François-Xavier Guédet partage avec nous tous le journal de sa grand-tante :

J’ai bien connu ma grande-tante Juliette Maldan, décédée alors que j’avais 15 ans.
Elle a beaucoup écrit sur la famille, mais ce petit cahier manuscrit était resté dans un ensemble de documents familiaux.

Dans ce document, nous sommes avec elle sous les obus allemands, auprès de la cathédrale incendiée, sur la difficile route de l’exode.

Le texte s’arrête à la fin de ce cahier. Je ne sais actuellement s’il existe une suite.

Au cours de la seconde guerre mondiale,
Elle était intervenue comme infirmière bénévole notamment après les très durs bombardements de Vitry-le-François.
Des moments difficiles dont je n’ai aujourd’hui que quelques souvenirs de jeunesse transmis oralement.

Reims Août – Septembre 1914 Texte écrit par Juliette Maldan

Reims

Samedi 29 août 1914

Pour la première fois, le grondement du canon parvient jusqu’à nous… Il est encore sourd et lointain, mais très perceptible. Anxieux, on écoute, le cœur serré, ce son lugubre. La guerre vient sur nous… En dépit du laconisme des journaux, et de l’incertitude des nouvelles qui nous arrivent, et de plus en plus se font contradictoires, il convient de ne plus se faire d’illusions. Il faut être prête à tout.

Ce soir-là, j’apprends de source sûre que le gouverneur militaire a l’intention de défendre la ville, autant qu’elle peut être défendue. Les forts doivent donner. On veut gagner du temps et retarder à tout prix l’ennemi dans sa marche sur Paris.

Reims, s’il le faut, sera donc sacrifié.

Dimanche 20 août 1914

Le matin, à la cathédrale on annonce qu’il n’y aura pas de vêpres dans les paroisses, et que la population toute entière est conviée à St Remy pour une cérémonie de supplication. L’ennemi est à nos portes, et dans les heures de péril, il convient d’implorer les saints qui sont les protecteurs de la cité.

CPA : collection Véronique Valette

A la messe de 9h M le Curé insiste encore sur l’épreuve qu’il sent monter et à laquelle il voudrait préparer les âmes : « La croix se fait plus lourde chaque jour sur l’épaule meurtrie de la France. Elle gravit son calvaire, mais n’oublions pas que c’est au Calvaire que s’opère la Rédemption !… »

A la sortie de la cathédrale, je suis enveloppée par un groupe lamentable de réfugiés. La ville, plus encore que les jours précédents, est inondée du flot errant de ces malheureux. Je ramène à la maison deux de ces pauvres femmes, traînant leurs petits enfants. En route, elles me racontent leur triste histoire. L’une des femmes tient dans ses bras son bébé de huit jours, et il y a cinq jours qu’elle marche avec lui, fuyant devant l’ennemi. L’enfant manque de tout. Pendant que je cherche en hâte un peu de linge et quelques petites affaires, les femmes s’affalent sur une marche de l’escalier, avec l’air épuisé et les yeux las de bêtes traquées qui ne savent plus où fuir… Quelle misère !

L’après-midi, la foule se porte en masse vers S Remy. Le désir instant du clergé, des fidèles, du peuple, eut été de voir sortir la chasse du saint, et de porter publiquement les reliques à travers les rues de la ville, comme cela s’était fait jadis et toujours dans le temps des grandes calamités, alors qu’un danger public menaçait la Cité. De tous côtés, le vœu en a été exprimé. M Landrieux sont allés vendredi soir trouver le gouverneur militaire pour en demander l’autorisation. Hélas, elle a été refusée. On a prétexté je ne sais quelles vaines raisons de prudence humaine, de crainte d’impressionner la foule… Cependant, elle ne peut guère être plus affolée et démoralisée qu’elle ne l’est, la population !

Dieu eut béni, et… peut-être exaucé cette prière publique !

La discipline est grande parmi la population où la dévotion à St Remy est conservée très vivace.

Il a fallu se borner à une cérémonie à l’intérieur de l’église.

Une foule énorme se presse vers la vieille basilique qui se détache sur le bleu lumineux du ciel. Un chaud soleil d’arrière-saison dore les pierres usées du portail et donne à toutes choses un air de fête, mais l’angoisse est dans tous les yeux. Le grondement sinistre du canon, se fait sur cette hauteur, plus sonore, plus impressionnant. On sent qu’il est plus proche de nous qu’hier, et dans l’église, quand les chants se taisent un moment, dans l’intervalle des litanies, ce roulement lointain résonne sous les voûtes comme une basse lugubre, qui serre les cœurs…

Lundi 31 août 1914

La vague de tristesse et d’angoisse, qui enveloppe la ville, va toujours montante.

Les départs se précipitent en masse. D’heure en heure en quelque sorte, on voit disparaître les figures de connaissance. Aussi bien dans les quartiers du centre que dans les faubourgs, les maisons se ferment, et des rues entières se vident. C’est extrêmement démoralisant pour ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas partir.

En haut-lieu, on essaie de rassurer, d’arrêter ces lamentables exodes, mais peine perdue.

Les réfugiés qui continuent à nous arriver par centaines, par milliers, contribuant par leurs récits, à l’affolement de la population. Sur les places, dans les rues, autour de leur literie, les groupes se forment, et ce font d’interminables et effrayants récits des cruautés ennemies : fermes, villages, qu’ils ont laissé flambant derrière eux, barbarie sans nom des soldats allemands… Chacun a son histoire, comme une note différente sur le même thème de douleur, et, par toutes voix, l’épouvante gagne et se propage.

A S Remy où des prières angoissées continuent à monter, je rencontre la S Joseph, qui me confie que l’on vient de faire évacuer les blessés de son hôpital. C’est bien mauvais signe !

A la fin de cet après-midi, en entrant à la cathédrale par le grand portail, je remarque que toutes les belles tapisseries sont enlevées. Cela aussi sent l’approche des barbares !

Collection Pierre Fréville

Les murs de la nef, ainsi dévêtus, ont un aspect triste et froid qui fait peine.

Sous les voûtes déjà assombries, un enterrement a lieu devant le chœur. Un cercueil recouvert d’un drapeau tricolore sur lequel est posé un képi d’officier. Autour, quelques infirmières de la Croix-Rouge, dans leur costume blanc, sont agenouillées. Un prêtre récite hâtivement les prières, et il y a quelque chose de poignant dans cette vision de deuil…

Le même soir, en sortant du Chemin de Croix avec Léonie Gérard, nous nous dirigeons vers l’Hôtel de ville, pour distribuer des vêtements aux pauvres réfugiés, entassés dans les salles et dans les cours. Tout de suite nous sommes enveloppées, étouffées par un grouillement de misères. Que de mains se tendent ! Puis ce sont des récits navrants dans lesquels reviennent toujours les mêmes mots : les obus… la maison brûlée avec tout ce qu’elle renfermait… la fuite éperdue avec ces scènes d’horreur derrière soi, et l’inconnu angoissant devant soi !…

Combien on se sent impuissant devant ces détresses ! On ne peut que jeter un grain de sable dans un océan de misères !

Demain matin, les trains seront multipliés, et ces pauvres gens dirigés en masse vers le Midi, le Centre, l’Ouest…

La place de l’Hôtel de ville est noire ce soir, de cette foule lamentable.

On se presse encore autour des dépêches officielles, de plus en plus laconiques et énigmatiques, et qui pourtant se résument toujours par l’aveu que nos troupes ont du se “replier”.

La nuit tombe, une nuit triste d’été, et avec l’ombre, une tristesse infinie faite d’anxiété et d’angoisse, plane sur la ville. Au fond des âmes, c’est la même crainte vague, les mêmes visions sinistres, qui, peu à peu prennent forme et se dressent… L’ombre de l’envahisseur s’étend sur nous, et semble grandir d’heure en heure…

1 septembre 1914

Toujours même attente, même impossibilité de rien savoir. Les bruits les plus contradictoires circulent autour de nous. Les uns disent l’ennemi tout proche, d’autres prétendent au contraire que l’effort des troupes, la coulée ennemie va vers Paris au plus vite, laissant Reims de côté. Ce qui est certain, c’est que le grondement du canon qui se fait plus précipité et plus proche, dément toutes nouvelles rassurantes pour nous… C’est comme un terrible orage qui plane et se rapproche peu à peu !…

Dans les rues, c’est toujours un lamentable défilé de misères errantes, chassées par l’invasion de refuge en refuge. Devant nos fenêtres, la procession est ininterrompue : hommes et femmes, portant et traînant des grappes d’enfants, pauvres vieilles ployées sous leurs maigres baluchons, tout ce monde encombré de paquets sans formes et sans couleurs, débris de literie et de vêtements, roulés dans des couvertures passées, nouées de cordes. Il y a de petites voitures à bras, auxquelles la famille s’attèle, des voitures d’enfants qui cahotent sur le pavé, pleines d’objets de ménage qui débordent. Puis, de lourds charriots belges et ardennais, faits pour rentrer la moisson, et dans lesquels s’entassent pêle-mêle meubles, literie, batteries de cuisine et enfants. On y voit côte à côte, des cages à poulets, des lapins, des chèvres ; puis de pauvres vieux à demi ensevelis sous de lourds édredons rouges, et qui se laissent emporter avec des yeux douloureux, déroutés, las de tout…

C’est comme un déménagement gigantesque qui va on ne sait où ?… A coup sûr vers la misère et la souffrance !

Pauvres épaves humaines emportées la tempête et que l’on regarde passer le cœur serré, avec une impuissante pitié…

Mercredi 2 septembre 1914

Réveillé de grand matin par le départ précipité des Bagnéris, j’apprends que le bureau des renseignements et les Postes sont partis pendant la nuit.

On a fait sauter les ponts et les voies de chemin de fer, toutes les lignes sont coupées.

C’en est donc fait, nous sommes prisonniers dans Reims. A la Grâce de Dieu !

Ce soir-là, après le dîner, seule dans la cour avec Maman, dans le silence de la nuit, une belle et douce nuit d’été, toute semée d’étoiles, nous écoutons le grondement lugubre du canon, maintenant tout proche de nous. Nous ne sommes pas encore familiarisés avec le son qui étreint les cœurs, et qui résonne si douloureusement dans le silence de cette soirée !… Nous nous sentons bien isolés, pauvres femmes que nous sommes, dans cette grande maison peuplée de tant de souvenirs, où semble planer encore autour de nous, l’ombre des chers absents… Chère vieille maison, elle a vu passer plus d’une révolution, que va-t-elle voir encore ?…

Jeudi 3 septembre 1914

Toute la nuit, des troupes ont défilé sous nos fenêtres, et les lourdes roues des caissons d’artillerie ont fait résonner le pavé. Anna qui ne s’est pas couchée a passé la nuit à regarder avec angoisse ces troupes de toute arme, dont l’attitude hélas, sent trop bien la retraite…

Au début de l’après-midi, en rentrant du patronage, encore une fois expulsé, et que j’ai dû cette fois définitivement fermer, je rencontre l’abbé Andrieux qui m’arrête pour m’annoncer que la ville est rendue et que les allemands vont y faire leur entrée. Pendant la nuit, les forts ont été hâtivement désarmés, des émissaires allemands sont venus parlementer à la Neuvillette avec le drapeau blanc, et c’est chose faite. La ville s’est rendue sans coup férir… On a l’impression amère et lourde de s’enfoncer dans la honte…

D’où vient ce changement brusque, alors que tout était préparé pour une défense, et que des travaux considérables avaient été faits dans ce sens ?… Mystère…

Je me dirige vers la place de l’Hôtel de ville qui est noire de monde.

