ai été si troublée des évènements de ces jours derniers, si opprimée que je n’avais guère le courage de noter mes impressions, mais je me décide à le faire tout de même car sans cela les souvenirs deviennent si confus que l’on a aucun souvenir précis. Et encore je ne me rappelle plus ni comment cela a commencé, mais il sera toujours facile de le retrouver par les journaux.

Ici on n’est peu renseigné. Aussi nous avons été bien étonné quand, dans la nuit de jeudi 30 juillet à vendredi, vers 10h1/2, le garde-champêtre a frappé aux portes pour prévenir les habitants qu’il serait possible que l’on mobilisât les chevaux et les voitures.

Le lendemain dans la nuit du vendredi 31 au samedi 1 chevaux et voitures à toute réquisition. Vers 11h et demi du soir ordre de conduire les chevaux sur la place, puis, peu après de les amener jusqu’à Vitry-la-Ville. Le domestique de mon beau-père y conduisit donc son cheval Caprice (de son nom Voltaire). C’était un joli cheval ! (Voltaire avait été rebaptisé Caprice en raison des opinions antireligieuses de Voltaire. Au cours de la guerre Marie- Louise croisera Caprice en pleine forme, monté par un officier).

Samedi Louis devait arriver à 5h1/2, aussi Jean et Robert allèrent au-devant de lui à bicyclette, et moi, Marie-Louise et André, à pied. Nous allons jusqu’à Vitry-la-Ville où on nous apprend que les trains avaient des retards considérables. Après avoir attendu jusque 6h1/2 nous revîmes à St Martin. A la gare nous avions appris l’ordre de mobilisation générale fixée au lendemain août ; on avertissait que les trains de voyageurs ne fonctionneraient que jusqu’au août à 6h du soir, et encore de façon tout à fait irrégulière. Pendant notre séjour à la gare nous vîmes passer bien des trains pleins de soldats, gais pour la plupart, qui partaient à la frontière : Les uns disaient « A Berlin » ! Pauvres jeunes gens ! D’autres : « Cette fois-ci, c’est la bonne ».

Vers 8h1/2 du soir Louis arrive à St Martin, ayant quitté Reims vers 3 heures et attendu très longtemps à Châlons. Il nous appris l’assassinat de Jaurès chef du parti socialiste par le fils de M. Villain, greffier du Tribunal civil de Reims.

Il nous dit que depuis 2 jours la ville était plongée, à cause des bruits de guerre dans un vrai désespoir ; il y av&ait de la panique, les pommes de terre le 30 juillet valaient 0.80 F la livre ! les épiceries pillées pour ainsi dire, puis fermées, enfin tout le monde dans la désolation.

Il nous fallait prendre un parti ; pour Louis il était obligé à cause de l’étude de rester à Reims, mais nous que ferions-nous ? Je me décidais après avoir bien réfléchi à rester ici avec les enfants car nous y aurions plus sûrement de la nourriture, et les enfants auraient le bon air. Il serait temps s’il le fallait de se sauver plus tard.

Le dimanche matin nous assistâmes tous à la messe et après avoir déjeuné vers 11 heures, les Alips (fermiers de mon beau-père) nous prêtèrent un des deux chevaux qui leur restaient et je partis avec Mathias domestique, Louis et Jean. Louis eut la chance d’avoir presqu’aussitôt un train à Vitry-la-Ville, ce qui lui permit de rentrer à Reims vers 4 heure.

Le dimanche matin des affiches avaient été affichées pour expulser les étrangers, mais après renseignements, Julia était de la classe : Alsacienne non naturalisée n’eut qu’à demander un permis de séjour, et Mathias, domestique luxembourgeois de mon beau-père à peu près le même certificat.

Hier pas de nouvelle de Reims, mais un journal Excelsior daté du lundi 3 août où nous août, puis l’envahissement du territoire luxembourgeois par les Allemands.

Aujourd’hui mercredi pas de journaux, mais 2 lettres de Louis datées de dimanche soir ne m’annonçant rien de nouveau sur la guerre.

Tout à l’heure on nous dit que la guerre aurait été déclarée par l’Allemagne à la France hier soir 4 août. (L’anniversaire de la déclaration de 1870 !)

Journal de Madeleine Guédet épouse de Louis Guédet, retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Louis Guédet

Mercredi 5 août 1914

11h matin  En venant de faire une course rue Chanzy je viens d’être arrêté au Théâtre par une colonne de 20 à 30 autobus de Paris et de voitures du Bon Marché de Paris qui vont sur le front. Un chauffeur et un soldat guident chacune des voitures et dans la dernière 10 mécaniciens ou soldats. M. Hurault, de la Haubette, notre conseiller général me dit ces autobus et voitures passent ainsi depuis minuit. Chaque colonne s’arrête sur la route devant chez lui pour se ravitailler en essence et pour manger. Il est étonné du calme, du sang-froid et de la joie de ces hommes qui vont là-bas !

