Louis Guédet
Samedi 20 mai 1916
616ème et 614ème jours de bataille et de bombardement
6h soir Temps et journée magnifique, chaud mais de l’air. A 7h20 je quitte la maison pour prendre Tripette le clerc de Mandron. Mon cocher manque d’enthousiasme pour ce voyage : il trouve St Thierry trop près des tranchées allemandes !! Traversé St Brice, Champigny, Merfy bondés de troupes. Toute la campagne que nous avons parcourue est inculte, c’est fort triste, villages abîmés. En passant je remarque la propriété de M. Jules Benoist, le docteur de Merfy, on faisait des tranchées sur le terrain de son perron !! Arrivé à St Thierry vers 9h. A la porte du château, un commandant du 78ème d’infanterie me refuse avec… hauteur (moi, un pékin, un sale civil) l’entrée du château et me renvoie avec un soldat de liaison au bureau du colonel, de là au colonel qui ne croit pas devoir condescendre à me recevoir (bref de Hérode à Pilate). Ce ne serait pas militaire ni galonnard du reste !! c’est un lieutenant aimable (?) qui me sert cette fois d’agent de liaison. Il faut attendre qu’on téléphone au général qui passe une revue dans les bois de Merfy (revue que j’avais aperçue du reste en traversant Maco).
On me parque dans le jardin de la maison des bureaux de l’État-major du susdit 78ème sous la surveillance… discrète d’un adjudant ! pendant qu’on téléphone au susdit général. Toute la lyre quoi ! Pendant ce temps 3 ou 4 obus passent au-dessus de nos têtes le lieutenant ne parle rien moins que de descendre à la cave !! Ce qui fait rire mon clerc Tripette ! Je fais semblant de ne pas entendre la proposition… indiscrète ! Je l’aurais refusée, car je crois que si l’adjudant discret proposé à notre garde était descendu avec nous je l’aurais… mangé !… Bref après 3/4 d’heure on daigne nous autoriser à entrer dans le château. Toujours en compagnie de l’adjudant nous partons, après refus du lieutenant de nous accompagner pour assister à mon constat des… traces du passage de ses prédécesseurs ou des siens ! C’était gênant… pour lui.
A dix heures nous rentrons dans l’antique château des archevêques de Reims, dans quel état est-il !! percé à jour, heureusement le rez-de-chaussée qui est le pus beau et le plus pur comme XVIIème et XVIIIème siècle n’est pas trop abîmé, des éraflures, de l’extérieur cela paraissait plus grave. Quels jolis appartements. Quelle jolie vue sur Reims les alentours ! Quant aux pièces, chambres, meubles en général, scènes, trous, marques du pillage le plus éhonté, cadres auxquels manquent des toiles, et surtout des gravures anciennes excessivement rares, tapisseries de canapés, fauteuils Louis XIV -XV – XVI détruits, certains découpés avec soin. Des tapisseries au petit point avec des scènes des fables de La Fontaine, enlevées avec la maestria d’amateurs et de connaisseurs de profession. Notamment un canapé Louis XVI à la rose, dont la tapisserie du dos et des coussins valent à elles seules 30 000 F… !! découpé au canif avec un méticuleux de professionnels ! Et ce sont des Français !! qui ont fait cela ! Des officiers du Génie parait-il ! Ils avaient le Génie du vol et du pillage en tout cas. Cuivres de commodes Louis XIV – XV – XVI enlevés, arrachés. Pas une serrure des meubles quels qu’ils soient qui ne portent les traces d’effraction. Papiers de famille, lettres intimes éparses, meubles jetés, culbutés à l’abandon du pillage de la rapine. Et il y a de si jolis meubles, crédences, bahuts, démolis des archevêques !!! etc… des bijoux !! J’en suis encore tout ému tout écœuré.