Une foule agitée se presse autour d’affiches hâtivement placardées… On commente, on discute, la tristesse des événements est dans tous les yeux…

On essaie de recueillir quelques détails… Une auto fend péniblement la foule, et un officier en descend, imposant silence pour lire une proclamation que je n’entends qu’à demi. Il termine en répétant que tous ceux qui possèdent encore des armes doivent, sous les peines les plus sévères, les déposer à la Caserne Colbert avant 4 heures. Garder une arme chez soi, c’est s’exposer à la peine de mort.

Des affiches collées partout annoncent que la ville est rendue. Il faut s’attendre à l’entrée des troupes ennemies pour ce soir ou pour demain matin.

4 A la cathédrale, après le Chemin de Croix, M le Curé dit quelques mots pour recommander le calme, le sang-froid, le courage et, malgré tout, la confiance.

Le même soir, cachée dans l’ombre d’une fenêtre du rez-de-chaussée, je vois passer dans la rue Cérès, la première patrouille de uhlans… Quelle douloureuse impression !… et que le pas de leurs chevaux résonne péniblement dans le cœur !…

Mais le gros des troupes ennemies n’a pas encore fait son entrée. Sans doute, on réserve cette démonstration pour demain, 4 septembre, anniversaire du jour où quarante-quatre années avant, les allemands sont entrés à Reims, après la bataille de Sedan.

Vendredi 4 septembre 1914

En sortant ce matin pour aller à la messe, il faut se résigner à côtoyer les uniformes ennemis… Quelques-uns de ces grands diables, sanglés dans leurs costumes réséda, rodent aux abords de la cathédrale. C’est aussi nouveau que douloureux comme impression.

L’assistance est nombreuse à la messe du Sacré-Cœur. M le Curé parle du « rôle de la souffrance dans l’Évangile », la souffrance, voie unique et nécessaire de rédemption, et il termine par quelques paroles d’actualité sur les souffrances présentes qui, il faut en avoir la ferme confiance, sont destinées à conduire notre cher pays vers la régénération… Mais les coups les plus douloureux ne dont sans doute pas encore frappés, et quand tout sera terminé, la France se retrouvera à genoux et en deuil sur des ruines !…

A neuf heures, les troupes allemandes n’ont pas encore fait leur entrée triomphale. Qu’attendent-elles donc ?… Seuls, quelques officiers passent, de loin en loin, emportés dans des autos à toute vitesse.

Je sortais quand maman me fait remarquer des détonations dans le lointain… Je n’y fis nulle attention, croyant qu’il s’agissait comme les jours précédents, de rails et de ponts que l’on continuait à faire sauter.

Les rues du reste sont pleines de monde, la foule circule sans méfiance, puisque maintenant, tout est terminé pour notre pauvre ville. Au bout de quelques minutes de marche, obéissant à je ne sais quelle impulsion que je ne puis expliquer, je retourne vers la maison… A peine ai-je franchi le seuil, que de violents détonations me laissent plus de doute sur ce qui se passe : la ville est bombardée !…

Nous nous dirigeons vers les caves. J’étais sur la première marche quand une effroyable détonation retentit, accompagnée du fracas de toutes nos vitres se brisant à la fois. Une bombe est tombée sur la maison d’en face !…

La commotion est si violente qu’il semble que les grosses murailles de pierre vont tomber sur nous. A tâtons, nous nous enfonçons dans l’obscurité de la cave. Anna nous rejoint avec une petite lampe, et là, toutes les trois agenouillées sur le sol, nous récitons notre chapelet, pendant que ce terrible orage gronde sur nos têtes. Les obus passent en sifflant presque sans arrêt, éclatent tout autour de nous. Que ravagent-ils ? Qu’atteignent-ils ? Angoissantes questions qui étreignent le cœur !

5 Puis surtout que s’est-il donc passé qui puisse justifier pareil traitement, alors que la ville s’était rendue et désarmée ? Les suppositions les plus angoissantes montent à l’esprit pendant ces terribles minutes.

Au bout de trois quarts d’heure environ, le bombardement cesse.

Je remonte en me frayant péniblement un passage à travers les débris de tous genres et les vitres brisées qui jonchent et encombrent la maison. Mais quelle scène alors autour de moi !

Sous le ciel d’un bleu si lumineux qu’il semble ironique, des nuages de poussières épaisses emplissent les rues. Des décombres, des pans de murs écroulés gisent partout. Puis ce sont des cris, des appels déchirants. On compte les victimes, on emporte les cadavres. Il y en a de nombreux dans les rues voisines. Rue Eugène Desteuque, une femme avec son petit enfant, s’est affaissée dans une mare de sang, sur le seuil de la maison des Cabanis, une autre femme est tombée, foudroyée, Hourlier a été tuée également, devant la porte de sa maison, alors qu’elle cherchait à se rendre compte de ce qui se passait. Toutes les maisons ont des brèches et sont criblées d’éclats d’obus.

Rue Eugène Desteuque – Collection d’autochromes Gallica-BNF

La nôtre n’a plus une vitre du côté de la façade qui est criblée d’éclats d’obus. Le toit est comme une écumoire. Des éclats d’obus ont pénétré un peu partout, surtout au second étage où les livres d’une bibliothèque sont complètement pulvérisés.

Le calme se rétablit peu à peu après cette terrible secousse. On se renseigne et on se rassure sur le sort de ses amis.

Charles Heidsieck, venu tout de suite pour prendre de nos nouvelles, nous raconte qu’il était ce matin à l’Hôtel de ville, occupé à discuter les conditions de reddition de la ville avec le général allemand, quand le bombardement a éclaté. Le général a feint la surprise. « Si ce sont les français qui tirent, a-t-il dit en fronçant les sourcils, c’est une mauvaise affaire pour vous ! » – « Et si ce sont les vôtres ?… » – « Oh ! cela ne changerait rien à la question, c’est la guerre ! »

Un éclat d’obus ramassé, a pu lui prouver immédiatement que l’engin venait de chez lui… « C’est donc une erreur ». a-t-il conclu avec calme. Que penser de cette erreur, et de la bonne foi de ces gens dont dépend maintenant notre sort ?…

La foule recommence à circuler dans les rues, une triste foule, hélas, la lie de la population, qui, désœuvrée, privée de travail et de ressources, promène par la ville, avec sa misère, sa curiosité de mauvais aloi. Des femmes vêtues de nippes voyantes, toisent, le sourire gouailleur aux lèvres, les belles maisons endommagées : « C’est chez du bourgeois, mieux vaut chez eux que chez nous ! » Cette lamentable populace fera la honte de la ville les jours suivants.

Des allemands, mais en petit nombre, circulent dans les rues. C’est une auto rapide emportant des officiers supérieurs, quelques soldats cyclistes qui regardent d’un œil curieux et narquois, les maisons éventrées.

Encore une fois, que s’est-il donc passé ?… Pourquoi avons-nous été bombardé ?…

Les versions les plus contradictoires continuent à circuler sans qu’il soit possible d’y reconnaître la vérité. On prétend qu’un corps d’armée arrivant sur Reims a tiré sans savoir que la ville était rendue. Mais cette erreur si peu plausible ne trompe guère !… D’après une autre version, les émissaires qui se sont présents aux portes de la ville, c’est-à-dire à la Neuvillette, ont disparu après leur mission remplie. Léon de Tassigny, très ému, étant directement intéressé dans cette affaire, comme Maire de la Neuvillette, vient dire aux de la Morinerie que la ville est menacée d’un nouveau bombardement si les parlementaires ne sont pas retrouvés ce soir pour six heures. Léon s’est offert en otage et s’attend à tout. C’est sous l’impression de cette conversation que les Raymond de la Morinerie, l’oncle et la tante, et d’autres, viennent chercher asile à la maison. Toutes les heures de cet après-midi se passent donc encore dans une attente angoissante, mais six heures viennent enfin, et rien ne se produit…

A la nuit tombante, les troupes ennemies en grand nombre, font irruption dans la ville. Les rues résonnent sous le pas de leurs chevaux, et sous les lourdes roues de leur matériel de guerre.

Les officiers, très raides sur leurs chevaux, promènent autour d’eux, un regard vainqueur qui fait mal.

Dans l’ombre d’une pièce du rez-de-chaussée, nous les voyons passer, Hélène et moi. La main d’Hélène tremble dans la mienne, et je l’entends qui murmure : « Ce sont ceux-là qui tuent nos enfants ! … »

Samedi 5 septembre 1914

Les troupes allemandes sillonnent la ville en tous sens.

On n’est pas encore tranquille, tant s’en faut ! L’autorité allemande soulève mille difficultés à propos des émissaires, toujours pas retrouvés, des réquisitions de guerre, des énormes quantités de pain, de viande, de fourrages qu’ils veulent se faire livrer, et que l’on ne peut trouver dans une ville déjà épuisée par des continuels passages de troupes.

Une difficulté n’est pas plus tôt résolue qu’une autre surgit. Les conseillers municipaux, chargés de mener les discussions avec l’État-major allemand, ont une lourde tâche. Aujourd’hui, ils ont exigé un million à verser dans la journée, et gardent pendant ce temps des otages, dont Jean de Bruignac. Je vois le soir, chez lui, Charles Heidsieck harassé de fatigue, après avoir passé toute la journée à rassembler le million. Il croit que nous aurons une nuit tranquille, mais ne me cache pas que les difficultés sont loin d’être aplanies !

J’apprends aujourd’hui, un bel acte de courage de l’abbé Andrieux, pendant le bombardement d’hier. C’est lui, qui sous le feu des obus, accompagné d’un envoyé de l’Hôtel de ville, est monté sur une des tours de la cathédrale pour y attacher le drapeau blanc, ce drapeau qui a fait cesser le bombardement.

Pendant ce temps, sous une pluie d’obus, M le Curé arrivait à la cathédrale par le grand portail, pour mettre le Saint-Sacrement en sûreté, et veiller auprès de lui.

Notre chère cathédrale n’a pas trop souffert, malgré les bombes qui sont tombées tout autour d’elle. Des éraflures dans l’épaisseur de ses gros murs, des vitraux brisés, des croisillons de fer tordus, et c’est tout.

St Remy a été bien autrement abîmé !

 Dimanche 6 septembre 1914

A la messe de 9 heures, les enfants sont bien disséminés dans le grande nef. On sent qu’ils sont tous effarouchés et dispersés par le danger. Après quelques paroles d’actualité sur la mort, que vendredi, nous a tous frôlés de si près, le commentaire de l’Évangile du jour est bien de circonstance pour préparer aux détachements futurs !

A la sortie, devant le grand portail, triste impression à la vue de tous ces allemands campés sur la place du Parvis. Ils ont étendu de la paille, et bivouaquent avec leurs lourds charriots autour de la statue de Jeanne d’Arc. Ce qui est plus triste encore, c’est de voir la lie de la population se grouper autour d’eux, comme autour de bêtes curieuses, oubliant tout souci de patriotisme et de dignité ! J’en pleurerais d’indignation !

L’après-midi, à la sortie des vêpres, on se communique les nouvelles plus rassurantes de l’Hôtel de ville.