J’ai rencontré aussi la femme de Ensch, le photographe, qui m’a appris que son mari avait été arrêté dimanche dans la journée comme espion. Il était luxembourgeois. Est-il bien réellement bien coupable ? C’est à voir. L’avenir nous le dira.

8h soir  Ce matin vers 11h comme je revenais de la rue Chanzy je suis arrêté au Théâtre par une colonne d’autobus de voitures du Louvre, du Bon Marché, etc…  qui remontaient la rue de Vesle et marchaient à la frontière. Il parait que depuis minuit ces autobus n’ont pas cessé de passer ainsi. Ils s’arrêtent à la Haubette en face de M. Hurault, font leur plein d’essence, les hommes mangent et repartent. J’ai remarqué et je me suis laissé dire que ces voitures devaient servir à transporter les viandes sur le front (en effet il y a des crochets de bouchers accrochés aux coursives) et ramener les blessés.

A 4h comme j’étais à la gare, je suis interpellé par un chef de train que je connais qui me crie : « Ah ! M. Guédet si vous saviez comme çà tape à Givet !! » Il venait de cette ville d’où on entendait ce matin une canonnade épouvantable dans la direction de Namur et Liège. Voilà donc le plan de campagne de l’Allemagne bien défini et bien dessiné.

Comme j’étais sur le quai, je vois un curé, bon gros gaillard de 40 ans qui causait avec des aviateurs et des employés de chemin de fer, je m’approchais et celui-ci racontait qu’il était curé à quelques kilomètres de Moineville et qu’il connaissait très bien le curé qui venait d’être assassiné par les sauvages (des Prussiens) voici comment cela se serait passé : Une troupe d’allemands arrivent dans le village, un officier aperçoit le curé sur sa porte, il l’aborde et lui demande son livret de soldat. Le curé lui répond « Pourquoi faire ? » Le prussien lui dit « Vous êtes mobilisable ? » Le curé « Cela ne vous regarde pas ! » Pan ! une balle dans la tête et…  l’assassin s’en va !! Ce sont les mœurs gracieuses et…  élégantes de cette race-là ! Vandales ! Sauvages ! Brutes !

Parant, l’un de nos gardes de Nauroy passant à Reims pour rejoindre à St Mihiel nous apprend la mort presque subite de Thuly, notre vieux garde collègue de Parant et Lallement. Pauvre Thuly ! ! que de parties nous avons fait ensemble. Il connaissait si bien son terrain de chasse ! avec son franc parler, ne se gênant pas pour vous dire : « Ah ! M. Guédet que vous tirez donc mal !! Eh bien quoi !! çà va pas ? V’n’avez donc pas de plomb dans vos cartouches !! » Mais quelle joie quand on tirait bien !! « Çà va…ça va bien !! »

« Tirez M. Guédet : Voyez-vous ce maquereau là (un lièvre) qui vient se faire casser la…  figure ! (on ne parlait pas encore de Mme Caillaux) Viens ! viens ! mon vieux ! là…  à vous M. Guédet !… » Puis, la bête tuée : « J’te l’avais bien dit !! Tiens v’là pour la peine (prononcer comme pain) » en lui donnant le coup de grâce !

Et quand il disait à ce brave Caillau (ne pas lire Caillaux avec un x) « Mais M’sieur, c’est un carnier de chasseur d’alouettes !! » en élevant le carnier minuscule de Caillau du bout de son petit doigt ! Puis une heure après quand Caillau avait manqué tout ce qu’il voulait, Thuly s’arrêtant digne et disant : « J’n’vous pas M’sieur, mais m’est d’avis qu’vous tirez comme une vache !! » et encore plus digne retirant le carnier minuscule de Caillau et le lui rendant d’un geste d’empereur « T’nez M’sieur Caillau, j’vous rends, car je n’chasse pas avec des chasseurs d’vot’ acabit qui manquent à tous coups ! on f..terait les perdreaux dans votre culotte qu’vous les manqu’riez encore ! Et puis vous n’avez pas besoin de Porteur ! » Et ma foi il lâcha mon Caillau !! qui en est resté tout baba !!

Et encore quand je l’ai laissé attendre son furet sur un terrier par une neige, une neige épouvantable pendant 1 heure alors que je furetais avec Henriet et d’autres furets je l’entendais sacrer ! tempêter ! jurer ! tous les Saints du Paradis…  Et enfin revenant le revoir sans savoir trop ce que je lui dirais pour causer « Eh bien Thuly, et votre furet ? » – « c’gaillard là ! y n’sort pas ! J’n’sais c’qui tripotte là dedans !! Bon sang ! d’bon sang !! » – « Mais Thuly, regardez donc si votre autre furet est dans la boite ou est-il avec l’autre dans le terrier ? » Mon Thuly ouvre sa boite à furets et…  stupeur ! les 2 furets dormaient  tranquillement en rond et au chaud dans leur paille !! Je verrai toujours la tête de ce pauvre Thuly !! Aussi il ne fallait pas trop lui parler de cette aventure, car tous les noms d’oiseaux de son répertoire défilaient la parade…