Je comprends que mon Lieutenant de liaison, de l’État-major du 78ème et son colonel n’ait pas voulu m’accompagner et signer mon procès-verbal !! Le rouge lui aurait trop monté au visage ! Je fais tout le rez-de-chaussée avant midi. Déjeuné froid apporté par nous dans le Grand salon billard qui est à l’aile gauche du château en entrant par la porte d’honneur d’où l’on a une vue splendide sur Reims… Reims morte et tragique !! Vers midi 3/4 je gravis l’escalier monumental avec sa rampe en fer forgé qui vaut à elle seule la visite, et nous reprenons notre inventaire des appartements. Même désordre, même désastre, mêmes scènes et traces de pillage. Nous marchons dans les plâtras, dans la poussière, sur des tapis arrachés, souillés, au milieu des meubles charriés partout, papiers, tableaux, gravures, tout à l’inventaire, saccagé, porcelaines, potiches, faïences anciennes, etc… brisées, ébréchées gisent çà et là, au milieu de tout ce saccage – Je m’arrête ! – Du grenier avec ma lorgnette je parcours toute la plaine qui s’étend du château de St Thierry jusqu’à Courcy, ce n’est qu’un lacis, un enchevêtrement de tranchées, blockhaus, redoutes, réduits, etc… et pas un être vivant, le désert ! C’est poignant, impressionnant… Une plaine inculte, avec un fouillis d’herbes folles de toutes sortes et un fort de Courcy derrière. La Verrerie de même sauf les 2 pavillons qui servaient d’habitation à Pierre Givelet le Directeur, dont les toitures paraissent intactes. Le château de Brimont à jour, le clocheton subsiste ! Quant au village de Brimont, je l’ai cherché en vain, démoli, rasé, et les bois du fort de Brimont muets et silencieux. C’est une impression de morne, de tristesse lugubre. On dirait un vaste cimetière !
Nous avons fini notre inventaire, notre triste besogne à 2h1/2. Pendant qu’on attelle, je jette un coup d’œil à l’Église de St Thierry dont ce qui reste de clocher reste debout par un prodige d’équilibre, quant à la nef, il n’en reste que des ruines. La maison de Gabriel Laignier en est à l’état de souvenir, celle de M. Gabreau (Jules Gabreau, 1844-1917, maire de St Thierry) de même. Quant à celle de mon ami Émile Français, 2 ou 3 obus et nos troupes ont fait le reste. Il reste à St Thierry 60 habitants environ.
Adieu à St Thierry que nous quittons à 2h3/4 pour être rentré sans incident à Reims à 3h3/4 par un soleil radieux et chaud, atténué par une brise rafraîchissante. Néanmoins j’ai le cœur serré, meurtri de tout ce que j’ai vu et constaté.
Voilà donc ma mission qui était plutôt périlleuse terminée sans encombre. J’ai été pendant 6 heures exposé, car l’endroit, le château et son parc, sont réputés très dangereux, étant en éperon vers Courcy et balayé par les batteries ennemies journellement. J’ai donc risqué ma vie pour rendre service à mon confrère (barré et rayé) Il était préférable que je me (rayé) pour lui (rayé) du reste il, avait (rayé).
En complément et inclus dans son journal, le texte du compte-rendu de sa visite au Château de St Thierry lu à l’Académie de Reims
Tampon L. GUÉDET notaire REIMS (MARNE)
Mention manuscrite en travers en tête du document :
« Lu à l’Académie de Reims le 2 juin 1916 à Paris. Pavillon de Marsan ».
J’ai accepté que cela ne paraisse pas au bulletin de la séance à cause du peu de gloire de nos… officiers.
J’étais inoccupé (à vérifier) signature suit
Une visite au Château de St Thierry.
Extrait d’un « Cahier de Notes et Impressions de Guerre »
19 mai 1916, vendredi 6h soir. On m’avise à l’instant que je dois aller faire demain l’inventaire et le constat des meubles et objets mobiliers garnissant le Château de St Thierry, appartenant à la famille de M. Ernest Julien. Il paraîtrait que des soldats et officiers français auraient pillé, brisé des meubles, lacéré des tapisseries fort anciennes, on me signale notamment des meubles de salon d’époque dont les tapisseries au petit point d’une valeur inestimable auraient été découpées et seraient disparues. Cela ne m’étonne qu’à-demi : nous verrons cela demain.