Il a pu être prouvé que les parlementaires avaient été reconduits à cinq kilomètres de la ville comme l’exigent les lois de la guerre, ce qui dégage la responsabilité de la municipalité. Cependant, comme une fois-là, ils ont disparu sans que l’on puisse retrouver leurs traces, l’État-major allemand exige que Léon de Tassigny, accompagné de M Wenz et d’officiers allemands, parte en auto à leur recherche, à travers les lignes de feu. C’est une périlleuse mission, Jeanne est dans l’angoisse. « si je ne reviens pas, lui a dit Léon, tu sauras que j’ai fait mon devoir, et que je suis mort en brave, pour mon pays ! »

Les rues sont couvertes d’affiches sur lesquelles on peut lire que l’armée allemande « ayant pris possession de la ville et de ses forteresses », ceux qui se livreraient aux moindres infractions seraient immédiatement punis de mort, et la ville livrée aux pires représailles.

Pour les dépenses les plus insignifiantes du reste, ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent : « Sous peine de mort », sous peine d’être « pendus ou fusillés ». Par exemple, il est affiché partout que toucher à un fil télégraphique est un crime puni de mort. Or, je m’aperçois qu’à notre insu, un de ces fils vient d’être accroché le long de la façade de la maison. Il passe sous la fenêtre de ma chambre, de telle façon que rien n’est plus facile que de le briser involontairement en tirant les persiennes.

Nous vivons sous le régime de la terreur, mais les allemands non plus, n’ont pas l’air de se trouver en sécurité au milieu de nous. Ils se méfient de tout. Le soir, ils prennent possession de l’aérodrome militaire, mais exigent que des conseillers municipaux aillent y coucher avec eux, possédés qu’ils ont de la crainte que l’aérodrome ne soit miné et en saute. Même crainte aussi pour l’État-major installé à l’Hôtel du « Lion d’Or ». Il faut que deux conseillers municipaux viennent chaque soir, à tour de rôle, coucher près des officiers supérieurs.

Dans les magasins où les officiers achètent des bonbons, ils exigent, dans la crainte qu’ils en soient emprisonnés, que les vendeuses en goûtent devant eux.

Probablement sous l’emprise de cette crainte, ils ne font aucune incursion dans les maisons particulières où y manifestent leur méfiance comme chez les André Prévost, où les maîtres de la maison, enfermés dans leur chambre, ont été gardés à vue toute une nuit, par un soldat armé faisant les cent pas !…

Les soldats sont corrects dans les rues, une discipline sévère semble régner. Le pavé résonne sous leurs pas lourds et cadencés, et par moments, vers le soir, ces hommes tous ensemble, chantent des chœurs francs et vraiment impressionnants.

A la fin de cet après-midi du dimanche, quelques amis sont venus peupler le grand salon rouge. On met en commun les tristesses, on essaie mutuellement de se réconforter en gardant toujours et quand même l’espoir qui soutient. Quels que soient les événements, la vieille maison doit rester fidèle à son rôle, et demeurer un centre de famille.

Du reste, le compte est vite fit, des parents, des amis demeurés à Reims !…

Le bruit d’une troupe nombreuse qui défile en parade me fait lever les yeux vers les fenêtres de la rue.

Musique en tête, serrés dans leurs uniformes couleur poussière, les soldats allemands passent, d’un pas lourd et scandé de parade. Enveloppé dans leurs rangs pressés, un pauvre petit soldat français, un prisonnier, est contraint de marcher avec eux. Ils le promènent ainsi, sans pitié, dans cette marche triomphale plusieurs fois répétée autour de la ville… Que c’est allemand, cela !… et que l’expression d’intense souffrance de notre petit soldat fait mal à voir ! Elle se poursuit tout le reste du jour. Qu’auront fait ces barbares de leur prisonnier ?…

Mardi 8 septembre 1914 Nativité

Il faut se résigner à vivre au milieu des troupes allemandes, à frôler leurs uniformes dans la cathédrale, aux messes du matin, aux Saluts du soir.

Ce soir encore, des soldats allemands se mêlent à l’assistance, pour entendre l’abbé Vierge… de ses prédilections pour la France… des raisons d’espérer toujours… Et nous espérons toujours et quand même, enveloppés que nous sommes par l’envahisseur !…

Mercredi 9 septembre 1914

Comme hier, je passe ma matinée aux fourneaux de la rue Brûlée, à aider les Sœurs qui sont débordées.

C’est là une procession de misères, qui s’allonge chaque jour.

La ville, qui a dû verser toutes ses réserves pour les indemnités de guerre exigées par l’ennemi, s’est vue obligée de cesser les distributions de secours.

C’est donc un défilé navrant où passent côte à côte des mendiants en loques, des ouvriers sans travail qui meurent de faim, puis des gens qui n’ont pas l’habitude de demander : mères de famille, petits employés correctement vêtus qui tendent leur marmite avec une gêne qui serre le cœur.

On ne sait auquel entendre tant ces malheureux sont nombreux. 800 rations en moyenne sont distribuées chaque matin.

L’autorité allemande semble désireuse de voir rentrer dans leurs pays les émigrés belges et ardennais.

Des affiches sont placardées en ville pour les y inviter. Un exode recommence donc dans l’autre. Nous voyons repasser sous nos fenêtres, les lourds charriots belges avec leurs bizarres entassements. Mais les lignes de chemin de fer n’existant plus, c’est surtout à pied que se font ces tristes retours vers le foyer que prétend maintenant sauvegarder l’autorité allemande.

Parmi tant d’autres choses pénibles, nous souffrons du manque absolu de nouvelles. C’est dur de sentir tous les fils coupés avec ceux que l’on aime !

Et puis, que se passe-t-il dans le reste du monde ! Mystère ! et impossible de rien savoir. Par exemple, nous ignorons encore si nous avons un pape.

Au point de vue de la guerre, les officiers allemands annoncent sans cesse de nouvelles grandes victoires de leurs troupes. Ceci ne trompe personne, mais tout de même on aimerait connaître la vérité !

Le canon gronde toujours dans le lointain.

Reims semble plutôt un chemin de passage pour les troupes ennemies, qu’un centre d’occupation sérieuse.

Ils n’ont pas arboré leur drapeau et c’est toujours le, drapeau blanc qui flotte sur l’Hôtel de ville et sur la cathédrale.

Le général allemand qui avait pris possession de la ville a été successivement remplacé par un colonel, puis par un capitaine. C’est nous faire peu d’honneur !

L’Etat-Major ayant annoncé l’intention de ne laisser que cinq cents hommes de troupe pour garder la ville, le conseil municipal a dû en réclamer au moins mille. Il est impossible en effet que l’ordre soit assuré avec cette poignée d’hommes, et si quelque incident survenait, la ville serait rendue responsable et livrée aux pires représailles.

Jeudi 10 septembre 1914

Des blessés allemands arrivent en grand nombre. On les distribue dans certains quartiers. Les maisons abandonnées ont leurs portes ouvertes à coup de hache.

Les de la Morinerie quittent précipitamment la maison sur l’annonce que huit blessés allemands sont installés chez eux. Il est prudent que ma tante aille présider à leur prise de possession.

Le mouvement des troupes allemandes grossit sans cesse. Certaines rues sont barrées pendant des heures par le défilé de leur matériel de guerre.

J’avais tenté de traverser la place du Parvis pour regagner la maison, mais un sergent de ville m’arrête et me conseille charitablement de n’en rien faire, car un général allemand est occupé à y passer une revue, et il est préférable de ne pas se fourvoyer par là.

Un des fils de l’empereur est installé au « Grand Hôtel » qu’entoure un cordon renforcé de troupes.

Vendredi 11 septembre 1914

Le canon continue toujours à gronder… il semble même qu’il se rapproche.

Nous ne savons toujours rien du reste du monde. Mais des bruits courent dans l’air qui disent la situation bonne…

Plusieurs centaines de blessés allemands ont été amenés dans les ambulances pendant la nuit. On parle d’une défaite pour eux du côté d’Épernay.

Du reste, il est simple que si la colonne allemande qui a occupé Reims, avait continué sans difficulté vers Paris, nous n’aurions plus entendu le canon tous ces jours derniers, et au lieu de s’éloigner, les grondements vont toujours en se rapprochant…

La ville est plus que jamais envahie par les troupes. Aujourd’hui leurs lourds châssis sont campés sur la Place Royale qu’il est laborieux de traverser au milieu de cet encombrement.

Devant nos fenêtres, c’est un défilé ininterrompu de leur pesant matériels, le bruit assourdissant des grosses roues sur le pavé n’a pas cessé de la nuit. Le soir, dans l’ombre, la longue file de ces charriots primitifs, aux bois à peine dégrossis, couverts de lourdes bâches gonflées par le pillage, donnent bien l’évocation des grandes invasions barbares.

Toutes ces troupes, tout ce matériel, s’en vont en sens inverse, vers le faubourg Cérès. Est-ce là un mouvement stratégique ? Faut-il espérer une retraite ?…

Samedi 12 septembre 1914

En arrivant à la cathédrale pour la messe de 8 heures, je remarque qu’un certain désarroi semble régner dans l’église. On s’agite, on enlève précipitamment les chaises de la grande nef pour les entasser ailleurs…

J’apprends que l’État-major allemand a exigé hier que la cathédrale lui soit livrée pour y installer des blessés.

Les Docteurs ont vainement protestés en objectant l’humidité de l’immense nef, le vent qui souffle à travers les vitraux brisés par le bombardement, et tous les inconvénients de cette installation pour des blessés. « C’est possible, a-t-il été répondu, mais l’ordre part de trop haut pour que nous puissions nous y dérober ».

Les officiers exigent que toute la grande nef soit couverte d’une couche de paille épaisse de cinquante centimètres.

11 Il n’est pas facile de se procurer tant de paille, mais n’importe, il faut obéir, et ce matin, on s’est mis en devoir d’exécuter cet ordre étrange.

Pauvre chère cathédrale ! En la quittant après la messe, combien peu pourtant je ne doute que c’est la dernière fois que je la contemple intacte, dans son rôle de prière !… Il semble qu’elle soit trop grande, trop sainte pour que les hommes osent s’attaquer à elle, et déjà ce matin, la main mise sur elle par l’État-major allemand nous indigne.

Bientôt un épais lit de paille couvre toute la nef, et une frêle cloison de bois et de toile sépare l’arrière-chœur, qui seul reste conservé au culte.

Vers neuf heures, le canon commence à gronder d’une façon formidable, et ses roulements vont toujours en grandissant. Les détonations se suivent, s’entrecroisent sans interruption. Avec quelle angoisse on écoute cet orage sinistre qui gronde plus fort, sans cesse plus fort sur nos têtes !… Il n’y a plus de doute, on se bat aux portes de Reims, et notre sort, le sort de la ville va se décider…

Les heures passent, et nulle interruption ne se produit dans la bataille.

Les vitres du grand salon tremblent et vibrent perpétuellement sous ces coups qui déchirent l’air. On essaie de l’occuper, de tirer quand même l’aiguille, sans savoir ce que l’on fait, tant l’esprit est ailleurs, tendu vers la région toute proche où le sang coule, ou chacun de ces coups fauche des vies !

Vers 2 heures, Marie de la Morinerie, suivie de Maurice et de sa mère, arrive toute en larmes, et raconte à travers des sanglots que Raymond vient d’être pris comme otage ! Les allemands réclament cent otages parmi les notables de la ville.

Un peu après, une patrouille s’arrête en face de la maison. Ils emmènent déjà M Benoist et Osouf, et viennent chercher M Gaudefroy. Nous assistons à son départ que hâtent avec impatience le groupe de soldats.

Le bruit terrible du canon ne cesse pas un instant, la pluie tombe, les rues sont désertes, une sorte de stupeur pèse sur la ville…

Le défilé des troupes allemandes reprend au milieu de l’après-midi. Le pesant matériel, des files interminables de lourds charriots qui entassent sous leurs bâches grises les objets les plus hétéroclites, produits du pillage.