Pauvre et cher Thuly, il avait fait le siège de Paris dans les Mobiles, nous nous étions frôlés souvent quand j’allais voir les Mobiles de nos pays de la Vallée de St Martin, Cheppes, etc…  avec ma Mère…  leur Providence !! nous ne songions ni l’un ni l’autre que 25 ans plus tard nous chasserions ensemble !! Quelles bonnes causeries faisions-nous ! alors !! que sa mémoire survive, c’était un brave homme ! Je lui devais bien ce quelques lignes que mes Petits et Grands (enfants) liront avec plaisir je n’en doute pas avec émotion, l’ayant aussi connu lui qui leur a fait tuer avec Lallemant et Parant leurs premiers lapins, perdreaux, lièvres et faisans ! Je l’aimais et…  je n’ai qu’un regret c’est qu’il n’ait pas vécu encore quelques semaines de plus. Il aurait il est vrai revécu des heures douloureuses qu’il avait connues comme moi en 1870 l’angoisse de l’inconnu. Du silence, du vide, mais il aurait eu la consolation et la joie de connaître en plus les heures de la Victoire de la France et de son Triomphe sur les barbares !

Thuly, du moins, vous avez la consolation de savoir là-haut…  La grande nouvelle ! « La Bataille est gagnée ! Nous sommes vainqueurs !! » Cri que je ne connais pas encore ! mais que j’espère…  que j’attends de toutes les forces de mon âme !!

Thuly, priez Dieu pour nos enfants, pour ma femme, pour mon Père et pour moi : Que Dieu nous protège et surtout pour que Dieu sauve la France et lui donne la Victoire !! Et nous irons tuer ensuite des lapins en souvenir de vous à Nauroy.

10h soir  Je rentre de la gare porter une lettre pour ma pauvre Madeleine. Reçoit-elle mes lettres ? mes journaux ? Je l’espère, mais moi depuis dimanche que je les ai quittés, aucune nouvelle. Enfin prenons patience, courage ! J’irai vendredi soir ou samedi matin à St Martin pour les rassurer s’ils n’ont rien reçu de moi.

Ah ! ces coups de sifflets des trains de la mobilisation (c’est une obsession !!) qui mènent tous ces hommes à la Boucherie. Ils me frappent, arrivant du nord et de l’ouest, comme autant de coups de poignards au cœur et au cerveau !! Et le vent me les amène toujours…  Ces coups de sifflets stridents, aigus, lugubres dans la nuit, on croirait entendre la Mort sifflant dans des tibias son appel au carnage !! Quand donc le vent tournera-t-il pour que je ne les entende plus ! mais alors ? Venant de l’Est-ce serait le canon que j’entendrais !! comme en 1870 !…

Tout cela et le temps lourd, orageux et ces pluies chaudes que nous subissons me remémorent bien des pages tristes et lugubres si fortement burinées par Erckmann et Chatrian dans « L’Histoire d’un conscrit de 1813 ». Waterloo 1814-15 !! Oui mais elles seront à cent ans de distance…  les pages glorieuses, victorieuses !! Je vois mes pauvres amis courbant le dos sous la rafale chaude, humide comme Joseph Bertha !! Je vois Béliard humant l’air vivifiant des hêtres et des chênes le matin en marchant dans les bois de la vallée de la Woëvre comme Joseph Bertha avec son camarade de lit Buche qui lui trouvait que c’était bon de vivre dans les bois même avec un fusil de guerre dans les mains !!

Oui ! mais ensuite nous revivrons les poèmes des pages exquises de l’ami Fritz !!

Comme ce sera bon de se promener à travers les vallons, les bosquets et les prairies avec ceux qu’on aime, ou que l’on trouvera réuni sous la lampe familiale ou encore quand on entendra la tempête déferler au dehors et le poêle ronfler avec son ronronnement berceur !! ce sera la Paix ! ce sera bon vivre au calme…  au…  calme !

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

Paul Hess

La mobilisation se poursuit avec calme. Le 5 août, vers 21 h, nous entendons une colonne de plusieurs centaines d’Alsaciens passer en chantant rue Cérès ; cela nous fait ressentir une vive impression.

Des trains transportant de la troupe passent continuellement en gare. Les curieux se pressent rue Lesage, contre les grilles, le long des voies du chemin de fer, pour acclamer les soldats qui partent gaiement. Toutes les locomotives de ces trains sont ornées de drapeaux et de bouquets ; beaucoup de wagons sont garnis de feuillages et portent à la craie des inscriptions témoignant un grand enthousiasme.

Paul Hess dans La vie à Reims pendant la guerre 1914-1918

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5 août : le Monténégro déclare la guerre à l’Autriche