20 mai 1916, samedi 8h soir. A 7h20 du matin je monte en voiture. Il fait un temps superbe. Le cocher chargé de me conduire manque d’enthousiasme pour ce voyage, trouvant que St Thierry est bien près des tranchées allemandes ! Je prends au passage le clerc qui doit écrire le procès-verbal sous ma dictée.
Nous traversons St Brice, Champigny, bondé de troupes, puis la plaine plus ou moins inculte, franchissons la Vesle au moulin de Maco, où deux passerelles sur pilotis ont été construites par le Génie militaire pour suppléer à l’insuffisance du vieux pont. A Maco, sur notre gauche, dans une clairière des bois de Chenay, nous apercevons un rassemblement de troupes pour une remise de décorations. Tout ce coin est couvert de baraquements et fourmille de troupes. C’est un vrai camp.
Voici Merfy qui n’est pas abîmé, je remarque cependant des tranchées récentes devant le perron du château de Mme Jules Benoist. A partir de cette localité, les terres ne sont plus entretenues ni cultivées, sur notre droite à mi-côte vers Reims des corvées creusent des tranchées et établissent une redoute.
Nous entrons dans St Thierry après avoir montré nos laissez-passer à la sentinelle de garde. Il est 9h, le village jusqu’au château a peu souffert du feu de l’ennemi, maisons et ruines regorgent de soldats ; du reste il n’y a plus qu’une soixantaine d’habitants qui persiste à demeurer ici. Arrivé sur la place devant la porte du Château, nous descendons de voiture. Je m’informe près d’un sergent cantonné dans les communs où je pourrais trouver le gardien de la propriété. Il l’ignore. Je me dispose à m’en enquérir dans le voisinage, quand je m’entends interpellé par un commandant du 78ème d’infanterie, qui me dit d’un ton sec :
– « Que venez-vous faire ici ? Que voulez-vous ? »
Je lui réponds que je désire entrer dans le château et lui en expose les motifs.
– « Le château est consigné ; le gardien en a la clef et vous n’entrerez pas ! »
J’insiste, alors il me signifie d’avoir à m’adresser au Colonel du régiment et appelle un soldat de liaison pour me conduire. Accompagné de mon clerc, nous revenons sur nos pas jusqu’à l’extrémité du village, et dans une des dernières maisons, un lieutenant d’état-major nous reçoit. Je lui renouvelle ma requête : il faut en référer effectivement au Colonel. Allées et venues de la maison de ce domicile, au jardin où on nous laisse sous la surveillance discrète d’un adjudant. Pièces, papiers d’identité, passeports, pouvoirs, correspondance des propriétaires, etc… font également la navette. Le Colonel doit demander des ordres au Général qui, heureusement a été prévenu par une des héritières, Madame de Faÿe ; mais celui-ci passe une revue (celle que nous avions aperçue dans les bois de Chenay), et nous devons attendre son retour au cantonnement pour qu’on puisse lui téléphoner. Toute la lyre !
Entre temps quelques obus passent au-dessus de nous et vont éclater près des travailleurs aux tranchées que nous apercevons voyons de l’endroit où nous sommes gardés à vue. Notre lieutenant nous propose de descendre à la cave, je ne parais pas entendre, mais je n’oublierai jamais le regard que lui lança mon compagnon en me murmurant à l’oreille :
– « Pour qui nous prend-il celui-là ?… Qu’il y aille tout seul, s’il veut ! »
Comme quoi les meilleures des intentions peuvent être très mal interprétées, même sous les bombes.
Bref, après 3 /4 d’heure d’attente et de pourparlers, nous sommes autorisés à pénétrer dans le château. Avant de prendre congé, je demande à l’officier d’état-major de m’accompagner ou de me faire accompagner par un de ses collègues pour assister à mon constat ; celui-ci décline mon offre, le colonel ayant déclaré que c’était inutile. Après ce que je vis ensuite, il a mieux fait : c’eut été plutôt gênant… pour lui.