Puis la cavalerie, l’artillerie… Nous comptons 26 canons qui passent sous nos fenêtres, tout cela en hâte, mais pourtant avec ordre. Serait-ce une retraite ?… Est-ce un mouvement stratégique ?…

Tout à coup, des troupes qui défilent en rangs pressés, jaillissent des chants de guerre. Ces hommes ont des voix graves et sonores, et ces chants étranges sont d’un effet impressionnant.

Que signifient-ils ?… Nous ne savons que penser…

Vers quatre heures, sous nos fenêtres, dans la boue et sous la pluie qui tombe par rafales, nous voyons passer les otages… Le Maire est en tête. Il y a là M. Abelé, Raoul de Bary, etc. Ils marchent enveloppés de soldats ennemis, la baïonnette au poing… On les entraîne vers le faubourg Cérès. Que vas-t-on faire d’eux ?…

Maurice, d’une fenêtre, a vu passer son père dans ce triste cortège. Il demande que l’on ne dise rien à sa mère dont l’angoisse serait encore accrue. Nous donnons aux domestiques une consigne de silence.

Les heures continuent à passer sans amener aucun répit dans la canonnade, qui va toujours en se rapprochant…

C’est bon signe, sûrement les français avancent !

Les troupes ennemies ont repris leur défilé précipité, entrecoupé, de loin en loin, par des chants de guerre sauvages. Certains régiments, couverts de boue, les vêtements déchirés, ont bien l’aspect des troupes qui viennent de battre… ou plutôt d’être battues. Mais, si c’est une retraite, ce n’est pas une déroute. Cet ordre, cette force, me donnent la crainte que ces troupes ne se reforment bien près d’ici.

La nuit tombe, on n’y voit plus du tout, et le canon gronde toujours !…

Un peu avant 8 heures, un coup de sonnette retentit dans le silence de la rue devenue déserte… C’est Raymond !

Quelle joie pour sa femme après cette journée d’angoisse !

Trempé, brisé, Raymond nous raconte sa journée :

Du Palais de Justice où ils avaient d’abord été parqué, les otages ont été transportés au Grand séminaire. De là, les soldats sont venus les prendre pour les faire marcher derrière les troupes, de façon à couvrir leur retraite, dans le cas où on aurait tenté de tirer sue elles. Les otages savant que si un civil s’avise de bouger, ils seront immédiatement « pendus ». Et comme ils protestent contre ce genre de mort, et réclament au moins le privilège d’être fusillé, les autres insistent « Non, non, pendus ! »

Sur l’Esplanade Cérès, une longue halte a lieu sous la pluie. « Où nous emmenez-vous ? » – « C’est bon, vous verrez ! »

La troupe se remet en marche et les entraîne au-delà du faubourg Cérès et du cimetière, loin dans les champs. Là on les fait ranger en lignes, le long des arbres de la route, tandis que les officiers, révolvers au poing, se promènent de long en large devant eux.

La nuit est venue, une nuit d’automne, où la pluie, accompagnée d’un vent de tempête, fait rage. Un immense incendie qui monte de le ville, éclaire tout le ciel de ses lueurs sinistres, tandis que le canon gronde plus formidablement que jamais dans la campagne déserte. Au milieu de ce lugubre décor, tous, parmi les otages, ont bien cru leur dernière heure venue !…

Au bout d’un certain temps, après avoir suffisamment joui de ce cruel effet, un officier a fini par dire aux otages : « La population de Reims a été calme. Vous êtes libres ! … »

Toutefois, Raymond rentre plein d’inquiétude sur les travaux de défense qu’il a pu contempler pendant cette lugubre promenade.

Au-delà du faubourg Cérès, les allemands ont creusé d’énormes tranchées, et se sont installés fortement sur ces positions. Il faut donc d’attendre à voir la lutte se continuer aux portes de la ville.

Le canon a enfin cessé de gronder, mais une immense lueur d’incendie monte dans la direction de l’aérodrome et du parc à fourrages. La moitié du ciel est en feu.

Ce matin, dans toutes les maisons, les allemands prévoyant leur départ, ont réquisitionnés « sous peine de mort » tout ce qui restait encore de bidons d’essence. Ils s’en sont servis pour mettre le feu aux quatre points de la ville avant de la quitter.

Le vent gémit, lugubre, à travers les fenêtres sans vitres de la maison.

Le crépitement des mitrailleuses, des coups de fusil tout proches, résonnent encore dans la nuit.

Anxieux, nous observons le ciel tout rouge par-dessus les toits, et les nuages cuivrés et livides qui montent à l’horizon. Quelle nuit après quelle journée !…

Dimanche 13 septembre 1914

Au petit jour, vers cinq heures, des coups de fusil retentissent dans le silence de la nuit. Que se passe-t-il ? … Nous guettons, angoissés, les vagues rumeurs, les détonations lointaines…

Tout à coup des acclamations retentissent, des cris : « Les français ! ce sont les français ! »

En un instant, le cœur battant, on est aux fenêtres…

En effet, quelques soldats français, noirs de poudre, couverts de boue, exténués mais rayonnants, font irruption dans les rues !

De toutes les maisons, en un clin d’œil, comme un incendie qui s’allume, le drapeau tricolore surgit !

L’heure est indescriptible et inoubliable…

Nous courons vers la Place Royale.

Sous le soleil du matin, nos troupes s’avancent fièrement, portant la fatigue du combat, mais surtout la joie de la victoire. Sur leur passage, on applaudit frénétiquement, on leur jette des fleurs… Les soldats ont tous le canon de leurs fusils enguirlandés, et des gerbes improvisées se tendent vers les officiers.

Dans la foule reconnaissante, enthousiaste, qui se presse au-devant de nos troupes, des larmes d’émotion tremblent dans bien des yeux… Mais le drapeau, surtout le drapeau, quelle émotion salue son passage, sa rentrée !…

14 Il faut avoir mesuré toute la tristesse, l’humiliation que comporte l’occupation ennemie, pour apprécier à sa valeur, la fierté et la joie de cette heure où un patriotisme ardent vibre dans tous les cœurs !

Non, vraiment, les jours de souffrance qui ont précédé, n’ont pas acheté trop cher une telle heure !

Je quitte ce spectacle pour aller entendre une messe matinale à la cathédrale… Là, les traces de la domination allemande pèsent encore. L’odeur de paille qui monte de la grande nef, ferait croire que l’on pénètre dans une grange immense, toute pleine de récoltes nouvelles. Puis, cette cloison qui se dresse dès l’entrée du petit portail, confine les fidèles dans l’arrière-chœur.

Mais, ce qui console de tout, fait tout oublier, c’est la vue des uniformes français remplaçant de su près les uniformes allemands ! Nos chers soldats prient, communient avec ferveur, et comme cela semble bon de les contempler de nouveau au milieu de nous !

Dans la matinée nos troupes, qui emplissent la ville, campent un peu partout. L’artillerie reste pendant une partie de la journée installée dans notre rue. Ils sont fatigués, ils ont faim, nos braves soldats, et de toutes les maisons, on leur apporte et leur distribue des vivres. Des femmes du peuple tendent leurs tabliers, tout gonflé de morceaux de pin, qu’ils dévorent à belles dents.

Nos dernières provisions y passent, mais combien volontiers on vide les armoires ! Dans la rue, et tout le long du jour, nous distribuons, et avec enthousiasme, tout ce que nous pouvons trouver, à ces chers soldats qui ont faim, et font honneur à ce qu’on leur offre. Ce sont les régiments du Nord, toujours sur le front depuis le début de la guerre. Ils se redressent et disent fièrement avec leur accent : « Nous sommes les gars du Nord ! Nous avons bien travaillé ! » – « Oh ! oui, vous avez bien travaillé, merci ! »

On applaudit les officiers qui passent, on leur tend toujours des fleurs.

Il y a tant de fleurs aux canons des fusils, que l’on se demande d’où peut surgir une telle moisson…

Devant la maison, des artilleurs qui n’en n’ont pas, en réclament.

En hâte, je cueille les dernières fleurs du jardin, frêles fleurs d’automne, qui finissent de s’épanouir, et je les distribue à ces mains noires de poudre qui se tendent vers moi…

La joie enthousiaste de ces heures a détourné l’attention du canon qui gronde toujours autour de nous, et qui, aujourd’hui, ne semble plus pouvoir faire du mal, puisque les troupes françaises sont là, revenues au milieu de nous pour nous défendre.

Avec la mobilité du caractère français, la foule passe brusquement, et sans transition, de l’angoisse à la confiance. Pourtant, hélas, tout est loin d’être fini ! Le canon gronde plus violemment que jamais, à la fin de l’après-midi. Quand je sors de la cathédrale, après les vêpres célébrées dans l’arrière-chœur, un Te Deum était chanté, non pas encore, certes, pour le succès de nos armées, lu ? le curé l’avait précisé, car ce succès est trop fragile encore, mais pour l’élection du nouveau pape, dont le nom nous est enfin connu.

Tout le chapitre, les vicaires généraux, sont groupés autour de l’autel. Les beaux offices solennels sont loin ! Cette cérémonie réduite, hâtive, au son du canon, dit bien haut la guerre. Mais qui pourrait prévoir que c’est le dernier office dominical célébré dans la cathédrale !

A la sortie on se retrouve, on cause avec joie après les émotions de la veille et du jour.

Comme le Dimanche précédent, on se retrouve encore groupés dans notre grand salon. Charlotte de Bruignac nous donne d’intéressants détails, et nous raconte ses émotions de la veille, et le danger qu’elle et son mari ont couru, hier soir, sur la place du Parvis, où ils ont été poursuivis par un allemand qui braquait sur eux son révolver… Les sorties du soir sont à éviter en ce moment !…

Après le départ des visiteurs, nous sortons encore vers six heures pour aller prendre des nouvelles d’une amie.

Une foule en fête emplit les rues.

Pourtant, les grondements tous proches ne cessent pas. Des obus éclatent avec un bruit sec, sur le faubourg Cérès, des avions allemands survolent la ville, et passent comme des oiseaux sinistres au-dessus de nos têtes. Ils lancent des bombes, et surtout, cherchent à repérer les positions de notre artillerie. Nos aviateurs les poursuivent, et le bruit de ce combat aérien, mêlé au combat ininterrompu de la terre, n’est pas rassurant pour les promeneurs. La paix est loin de nous, hélas ! Reims, plus que jamais se trouve dans la bataille !…

Le soir, on proclame l’interdiction de sortir de ses maisons, où d’y garder de la lumière une fois huit heures.

En face de ma chambre, à l’entrée de la rue de Luxembourg, des soldats construisent hâtivement une barricade.

D’autres sont dressées dans le faubourg Cérès, et un peu partout. Évidemment, on craint pour cette nuit un retour offensif de l’ennemi, et un combat dans les rues.

Les consignes ne plaisantent pas. Des soldats viennent frapper violemment à la porte de la maison, parce qu’une faible lueur filtre encore d’une des fenêtres.

La ville entière est plongée dans l’ombre. Dans l’obscurité des rues, on entend résonner le pas lourd des chevaux et le cliquetis des armes. De ma fenêtre, j’essaie, dans le noir, de me rendre compte du mouvement des troupes, mais c’est peine perdue…

Lundi 14 septembre 1914

Éveillée de grand matin par le bruit du canon qui n’a guère cessé pendant la nuit. Les Raymond de la Morinerie qui nous ont quitté hier soir pour regagner leur demeure reviennent de bonne heure se réfugier à la maison, en nous portant des nouvelles peu rassurantes.