Toujours escortés par l’adjudant discret, nous retournons au château, prenant sur notre chemin le vieux gardien qui jardinait dans le potager et, coupant au court par la propriété de M. Émile Français dont le délabrement me fait peine, nous pénétrons par une brèche du mur de clôture dans le parc, transformé en vraie forêt vierge ; les pelouses sont sillonnées de tranchées, les arbres centenaires n’ont pas souffert, aussi l’aspect général est-il demeuré à peu près tel que nous le connaissions. Les communs sont démolis ou incendiés. Nous traversons la grande cour ; des soldats lavent leur linge ou font leur toilette autour de la vasque de la fontaine monumentale qui est au centre.
Notre garde-du-corps nous quitte et nous entrons seuls, par une porte basse, dans l’ancienne résidence d’été des archevêques de Reims.
Nous voici dans l’ancienne chapelle ; adossé aux murs des cuisines adjacentes, un autel a été improvisé par un aumônier militaire au moyen d’une vieille commode Louis XV, flanquée de deux table de nuit rondes de style empire et surmontée d’une statue en fonte de Jeanne d’Arc, apportée ici on ne sait d’où. Cette chapelle ainsi que les cuisines n’ont pas souffert, il n’en n’est pas de même des chambres d’amis au-dessus et des combles qui n’existent plus ; cette aile nord est, sans contredit, la plus détériorée. Tout le surplus vers le sud, à partir du vestibule d’honneur, c’est-à-dire la partie la plus intéressante, est beaucoup moins endommagé quoique la toiture fût crevée ou incendiée de ci de là. Les salles de réception du rez-de-chaussée sont indemnes, sauf quelques fenêtres ou persiennes brisées par les obus. Les chambres au-dessus composant les appartements particuliers de M. Julien et de sa famille ont plus soufferts, en raison du mauvais état de la toiture, de la pluie et des intempéries du temps.
En continuant notre exploration, nous notons les meubles épars ou gisant à terre, là ou les a laissé le hasard ou le caprice des occupants. Aussi trouvons-nous tantôt des meubles de chambres-à-coucher ou de salon dans la salle-à-manger ou l’office, tantôt les meubles de ces dernières pièces dans le billard, les cuisines ou un cabinet de toilette. Nous marchons au milieu de débris sans nom, linges, fragments de meubles, papiers de famille, correspondance, feuillets de livres arrachés de leurs volumes, etc… tout cela mélangé au plâtras des plafonds et à des décombres de toutes sortes. Pas une armoire, pas un placard qui ne fut défoncé, même les cloisons intérieures ; on a voulu s’assurer qu’il n’y avait rien de caché derrière. Pas un meuble quel qu’il soit, commodes, étagères, vitrines, chiffonniers, bureaux, secrétaires, bonheurs du jour ou autres dont les serrures n’aient été fracturées.
Du vestibule, nous passons dans l’antichambre, puis dans la salle-à-manger où nous remarquons des bahuts et des dessertes de l’époque avec leurs marbres épais ainsi qu’une belle réplique des « Docteurs » de Rembrandt, faisant face à un non moins joli portrait de Louis XV et de Marie Leczinska. Dans la bibliothèque, je constate des traces de tentatives d’effraction sur l’un des corps de la bibliothèque, mais la serrure ayant résisté, il a été beaucoup plus simple d’en briser les vitres pour y saisir les livres convoités. Sur 4 à 500 volumes, il n’en restait pas une centaine. Ensuite le boudoir, le salon vidés de leurs meubles ; ceux-ci ont été amoncelés dans l’immense salle dite « du Billard », qui succède, dans l’aile en retour face à Reims. Nous y admirons, sans nous lasser, les magnifiques boiseries du XVIIIème siècle et l’aspect monumental des deux grandes colonnes encadrant la porte-fenêtre qui, de ce côté, donne accès au Parc.
Là, un enchevêtrement de meubles de toutes sortes, de toutes formes, de tous styles, les uns sur les autres, les uns dans les autres. Au milieu de ce dédale, nous classons, relevons, examinons : C’est un vrai travail. Je mets de côté des crédences Louis XV, Régence et Louis XVI, dont les guirlandes de feuillages de roses sont d’une rare délicatesse : de vrais bijoux. Je rassemble les meubles les plus précieux, les plus intéressants, entre autres des fauteuils et des chaises Louis XVI à la rose, de l’époque, avec leurs tapisseries au petit point (Fables de La Fontaine) ; quant au canapé ? Les tapisseries du dossier et du coussin ont été découpées et enlevées avec une maestria et un soin méticuleux d’amateurs avertis et surtout de connaisseurs, j’allais dire de… « professionnels » ! Et qui a commis ces actes de vandalisme ?… des Français !
Il est midi, déjeuner sommaire dans la grande salle où nous sommes, avec les provisions apportées de Reims ; les habitants étant ravitaillés par l’armée, il eut été impossible de trouver des vivres. Notre table : un petit bureau Louis XVI, et pour tout couvert, nous trouvons péniblement deux jattes à dessert, un couteau de table, deux fourchettes en fer et deux petits verres à Madère. Des larges fenêtres nous jouissons d’une vue inoubliable sur Reims… Reims martyre, morte et tragique, dominé par sa Cathédrale meurtrie, dont les tours semblent s’élever dans l’azur du ciel comme une protestation de la Civilisation contre la Barbarie.
Nous reprenons notre mission et nous gravissons le grand escalier en pierre ; sa belle rampe en fer forgé retient notre attention pendant quelques instants. Sur le palier de l’étage, au moment de pénétrer dans l’appartement de Madame de Faÿe, je suis arrêté par cette inscription écrite à la craie par une main hâtive : Eigenstelling // von // Einem (« Appartement réservé à Von Einem ! ») (Le Général Karl von Einem, commandant la 3ème armée allemande (1853-1934))
En effet, battu par nos troupes à la bataille de la Marne, le commandant de la IIIème Armée (saxons) devait passer ici la nuit de 12 au 13 septembre 1914,… mais il fallut déguerpir avant.
Malgré cette interdiction tudesque, j’entre, tout en reconnaissant là la prévoyance et la prudence bien allemande du fourrier de « Son Excellence ». Le choix avait été judicieusement fait, cet appartement étant le seul qui fut isolé, avec plusieurs issues : on n’est jamais assez prudent !
Quand nos officiers arrivèrent aux trousses des Allemands dans la soirée de ce 12 septembre, ils trouvèrent donc les chambres prêtes ; mais cela n’alla pas tout droit, car ceux-ci exigèrent que les draps de lits fussent changés, et ce, malgré les protestations du gardien, notre guide, qui affirmait avec la dernière énergie que les Prussiens n’en n’avaient pas usé. Peine inutile : force lui fut de s’exécuter.
« Pensez donc, Monsieur, des draps tous neufs, qui n’avaient pas servi ! C’était-y pas malheureux ! »
Et tout en maugréant, il continue à nous précéder dans les autres pièces. Même désordre, même pillage qu’au rez-de-chaussée et, en plus, les dégâts causés par la pluie quia percé et crevé les plafonds.
Dans la chambre en désordre de M. Julien le bureau ancien a été fracturé et vidé de ses papiers et souvenirs, le lit est brisé. Dans celle de Madame Julien, un beau trumeau Louis XV, avec la peinture frontale « Amour jouant avec deux oiselets », a été projeté sur le parquet par un obus tombé dans la cheminée. Il n’est, par bonheur, nullement endommagé, et je le fais mettre en sûreté. On y trouve des fauteuils dans les armoires.