De fait, les rues que je traverse pour gagner la cathédrale n’ont plus du tout la physionomies de la veille. Les passants sont assez rares et se hâtent.

16 Autour de la chapelle du S Sacrement, l’assistance est nombreuse, la prière fervente. L’admirable liturgie de ce jour aide l’âme à monter plus loin, plus haut, par ce chemin de douleur, dans lequel, chaque jour, il nous faut faire un pas de plus.

Dans l’ombre des voûtes, sous la clarté tremblante des cierges, les ornements rouges des prêtres ont des reflets de sang…

Vers neuf heures, le bombardement commence, et une pluie d’obus s’abat sur l’Hôtel de ville. L’Etat-major, trop hâtivement peut-être, était venu y coucher cette nuit, et il a été trahi, comme hélas tant de fois !

Cependant, il a été repéré trop tard, les bombes sont tombées quelques minutes après son départ.

Tout le jour, des obus pleuvent sur Reims. Notre quartier est peu visé, mais d’autres parties de la ville ont beaucoup à souffrir. Les faubourg de Laon, surtout a de nombreuses victimes.

L’ambulance de M malades qu’elles soignaient, ainsi que dix-huit blessés achevés par les éclats d’obus. M Marie, presque seule au milieu de cette horrible scène, allant des morts aux mourants, déploie une énergie surhumaine. Dans cette jeune femme si frêle, il y a une âme bien forte ! Les blessés qui ont encore un souffle de vie et les autres malades sont transportés dans un état lamentable à l’ambulance de la rue de l’Université, où ils achèvent de mourir.

Les consignes se font de plus en plus sévères, pour la lumière surtout. Les espions pullulent. Des signaux lumineux ont été découverts dans certaines maisons des faubourgs. On continue à fusiller des espions chaque jour. Des femmes surtout ont joué un rôle particulièrement odieux.

Mardi 15 septembre 1914

Encore le canon de très grand matin. Messe de 7 heures. A la sortie, je cause un moment avec Jean de Bruignac, très préoccupé. Les visages se font de plus en plus soucieux. Nous avions pu croire hier que l’ennemi ne tirait plus sur nous que pour couvrir sa retraite, mais il devient trop évident que c’est une nouvelle bataille qui recommence, ou plutôt une nouvelle phase du combat qui s’ouvre. Les troupes allemandes sont trop fortement retranchées au nord de la ville, pour que l’on puisse facilement les déloger. Nos malheureux forts n’auront fait que servir d’asile à l’ennemi qui a pu s’y fortifier tout à l’aise, pendant les quelques jours de l’occupation.

Le bombardement reprend dans la matinée, et il faut encore descendre dans les caves.

L’après-midi, un peu d’accalmie se produisant, permet de s’installer un moment dans la cour, pour y respirer tout en tirant l’aiguille.

Tout près de nous, le canon tonne effroyablement, car une batterie est installée à l’usine Lelarge, et elle tire sans arrêt.

La trêve est de courte durée, les obus recommencent à tomber, et il faut abandonner l’air pur et le ciel bleu.

Mercredi 16 septembre 1914

Messe de 6h ½. La dernière messe à laquelle je puis assister dans la cathédrale !… Le canon gronde formidablement, et retentit d’effroyable façon sous les hautes voûtes. C’est sinistre !…

Autour de la chapelle du Saint-Sacrement, l’assistance se fait de plus en plus rare. L’angoisse est dans tous les yeux…

On ne peut que remettre une fois de plus son âme et sa vie entre les mains de Dieu, en s’abandonnant à lui pour tout. Qui sait si cette communion ne sera pas un viatique ?…

Je rentre en hâte, à travers les rues désertes, sous les détonations stridentes.

Au début de la matinée, Charles Heidsieck passe avec Pierre Givelet. Ils viennent de la cathédrale, où après la messe de huit heures, ils sont montés sur les tours avec l’abbé Landrieux. De là, ils ont pu se rendre compte des positions de l’ennemi et des nôtres. Hélas, ils ont pu constater aussi que nos 75 n’atteignent pas les batteries d’artillerie lourde des allemands, qui eux tirent sur nous avec de grosses pièces de siège.

En quelques minutes, ils ont compté une dizaine d’obus tombant sur la ville. Charles Heidsieck, qui toujours nous rassurait, parait très inquiet ce matin. Il n’est venu avec beaucoup de dévouement, que pour nous engager à descendre dans nos caves et à n’en pas sortir. Il insiste encore en me voyant sur le pas de la porte. « Vous n’êtes pas en sûreté là, il faut descendre ! » Lui-même va dans ses caves, où ses ouvriers sont déjà réfugiés en grand nombre, afin d’être au milieu d’eux, et de s’occuper d’eux.

Jeudi 17 septembre 1914

Éveillée dès 4 heures du matin par des bombes. On nous fait descendre dans les caves où il faudra rester tout le jour. L’ennemi, chaque nuit, tente des attaques sur différents points des faubourgs, et s’avance très près. Les forts sont successivement pris, perdus, et repris. Nous sommes à chaque instant à la merci d’un retour offensif de ces barbares, qui de loin, nous tiennent encore si durement sous leurs griffes !

Les heures semblent mortellement longues, dans l’humidité froide de cette cave, dans cette obscurité à peine éclaircie par une petite lampe et quelques bougies. Il faut ménager l’éclairage puisque nous sommes dans l’impossibilité de nous ravitailler, et que cet état de choses peut durer longtemps.

Et puis, notre groupe successivement augmentée a fini par devenir nombreux, et il est assez laborieux de pourvoir à sa vie matérielle.

Il y a là, mon oncle et ma tante de la Morinerie, avec leurs domestiques, Antoine, Françoise, Margueritte, et le petit Robert. Hélène Givelet. Raymond de la Morinerie, sa femme, son fils Maurice, Pinon, deux bonnes. Nos voisins d’en face, les Théophile Leclère, dont la maison traversée par une bombe est inhabitable. La famille Osouf viendra se joindre demain, les Gaudefroy comptent aussi sur notre cave plus profonde que la leur. Nous sommes donc en moyenne une vingtaine de personnes pour partager cette triste et singulière existence. On se groupe, tantôt dans la première cave, moins froide et plus aérée, mais les larges ouvertures la rendent aussi mins sûre, et dès que le

18 bombardement se fait plus proche et plus violent, il faut descendre dans la seconde cave où la sécurité est chèrement payée. Après différents essais nous abandonnons le berceau de droite qui servira de promenoir et de chapelle, et nous fixons notre campement dans le berceau de gauche, plus petit, mais un peu moins glacial. Entre les murs bas qui partagent la cave et s’arrêtent à mi- hauteur de la voûte, chacun s’installe comme il veut, ou plutôt comme il peut. Sur un petit lit de camp, l’oncle de la Morinerie est assis ou étendu, à moitié enseveli sous un amoncellement de couvertures. Ma tante est près de lui, dans un vieux fauteuil de velours rouge qui n’a plus rien à craindre de l’humidité. Les personnes âgées bénéficient de fauteuils d’osier précipitamment descendus de la cour.

Des paillasses posées à terre, servent de divans à ceux qui préfèrent s’étendre, ou qui sont trop courbaturés par les interminables séances sur les chaises non rembourrées. Des tables de jardin en fer complètent l’installation. Dans un coin, une bèche, une pique, des outils ont été descendus pour le cas où un éboulement se produirait, il faudrait frayer un passage dans les décombres.

En dépit des doubles manteaux et des couvertures, nous sommes transies par l’air glacé et l’humidité pénétrante qui nous enveloppe.

De temps en temps, on quitte sa place pour marcher de long en large, dans la grande cave qui sert de promenoir. Puis, quand un peu d’accalmie se produit, on remonte bien vite pour jeter un coup d’œil dans la rue déserte, tâches de se rendre compte de ce qui se passe, et surtout respirer un peu. Mais cela ne dure jamais longtemps et les sifflements sinistres au-dessus de nos têtes, forcent bien vite à redescendre.

Les repas sont plutôt sommaires, malgré tout le dévouement qu’Anna apporte à leur confection. Le pain, si gris, et si commun soit-il, se fait rare. Les pommes de terre, cuites à l’eau, sont un grand luxe car il faut pouvoir les cuire ! On mange en hâta, debout, dans un coin de cave, sur une marche d’escalier.

Ces souffrances matérielles, froid, privations de tous genres, manque de sommeil, paraissent bien peu de choses auprès des souffrances morales !…

Que se passe-t-il là-haut ? qu’atteignent ces coups qui ne cessent pas ?

Nous sentons bien que la cathédrale est visée… Depuis ce matin, j’ai beau prêter l’oreille, je n’entends plus les sonneries. Le cher petit carillon qui égrainait l’antienne est devenu muet, ainsi que les grosses cloches. Tout s’est tu… Sans doute, les obus ont déjà fait leurs ravages !…

Les heures, scandées par l’éclatement des obus, sont interminables ! Pour lutter un peu contre cette inaction lourde qui pèse sur tous, j’essaie d’occuper le groupe des femmes en les faisant travailler pour les pauvres. A la lueur vacillante des bougies, je taille de petits vêtements d’enfants. Ce n’est guère facile, mais c’est tout de même une petite diversion, et on me réclame sans cesse de l’ouvrage.

Mais notre meilleur réconfort est dans la prière… Un cierge béni brûle perpétuellement devant la statue de la Vierge, qui se détache blanche et lumineuse dans une petite excavation de la grande cave sombre. Plusieurs fois dans la journée, nous venons là, réciter à haute voix le chapelet, les litanies, les invocations… Des lèvres qui avaient perdu l’habitude de la prière se sont ouvertes

19 pendant ces jours d’angoisse. On sent tellement le besoin du secours d’En Haut, et à certaines heures, en face du danger, l’âme humaine, si naturellement, crie : « Mon Dieu ! … »

La mort qui rôde autour de nous, réveille les consciences endormies. Lors du premier bombardement déjà, les prêtres ont pu constater de consolante façon, ce travail subit qui s’accomplit dans l’âme, quand devant elle, se dresse brusquement la vision de l’éternité… Un prêtre nous confiait que sous les obus, il n’avait cessé de confesser des gens qui s’accrochaient à lui, et qui, depuis dix-huit ou vingt ans, avaient oublié la pratique.

Vers 7 heures, quand le bombardement s’apaise, et que nous pouvons quitter nos caves, le coup d’œil jeté sur la rue est lugubre.

Un obus a mis le feu à la maison Clouet et aux maisons voisines.

C’est un vaste brasier, et les secours manquent pour l’éteindre… Les flammes éclairent la rue de leur lueur sinistre, la tempête, pluie et vent, fait rage et gémit à travers nos fenêtres sans vitres. Le canon gronde toujours, tout proche.

Nous arrêtons dans la rue deux petits soldats qui reviennent des tranchées et cherchent des vivres… Nous les faisons entrer à la maison pour leur servir du café chaud, et nous tâchons par eux de savoir quelque chose, puisque nous sommes privés de toute communication avec nos semblables.