A chaque pas, on découvre des disparitions : cadres veufs de leurs gravures, toiles ou miniatures, cuivres arrachés des meubles anciens Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, et, d’après ce que j’ai pu en juger, on savait choisir. Toutefois les peintures paraissent avoir trouvé grâce devant les… collectionneurs. Je ne parlerai pas du linge, de la vaisselle, des services de table, cristaux et autres, non plus que des nombreuses faïences anciennes qui ornaient soit les murailles, soit les meubles, dont on n’a trouvé nulle trace. Des tapisseries d’Aubusson fort rares, ramenées par deux fois des tranchées où elles avaient émigré, sont de nouveau disparues. Quant aux garnitures de cheminées, pendules, candélabres, etc… point. Je n’ai retrouvé, malgré toutes mes investigations, qu’une seule assiette, 3 porte-bouquets en Vieux Rouen, un magnifique Cartel Louis XIV et deux charmants biscuits de Sèvres, sauvés du naufrage.
A qui reprocher ces déprédations ? à qui en incombe la responsabilité ?
D’après les témoignages que j’ai pu recueillir sur place :
Ce ne sont pas les Allemands, ceux-ci n’en n’ont pas eu le temps, et, au dire de tous, n’ont rien pris.Pendant les quelques jours qui suivirent leur retraite une ambulance s’installa dans le château, mais fut évacuée quelques jours après. Rien de suspect.
Vinrent ensuite des officiers du Génie qui durent bientôt céder la place à des officiers d’État-major. Ceux-ci restaient de longs mois et ne vidèrent les lieux qu’après les instantes réclamations faites en haut lieu par les propriétaires dès qu’ils eurent connaissance de toutes ces scènes de rapine scandaleuse.
Le Château fut alors fermé et consigné à l’armée.
De ces derniers occupants, quels sont les coupables ? Je répondrais : les deux. Il y a cependant des présomptions contre les premiers pour les tapisseries, quant au surplus, il semble devoir échoir aux seconds. En tout cas, on ne flagellera, réprouvera jamais assez de tels actes, trop fréquents, hélas !
Le plus important de mon enquête étant accompli, je laisse mon scribe finir le reste, et je monte dans les combles, d’où j’explore avec ma lorgnette les environs, qui s’étendent à nos pieds depuis le Château jusqu’à la côte de Brimont.
Les plaines incultes sont sillonnées, je devrais dire hachées, de tranchées sans nombre, de lacis de fils de fers barbelés et de chevaux de frise s’enchevêtrant les uns dans les autres, çà et là de légères boursoufflures laissent deviner une redoute, un blockhaus ou un réduit. Les peupliers de la grande route de Laon avec leurs pâles frondaisons tranchent sur le vert plus foncé des vallons qu’elle traverse, et leur feuillage, agité par le vent qui couche et fait onduler la végétation désordonnée de cette campagne désolée est le seul mouvement que mes yeux peuvent saisir. Pas un être vivant ! C’est le silence, la Mort ! Toute la vie est sous terre.
Comme fond de tableau, Courcy montre les ruines de ses maisons et de son église. Je cherche le moulin à vent qui dominait le village : un fortin le remplace. Plus loin, j’entrevois le château de Rocquincourt et à travers les grands arbres du canal les cheminées découronnées de l’usine et les toitures des deux pavillons de la Verrerie de Courcy. Quelques pans de murs et le clocheton de la porte d’entrée m’indiquent ce qui fut le Château de Brimont. Quant au village lui-même, habitations, église, clocher, tout a disparu.
Sur ma droite : les cavaliers de Courcy (levées de terre bordant le canal de la Marne à l’Aisne) bouleversés, crevés, ravinés et enfin La Neuvillette et sa verrerie, dont le désastre est lamentable. Ces contrées autrefois si riantes, si vivantes sont transformées en un vaste désert et ne sont plus que ruines et décombres.
Je ne puis m’arracher à ce spectacle poignant de désolation et de morne tristesse, je voudrais pouvoir fouiller de mon regard dans les entrailles de cette terre champenoise où s’agite, vit, respire et lutte la ruche héroïque de nos soldats, mais je ne vois que la campagne muette et silencieuse. Je me trompe, voici qu’elle s’éveille, une batterie ennemie tire sur nous, sur la terrasse du vieux château un officier d’artillerie scrute l’horizon avec ses jumelles et le cherche pour lui répondre.