Ils nous donnent quelques détails sur les attaques de l’ennemi, et leurs positions dans les forts. Si périlleux que soient ces combats quotidiens, si dure que soit la vie rien ne décourage nos petits soldats dont le moral est excellent, et la gaieté inépuisable. Ils rient et plaisantent toujours : « Ce n’est plus rien de faire la guerre, concluent-ils, maintenant qu’on avance ! C’était au début, alors que l’on reculait chaque jour, que c’était terrible ! »

Du reste, c’est souvent que nous sommes au contact avec nos soldats. Dès qu’une accalmie se produit on en profite pour partager avec eux nos provisions, quand ils passent devant la maison, blessés et fatigués par des heures de tranchées et de combats. Rien n’est triste, dans la lumière pâle du matin, comme ces files de soldats, couverts de sang tout frais, et qui se trainent douloureusement vers les ambulances.

Pas moyen encore de se reposer cette nuit, il faut surveiller l’incendie, car des étincelles poussées par le grand vent volent de tous côtés…

Vendredi 18 septembre 1914

Le combat reprend à 2 heures du matin. Il faut descendre dans les caves sans avoir pu prendre du repos. Les obus se succèdent, le canon se rapproche de plus en plus, salves d’artillerie, coups de fusils, nous avons l’impression qu’on se bat tout près de nous.

Du fond de nos caves, nous guettons anxieusement les bruits qui résonnent, éclatement des obus, canon, mitrailleuse. Cette matinée est horrible. Évidemment l’ennemi a tenté une attaque et s’est approché très près. S’il parvient à rentrer, qu’adviendra-t-il de la ville et de nous ?

20 Impossible de rien savoir quand nous remontons un moment pour essayer de nous renseigner… Les rues sont désertes, seuls passent quelques voitures d’ambulances ramenant des blessés, ou des officiers au galop de leur cheval.

Les vivres commencent à faire défaut, impossible de sortir pour se ravitailler.

Le manque de sommeil et de nourriture rend plus sensible l’humidité glacé des caves. Les heures paraissent d’une longueur mortelle, nous sommes tous épuisés.

Le bombardement se poursuit jusqu’au soir…

Alors, dans la nuit tombante, d’immense lueurs éclairent le ciel.

Des incendies se déclarent aux différents points. La sous-préfecture est en feu, ainsi que les maisons voisines. Je voudrais mettre différentes choses en sûreté, mais à peine remontée au premier étage dans une chambre, ou nous appelle et nous fait descendre, parce que des bombes viennent d’éclater dans le lointain. On entraine vers la cave le pauvre oncle de la Morinerie à moitié vêtu, et plus fatigué que jamais. Il ne peut plus tenir sur ses jambes, et tombe au bout de quelques pas. « Je n’en puis plus ! » gémit-il. Tant bien que mal, on l’installe dans la cave pour la nuit. Les autres essaient d’y dormir sur des paillasses.

On manque tellement d’air, que n’y pouvant plus tenir, je remonte au bout d’un moment, pour tâcher de dormir un peu dans le salon.

Ce n’est pas facile avec le canon qui gronde à intervalles réguliers.

A trois heures du matin, on sonne à la maison, et je vais ouvrir. C’est la famille Osouf qui vient demander asile, se mourant d’inquiétude dans son appartement. On les installe dans la cave où ils se sentent plus en sécurité.

Les détonations continuent toujours. Quelle nuit !

Samedi 19 septembre 1914

La plus douloureuse journée de cette douloureuse période. La lie du calice pour la ville de Reims !

Au lever du jour, un grand silence contraste avec la canonnade des matins précédents. L’ennemi ne répond pas aux décharges de nos canons. Que prépare-t-il ? Que se passe-t-il ?

Un moment de fol espoir nous traverse l’esprit. S’il avait abandonné ses positions ?

Dans la rue, les troupes passent toujours en hâte. Un artilleur tombe de cheval. On le relève, je le fais conduire à la maison, ou M

Sur les trottoirs, se presse comme chaque matin, l’exode des pauvres gens du faubourg Cérès. Ceux qui sont restés là-bas, quittent chaque jour de bonne heure leur pauvre installation, qu’ils ne retrouveront peut-être pas debout le soir, et trainant mioches et paquets, ils se dirigent vers les champs, là où les obus ne pleuvent plus. Ils y passent la journée, sous la pluie, à l’abri d’une meule, et à la nuit tombante, quand le bombardement se calme, reprennent le chemin de leur domicile.

Ce matin, je regrette presque, cédant à la crainte d’inquiéter les autres, de n’être pas sortie pour aller jusqu’à ma chère cathédrale…

Soudain, vers huit heures, une véritable volée d’obus passe sur nos têtes, allant s’abattre dans la direction de la cathédrale. C’est le signal. Les détonations se succèdent alors, terribles, précipitées, ininterrompues. Le sifflement sinistre des obus ne cesse pas. Les bombes pleuvent sur notre quartier, comme une effroyable grêle de fer. Que de ravages, mon Dieu, sur notre pauvre ville ! Le cœur est à l’étau !…

Nous sommes à genoux devant la petite vierge blanche, seule éclairée dans la cave sombre. Elle veille sur nous du ciel. Nous en avons l’impression, et les prières, les supplications, montent vers elle, ininterrompues. Quand le chapelet à haute voix est terminé, un autre reprend. La prière est perpétuelle pendant ces heures affreuses, où le sinistre orage gronde sur nos têtes, sans une minute de répit. Par moment, l’éclatement sec et plus rapproché d’une bombe, fait tressaillir, et instinctivement, on courbe le tête sous la commotion.

Quand la prière à haute voix s’arrête, alors, anxieux, haletants dans un silence angoissant, on entend siffler les obus, éclater les bombes…

Vers deux heures, une effroyable détonation vient ébranler nos voûtes, suivie d’un fracas de vitres brisées et de débris qui viennent s’abattre sur le sol. Une acre odeur de poudre, accompagnée d’une épaisse fumée, pénètre dans nos caves… évidemment, la maison est touchée… Quelques minutes s’écoulent, et une seconde et formidable explosion éclate au-dessus de nous… La mort plane sur nos têtes, nous en avons l’impulsion, et chacun silencieusement remet son âme entre les mains de Dieu…

Une troisième et terrible détonation, dont la commotion sonne jusqu’au fond de l’être, nous avertit que la maison est encore atteinte.

L’odeur de poudre se fait plus forte et la fumée plus dense. Par les ouvertures des caves, nous essayons de voir ce qui se passe au dehors, mais un épais nuage de poussière lourde flotte dans la cour et empêche de rien distinguer. La maison brûle-t-elle ?… Est-elle effondrée ?… Impossible de rien savoir.

Dans les caves, l’atmosphère devient irrespirable, et donne une impression d’asphyxie. Notre dernier asile nous échappe… Raymond craint toujours un éboulement qui nous emprisonnerait. Que faire ?… A quoi s’arrêter ?… Nous sommes là une vingtaine de personnes. Un tout petit enfant comme Robert, une aveugle malade, comme M donner une crise de cœur. Le pauvre oncle de la Morinerie, incapable de faire un pas, à moitié effondré sur sa paillasse, fait pitié. Ma tante est auprès de lui, serrant dans sa main une petite croix indulgenciée pour l’heure de la mort, et priant silencieusement. « Mes chers enfants, dit-elle, si le danger rend nécessaire une fuite, non seulement je demande, mais j’exige que vous me laissiez avec mon infirme. On ne peut pas le transporter, nous partagerons le même sort. Vous êtes jeunes, vous avez une tâche à remplir, la nôtre est finie, nous avons essayé de vous tracer la voie droite, gardez-là, marchez-y… »

Vers 3h ½ un peu d’accalmie se produit. On se risque hors des caves pour jeter un coup d’œil au-dehors, et essayer de se rendre compte de la situation…

La maison est jonchée de vitres brisées et de débris, une poussière épaisse y flotte. La lourde porte de la rue de la Gabelle, s’est ouverte toute grande sous la poussée d’un obus. La remise est pulvérisée. Les portes du grand salon sont tombées dans la salle à manger, d’autres encore sont arrachées. La cuisine est pleine de débris et d’éclats d’obus. Les gros barreaux de fer de la fenêtre ont été brisés et coupés comme des fétus de paille, et les volets gisent sur les dalles de pierre…

Dans la rue Cérès, les incendies ont repris, car l’ennemi a lancé tout le jour, avec les gros obus de siège, des bombes incendiaires… L’eau manque, les secours manquent, on laisse brûler sans que personne puisse éteindre. La situation est effroyable. Les obus sifflent toujours.

Des gens affolés courent dans les rues, essayant de fuir. Les Raymond veulent à tout prix quitter la maison où ils trouvent que nous ne sommes plus en sûreté, et nous entraîner… « Partir, mais c’est aller à la mort ! … » dit Hélène. Anna, qui est montée au second, redescend bouleversée, en larmes, criant : « La cathédrale brûle ! »

Ceci, c’est le reste… l’âme même de la cité qui est touchée ! On a l’impression d’un irréparable effondrement !…

Je descends dans la rue et je regarde…

Du côté de la place Royale, un immense et lourd nuage, aux tons inquiétants de cuivre et de souffre, emplit tout le ciel, et plane sur la ville d’une façon sinistre.

Dans la rue, des maisons sont effondrées, d’autres brûlent…

En quelques instants, notre départ est décidé… Nous allons aller chercher refuge dans des caves plus profondes, où nous passerons la nuit plus en sécurité. On remonte péniblement de la cave, le pauvre oncle de la Morinerie qui ne tient plus sur ses jambes, et deux hommes l’entraînent vers les caves Lanson. Raymond et Marie qui sont partis par la rue de Luxembourg reviennent précipitamment sur leurs pas. Des incendies sont déchainés de ce côté, on leur a dit de l’y pas passer. Ils nous crient : « Vers la Haubette ! » Nous suivons machinalement, ne sachant pas où nous allons… Peut-être à la mort ?… et abandonnant sans même y penser, la maison et tout ce qu’elle renferme…

Nos voisins, les Gaudefroy, se sauvent aussi, traînant dans une petite voiture leur vieille mère infirme.

Dans la rue, nous marchons sur un tapis de vitres brisées qui jonchent le sol…

Partout des décombres, des incendies, des maisons qui s’écroulent…

Nous arrivons sur la place Royale dont le côté droit est en flammes…

La sinistre vision qui m’attendait là, rien en ce monde ne pourra l’effacer de mon souvenir ! La cathédrale en flammes !…

La chère silhouette émergeant d’un épais nuage de fumée… L’abside, le clocher de l’ange, enveloppés par le feu, la toiture s’effondrant, les flammes sortent des tours, courant le long des galeries…

A travers un voile de larmes, on contemple cet horrible spectacle, qui semble un cauchemar dont on va s’éveiller…

L’imagination n’avait pu prévoir cela, parce que c’était trop affreux… C’est une douleur sans nom, une tristesse qui ne trouve pas de mots, où confusément se mêlent avec tous les souvenirs personnels, si chers, si précieux, qui par mille liens, attachent l’âme à la merveilleuse église, le sentiment d’un deuil national qui frappe la France en plein cœur !…

Nous poursuivons notre route à travers le feu et les ruines. Les obus sifflent toujours. Les bombes incendiaires ont laissé sur le sol de longues trainées de souffre…

Des gens affolés courent par les rues, et dans tous les yeux, il y a les mêmes larmes, dans toutes les voix le même cri d’angoisse : « La cathédrale ! »

Une fois le pont de Vesle franchi, nous sommes à l’abri des obus qui n’atteignent plus jusque là.

Une foule apeurée se presse, cherchant à fuir, sans trop savoir où…

Nous-mêmes, marchons machinalement ; sans but. Jusqu’où s’étendent les lignes ennemies ?… Nous n’en savons rien…

Des amis que nous rencontrons, fuyant comme nous, conseillent de prendre la route de Bezannes, et d’y passer au moins la nuit. Nous nous dirigeons de ce côté, et le faubourg franchi, nous gagnons les champs. Sur la route, c’est une hâtive et lamentable procession de pauvres gens qui fuient Reims…

Des groupes se pressent, traînant des enfants, de maigres bagages, d’autres sont échelonnés contre les meules, sous les arbres.

Le canon résonne dans la campagne d’effrayante façon, et couvre tout de son rugissement, des avions passent et se mitraillent au-dessus de nos têtes.

On marche, écrasé sous un poids trop lourd de pensées qui s’entrechoquent, de sentiments qui étreignent le cœur et l’étouffent…

Au sortir de l’ombre et de l’humidité glacée des caves, après les jours horribles que nous venons de vivre. C’est une impression indéfinissable de se retrouver brusquement sous le grand ciel, au milieu des champs, des moissons…

Les lueurs roses et dorées du couchant s’étendent et teignent tout un côté de l’horizon. Elles enveloppent la campagne de cette lumière pénétrante, chaude et douce à la fois, qui est le privilège des belles fins de jour d’arrière-saison…

Puis, on tourne la tête… De l’autre côté de l’horizon, le ciel est rouge aussi, d’un rouge sinistre, et au milieu d’un immense nuage de fumée qui plane sur la ville, se dresse la silhouette de la cathédrale, mais une silhouette étrange et brisée, toute enveloppée de flammes… Alors, on ferme les yeux, qu’emplissent les larmes, et on baisse la tête, sous une tristesse trop lourde…

Nous atteignons les premières maisons de Bezannes, mais où trouver u abri ?… Tout est envahi par les réfugiés, fermes, granges, remises, tout est plein, et nous parcourons en vain le village. Raymond se souvient alors des Albert Poullot et se dirige à tout hasard vers leur propriété. Nous ne demandons qu’un coin de grange et un peu de paille pour la nuit. L’accueil est des plus empressé. Cent cinquante personnes sont déjà installées dans le garage, mais malgré nos protestations, on tient à mettre deux chambres à notre disposition. Les messieurs s’installeront pour la nuit dans les fauteuils du salon, et le reste de la bande, sur la paille d’une grande remise.

Nous pouvons donc nous étendre sans rien craindre cette nuit. Mais, naturellement, c’est une nuit sans sommeil, hantée par la tragique vision de la cathédrale en flammes, et scandé par le grondement formidable du canon, qui semble devoir ébranler dans ses fondations, l’élégante et frêle maison de campagne qui nous abrite.

Nous nous levons quand le jour parait, et de la fenêtre, sur la route de Reims, je suis dans la lumière rose du matin, le flot lamentable et sans cesse grossissant des émigrés qui, eux aussi, quittent la ville. Il y a des figures de connaissance dans ces groupes, des figures angoissées, des yeux dans lesquels se reflète l’horrible spectacle laissé derrière soi…

Que sont devenus les amis dans cette tourmente ?… J’ai beau interroger, je n’arrive pas à me renseigner, et c’est une angoisse poignante que l’incertitude sur le sort de tant de chères existences.

Depuis le début de cette terrible semaine chacun a vécu, terré dans ses caves, sans communications possibles avec le dehors. Il y a eu des victimes nombreuses, mais qui a été frappé ?…

Quelle tristesse de s’éloigner avec cette incertitude !

Dimanche 20 septembre 1914

Je vais retrouver dans leur grange notre groupe de la veille. Maurice de la Morinerie est le seul, je crois, qui a pu dormir dans la paille. Les autres ont eu froid par cette fraîche nuit d’automne. Hier soir, il leur a été impossible de se procurer des vivres. Ce matin, à leur intention, je fouille inutilement les fermes du village, mais c’est en vain, impossible, à quelque prix que ce soit, de se procurer une goutte de lait ou une miette de pain.

Enfin, une pauvre vieille femme, par compassion, m’offre, pour mes compagnons, sa provision de lait de la journée.

Une messe basse est annoncée pour 7 heures. Pendant que nous nous dirigeons vers l’église du village, un combat aérien a lieu au-dessus de nous. Des « Taubes » sont poursuivis par nos aviateurs. Les grands oiseaux sinistres tourbillonnent sur nos têtes avec un crépitement violent de mitraille. Un « Taube » allemand est enfin touché et va s’abattre dans les champs voisins. La foule se précipite vers l’appareil qui git, brisé sur le sol, et j’entends dire qu’un des aviateurs a la tête emportée et que d’autres sont blessés…

La cloche triste, et la vieille petite église s’emplit peu à peu de groupes de réfugiés. Les uns, las de tout, se laissant tomber sur un banc avec leur maigre bagage. D’autres pleurent silencieusement. Des femmes agenouillées, la tête dans les mains, semblent ployées sous l’épreuve.

Le vieux curé, avant de monter à l’autel, adresse quelques paroles à ces pauvres affligés. Il parle de la fête que célèbre l’Église ce jour-là : Notre-Dame des Sept Douleurs ! N.D. des Douleurs, pendant que Notre-Dame de Reims, brûle là-bas, à l’horizon !

Quels rapprochements saisissants et poignants dans la liturgie de ce jour !

Dans le silence de la petite église, que coupe seul le grondement du canon, sous les voûtes sombres, le recueillement est impressionnant, et la prière qui sort de nos cœurs ployés par l’épreuve, doit monter vers Dieu !

La messe est terminée. Un rayon d’En Haut éclaire la souffrance et retrempe les forces. Il faut marcher maintenant, reprendre sa route, sa triste route d’exilés.

Notre groupe s’augmente de plusieurs familles qui ont quitté Reims dès l’aube. Les uns ont passé la nuit dans des caves profondes, les autres à voir brûler la cathédrale, la ville. Tous emportent de Reims une vision d’enfer !

J’entends dire qu’une partie de la rue Cérès a brûlé. Laquelle ? et notre chère maison, t aurait-elle passée ? Impossible de recueillir une indication précise dans ces récits affolés, incohérents… Dans le grand désastre qui nous enveloppe, on ne peut que se résigner à tout…

Nos pauvres voisins pleurent silencieusement : « Nous avons tout perdu ! »

Les derniers arrivants de Reims disent que ce matin, le bombardement recommence avec des bombes incendiaires. Que restera-t-il de la ville ?…

On organise le départ, sans trop savoir où l’on va, dans l’incertitude des positions allemandes.

Nous voudrions gagner d’abord Pargny, où se trouve Paul de S a fait dire hier, ses inquiétudes sur notre sort, et plus que d’autres serait à même de nous conseiller.

Un tombereau de charbonnage qui arrive de Reims où il a transporté des blessés hors des ambulances incendiées, se trouve bien à propos sur notre chemin.

Le conducteur consent à le mettre à notre disposition, bien que le cheval exténué ait peine à se traîner. On fait monter les personnes plus âgées ou plus fatiguées de notre colonne, les autres suivent à pied.

A peine hors de Bezannes, la pluie commence à tomber, une large pluie, qui en quelques minutes détrempe et transforme en cloaque, les chemins déjà défoncés par le passage des troupes et du matériel de guerre.

Sous ce voile mélancolique, nous traversons les champs où l’on s’est battu les jours précédents. Le terrain est piétiné, jonché de débris, creusé de trous d’obus, et de place en place, des cadavres de chevaux morts sont restés là, abandonnés.

26 Sur les routes boueuses, des groupes d’émigrés se suivent. Quelques-uns ont établi des campements provisoires et cherchent à s’abriter tant bien que mal contre des meules. Je rencontre de loin en loin, des visages connus, des figues d’enfants, de petites protégées qui, avec leurs parents fuient devant la tourmente. Que vont devenir des pauvres enfants ?… Où vont s’échouer tous ces humbles foyers déracinés ?…

Quelle tristesse dans cet exode de toute une population !…

Nous traversons des bivouacs, où, sous la pluie, les soldats dépècent des bœufs, préparent la soupe. Puis, il faut se garer sur la berge des chemins pour laisser passer d’interminables convois de munitions ou de ravitaillement. Lourds autobus qui nous éclaboussent de boue liquide, chevaux, caissons d’artillerie.

Des troupes, toujours des troupes de toutes les armes… les champs, les villages surtout, sont envahis par des campements de soldats.

En traversant les Mesneux, on nous montre l’endroit d’où les batteries allemandes nous bombardèrent le 4 septembre.

A Pargny, il est extrêmement difficile de faire parvenir un mot à Paul de S perdre l’espoir de lui parler. L’État-Major s’enveloppe de mystère, et nous devrions ignorer qu’il est installé ici.

Maintenant, nous gravissons lentement la grande côte de Pargny.

La pluie a cessé. A travers les grands nuages qui courent dans le ciel, un rayon de soleil inonde de la lumière, le paysage qui déploie très loin des bois roussâtres, et l’horizon bleu de ses plaines…

Reims est là-bas, et au milieu, dominant tout, la cathédrale…

Sa silhouette noircie, calcinée, émerge d’un immense et sinistre nuage aux reflets cuivrés, qui plane sur la ville et se condense autour d’elle… Les touts se lèvent toujours vers le ciel, mais on sent qu’elle se meure, qu’elle agonise sur un bûcher…

C’est une vision poignante qui étreint le cœur, et que pourtant, on voudrait pour toujours, graver au plus profond de sa mémoire, au plus intime de son souvenir.

Cette chère silhouette, l’âme des paysages de Champagne, tant de fois contemplée à l’horizon lointain, sur le grand ciel bleu des plaines, sur le ciel rose du couchant !… C’était elle, toujours elle que les yeux cherchaient, au retour des lointains voyages, comme des plus petites absences, avec un sentiment vague, mais intense, d’admiration, de tendresse, de propriété, parce que cette merveilleuse maison de Dieu, c’était à chacun aussi, un peu la nôtre, la patrie de l’Ame… autour d’elle se concentre tout un monde de souvenirs et de visions, visions glorieuses de son passé. Souvenirs intimes et ineffaçables, qui par mille liens, rattachent la vie surnaturelle au charme de ses pierres.

Évocation confuse, déchirante et douce à la fois, où tout se mêle dans le souvenir, voix grave des cloches aux jours de fête, frêle carillon, qui sous les obus égrainait encore l’antienne liturgique,

27 peuple d’anges et de saints, merveilleux portail baigné dans la lumière dorée des couchants, puis dans un domaine plus profond, plus intime, l’évocation de tant d’heures où le recueillement se faisait si naturel, la prière si facile sous les hautes voûtes noyées d’ombre…

Messes matinales, prières des soirs, alors que dans la profondeur immense et sombre de la nef, une toute petite lueur rouge tremblait seule devant le tabernacle…

Et tout cela, maintenant, c’est le passé !… Et cette chère image mutilée, martyrisée, qui se dresse là-bas sous le ciel d’automne, c’est peut-être la dernière fois qu’on la contemple !…

Il faut s’arracher à cette déchirante contemplation, et le cœur gonflé de trop de souvenirs, de trop de tristesse, suivre le groupe mélancolique des exilés, que lentement, péniblement, le long des routes détrempées, s’en vont comme en pauvres feuilles arrachées par la tempête, et que le vent d’automne emporte, je ne sais où …

La route, maintenant, descend, entre des haies qui n’ont plus que quelques feuilles tachées de rouille et de sang, et la chère et douloureuse vision disparait peu à peu.

Les heures passent, et il faut marcher, marcher toujours dans la boue liquide des routes. Des averses glacées qui se succèdent, rendent plus pénible encore ce triste voyage. Impossible aussi de se procurer aucune provision.

Les villages que nous traversons ont été pillés par les allemands, puis réquisitionnés par les troupes qui campent encore en masse, et les vivres y font absolument défaut.

Pendant que l’on gravit péniblement une côte bordée de champs, Raymond se résigne à arracher une betterave dont il nous offre des rondelles, mais ce maigre régal a peu de succès !

Les compagnons d’infortune qui suivent la même route de l’exil, ne sont pas plus heureux que nous.

Vers trois heures de l’après-midi enfin, nous arrivons à Ville-en-Tardenois, ayant marché sans rien prendre depuis ce matin. Là on se heurte aux mêmes difficultés… Plus de vivres nulle part, et des troupes partout !

Heureusement le D Jacquinet retrouve parmi les militaires, un major de sa connaissance, qui entraine notre colonie vers son campement, et se met en devoir de nous procurer un repas sommaire.

Pendant que ses ordonnances y travaillent, nous nous reposons un moment sur la terrasse de cette maison abandonnée, dont les soldats font les honneurs. C’est un grouillement de troupes et de convois, tout autour de nous. Jean henriot campe là, mais il est allé faire une reconnaissance, et nous ne le verrons pas.

Vers 4 heures, un peu reposés, il faut se remettre en route, car la nuit vient vite à cette saison. La pluie tombe de nouveau. Il fait froid dans ce tombereau qui marche avec une lenteur de corbillard. La fatigue se fait péniblement sentir parmi les voyageurs.

Il y a surtout deux nièces du D Jacquinet, des jeunes femmes dont la situation est particulièrement pénible. L’une a trois tout petits enfants qui se blottissent contre elle comme des oiseaux. Par un concours de circonstances, comme il s’en est produit pendant ces jours terribles, l’aîné des enfants est resté à Reims, et la pauvre mère horriblement inquiète, pleure silencieusement en pensant à son enfant.

L’autre jeune femme, mariée depuis un an, attend un bébé d’un jour à l’autre. Son mari est à la guerre.

A (en blanc) arrêt forcé pour faire viser nos passeports par l’État-major. On n’avance qu’à tours de roues à travers le flot grossissant des troupes, et les innombrables convois de ravitaillement.

Des officiers, des soldats arrêtent notre petit groupe, et toujours avec la même question : « Est-ce que vous venez de Reims ? » et tout de suite la même interrogation anxieuse, angoissée : « Et la cathédrale ? … »

Beaucoup ne pouvaient pas croire que ce fut vrai. Il faut leur répéter, leur affirmer qu’elle est en flamme. C’est chez tous la même stupeur indignée : « Les misérables ! Quel crime !… » murmure un officier supérieur, les poings crispés, les dents serrées. Chez les chefs comme chez les soldats, le bouillonnement de colère et d’indignation est le même. On sent qu’à tout prix ils veulent la venger, elle, et venger la France de cette injure !

Le soleil touche l’horizon à travers les grands nuages tourmentés de ce ciel d’automne, et la fraîcheur du soir tombe sur la campagne. On a si froid dans notre charriot, sous les vêtements mouillés depuis le matin, que je préfère encore descendre et marcher, malgré la fatigue. Ceux qui suivent à pied doivent se hâter pour ne pas rester en arrière, car la route est longue encore avant l’étape de nuit, et des patrouilles allemandes perdues, rôdent encore dans les parages, cherchant à attaquer les voyageurs.

Les teintes cuivrées du couchant s’éteignent peu à peu, la nuit tombe, la silhouette du charriot avec son lamentable cheval et les groupes des voyageurs, se détachent en ombres chinoises sur le cil pâle. Notre conducteur n’a pas de lumière, on marche à tâtons dans les chemins défoncés.

Avec Hélène, nous cheminons du même pas, côte à côte, récitant à mi-voix notre chapelet, ce chapelet tant égrainé dans les caves !…

Le soir, sous le grand ciel, dans la nuit froide et noire, les cœurs sont bien tristes encore ! Là- bas, derrière nous, une grande lueur d’un rouge sinistre, ourle tout l’horizon, emplissant un côté du ciel… C’est Reims qui brûle encore… Pour que cet effroyable incendie se révèle ainsi à plus de 20 kilomètres, il faut que la ville soit embrasée !…

Vers huit heures enfin, nous atteignons Passy-Grigny, et laborieusement, à travers les ruelles noires, on parvient à découvrir la petite auberge du village. Une petite lueur vacillante perce l’ombre, et les voyageurs engourdis par le froid, l’immobilité et la fatigue, se tirent péniblement du charriot.

Après cette dure journée, nous avons enfin un abri pour la nuit, mais quel abri !… L’aubergiste vient seulement de reprendre possession de sa pauvre maison, envahie et pillée par les allemands, qui ont tout emporté, provisions, literie, vêtements, etc. Ce sont des lamentations sans fin sur tout ce qui manque.

En fait de vivres, on ne peut absolument rien nous offrir… que de l’eau claire de la fontaine ! avec le pain resté dans la voiture, ce sera le menu du souper de ce soir.

Devant une flambée allumée dans une petite salle ce cette misérable auberge, on essaie tant bien que mal de se sécher tout en échangeant des tristes impressions. Le D Prioux qui nous a rejoint en route, donne quelques détails sur la soirée et la nuit de la veille à Reims. Il était attaché à l’ambulance de la rue de l’Université. Des bombes sont tombées dans la salle d’opérations, pendant qu’il opérait un malheureux blessé ; impossible de continuer. Des obus pleuvent dans les salles, tuant et reblessant les malheureux qui y sont entassés. Ils gémissent, se tordent de douleur, se trainent sur leurs membres mutilés pour essayer de se sauver. On les descend à la cave dans cet horrible état, et là, au bout de quelques heures, le feu prenant à l’ambulance, il faut les en tirer et les charger agonisants sur des charriots qui les emportent plus loin dans un autre quartier. « J’ai vu brûler la cathédrale, la ville, j’ai vu d’horribles choses, conclut le D Prioux, mais ceci dépassait tout ! »

Il faut s’installer pour la nuit. L’aubergiste avec sa chandelle, nous promène dans d’affreuses petites chambres où tout manque, et les gémissements redoublent au souvenir de tout ce que les prussiens ont emporté. On se partage les paillasses qui restent. Marie de la Morinerie et sa mère se casent dans une chambre qui sent horriblement l’acide phénique, et où les allemands ont laissé leur linge sale. La famille Jacquinet s’installe dans une pièce minuscule. Ils ont un lit pour 6 personnes. Les messieurs et le reste de la colonie s’étendent sur des bottes de paille, dans la grande salle de l’auberge. Maman, Hélène et moi, nous bénéficions d’une chambre, et quelle chambre ! Hélène se couche par terre sur une paillasse, maman et moi nous nous étendons dans un lit où il ne reste en tout et pour tout que le sommier. De ma vie je n’ai autant souffert du froid que cette nuit-là, courbaturée de fatigue dans mes habits mouillés. Impossible de dormir un instant, car dans le silence de cette nuit, les sinistres visions des jours précédents, se dressent à l’envie !…

Dès que l’aube parait, nous nous levons, engourdi de fatigue et de froid. On descend, et dans la lueur blafarde d’un triste matin brumeux, chacun essaie, dans la petite cour de l’auberge, de brosser la boue épaisse qui colle à nos habits mouillés, ou de rentrer dans des chaussures boueuses et déformées.

Comme déjeuner, le même menu que la veille, du pain et de l’eau froide.

A six heures ½, sous une pluie fine qui recommence à tomber, on remonte dans le charriot, et on s’y entasse de nouveau tant bien que mal.

L’averse ne dure pas, la brume du matin flotte sur un joli paysage d’automne, où des clochers égrènent de loin en loin à travers les bois roux et les lointains bleus. Dans le charriot, les trois petits enfants serrés contre leur mère, disent leur prière du matin. Ils prient de tout leur cœur, et de grosses larmes roulent sur les joues de la mère qui pense au petit resté à Reims dans la fournaise…

30 Personnes citées

  • Maldan Juliette, célibataire, décédée à Bignicourt sur Marne le 27 août 1969 (1880-1969)
  • Maldan Clémence, née d’Anglemont de Tassigny, veuve, mère de Juliette (1856-1953)
  • Cardinal Luçon, archevêque de Reims, à Rome pour le conclave et l’élection de Benoît XV
  • Monseigneur Neveux, vicaire général de l’archevêché de Reims
  • Abbé Andrieux, vicaire de la cathédrale de Reims, aumônier des fusiliers marins, évêque de Monaco (1877-1966)
  • Abbé Camu, vicaire général de la cathédrale de Reims, (1862-1940)
  • Abbé Landrieux, curé de la cathédrale de Reims, sera nommé en 1916 évêque de Dijon, (18xx-19xx)
  • Abelé Henri, négociant en vins de Champagne, 6, rue des Chapelains (1852-1923)
  • Benoist Albert, industriel, 45, boulevard de la République (1853-1932)
  • de Bary Raoul, négociant en vins de Champagne, vice-consul de Norvège, 3, boulevard Lundy (1860- 1920)
  • de Bruignac Jean, ingénieur, administrateur, conseiller municipal, 9, rue du Couchant (rue des Jacobins depuis 1924) (1867-1962)
  • de Bruignac Charlotte (née Rogelet), épouse de Jean, 9, rue du Couchant (1876-1958)
  • Gaudefroy-Sichard Henri, facteur commissionnaire en tissus, 19, rue Cérès (1859-1940)
  • Givelet Pierre, Industriel maitre verrier, Verrerie de Courcy (1864-1955)
  • Givelet Hélène (née de la Morinerie, épouse d’Edmond, militaire retraité), 18, rue Libergier (1863- 1946)
  • Heidsieck Charles-Marie, négociant en vins de Champagne, 27, rue Andrieux (1855-1930)
  • Hourlier Veuve, propriétaire, 19, rue Eugène Desteuque (18xx-19xx). Sa nièce était Cécile Horn, célibataire, née en 1885 et décédée le 4 septembre 1914.
  • Jacquinet René, docteur en médecine, 35, rue Thiers (1864-1938)
  • Osouf-Francart Paul, négociant en tissus, 2, rue des Trois-raisinets (1846-19xx)
  • de la Morinerie Raymond, négociant en vins de Champagne, 31, rue Libergier (1865-1949)
  • de la Morinerie Marie (née Pinon), épouse de Raymond, 31, rue Libergier (1869-1946)
  • 31 Poullot Albert, industriel, villa à Bezannes, téléphone le 10, (1865-1949)
  • Prévost André, négociant en laines, joueur de tennis, 8, rue du Marc (1860-1919)
  • Prioux Charles, docteur en médecine, ophtalmologue, 28, rue du Carrouge (18xx-19xx)
  • de Sainte-Foy Paul, officier, colonel d’État-major en fin de carrière (1874-1944), époux de Suzanne de la Morinerie (1878-1975)
  • de Sainte Marie Andrée (née Hurault), responsable de l’ambulance, 270, avenue de Laon (1881-1945)
  • de Tassigny Léon, négociant en vins de Champagne, maire de La Neuvillette, 31, rue des Consuls (rue du Général Sarrail depuis 1929) (1862-1944)
  • Wenz Emile, négociant en laines, interprète, 9, boulevard de la Paix (1863-1940)

Texte du 23 mai 2020, retranscrit du cahier manuscrit original par François-Xavier Guédet-Guépratte, petit-neveu de Juliette Maldan.

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