Il faut descendre ; songeur, je repasse dans ces appartements et ces grandes salles, vestiges d’une époque fastueuse, me demandant si toutes ces richesses, meubles et lambris, ne seront pas un jour livrés au vent des enchères et ne traverseront pas les mers pour aller orner le palais d’un Rockefeller ou autres milliardaires du Nouveau Monde ! Je n’y puis croire. A Dieu plaise, que ces reliques de notre cher passé, et qui sont notre gloire, ne quittent jamais la Champagne et demeurent là où elles sont, chez elles, pour témoigner que la France, malgré la tourmente, sait garder ses Trésors !
A 3h1/2, tout est terminé, signé, il est temps de songer au départ. Pendant qu’on attelle, je descends jusqu’à l’Église, sa nef est défoncée, et ce qui reste de sa vieille tour romane tient que par un prodige d’équilibre. Toute cette face nord du village est entièrement détruite.
Nous quittons enfin St Thierry par un soleil radieux dont la chaleur est atténuée par une brise rafraîchissante ; la vue sur la vallée de la Vesle est splendide ; néanmoins je ne puis éloigner ma pensée du souvenir de ce que je viens de voir et malgré moi mon cœur se serre et en reste tout attristé.
Guédet 27 mai 1916 9h soir
Pièce jointe à ces pages :
Laissez-passer, au nom de Guédet Louis, 52 ans, juge de Paix, France, Résidence : Capucins Reims
Est autorisé à se rendre de Reims à St Thierry en voiture attelée. Aller et retour.
Motif du voyage : Constat au Château.
Pièces d’identité présentée, valable le 20 mai 1916.
Signé : COLAS
Mention au crayon de papier en bas du document :
Expliquer. J’ai jeté mon cri d’alarme, n’y aurait-il pas lieu de voir à sauvegarder ces vestiges ou tout au moins les boiseries ??
Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils
Cardinal Luçon
Samedi 20 – Nuit tranquille, sauf violent combat au loin vers le nord de Reims, avec gaz asphyxiants vers Souain, St-Hilaire, de 9 h. à 11 h. soir ; et grosse canonnade de temps en temps, spécialement à 4 h. du matin. + 13°. Temps superbe. Aéros et tirs violents contre eux. Visite au Petit Séminaire, à l’ambulance qui y installée. Visite à M. le Curé de S. André qui a eu 4 de ses paroissiens tués : un mari et sa femme, un père et sa petite fillette. Aéroplane et tir contre lui.
Cardinal Luçon dans son Journal de la Guerre 1914-1918, éd. par L’Académie Nationale de Reims – 1998 – TAR volume 173
Samedi 20 mai
Violente canonnade en Champagne.
En Argonne occidentale, l’ennemi a tenté de pénétrer, à la suite d’une explosion de mine, dans un petit saillant que forme notre ligne, près de Saint-Hubert. L’ennemi a été arrêté net par nos tirs de barrage et rejeté dans ses tranchées.
Les Allemands ont renouvelé leurs attaques sur la région bois d’Avocourt-cote 304. Ils y ont employé de gros effectifs. Ils ont été impuissants à nous déloger du bois et de nos positions à l’ouest de la cote 304. Au centre, ils ont pris un petit ouvrage mais n’ont pu élargir leurs progrès. Une tentative qu’ils ont faite pour reprendre le fortin conquis par nous sur les pentes nord-est de la cote 304 a totalement échoué.
Canonnade sur la rive orientale de la Meuse, en Woëvre et dans les Vosges.
Des taubes ont jeté des bombes sur Gérardmer. Un avion allemand a été abattu près de Sainte-Menehould. Le sous-lieutenant Navarre a descendu son dixième avion près de Bolante (Argonne).
Les sous-marins russes ont coulé trois vapeurs allemands dans la Baltique.
Les Autrichiens ont procédé à de nouvelles et violentes attaques dans la vallée de l’Adige. Ils ont été repoussés avec de très grosses pertes.
Les Anglais ont bombardé par air et par mer le fort d’El Arysch occupé par les Turcs à la frontière d’Égypte.
M. de Saint-Allaire est nommé ministre de France à Bucarest en remplacement de M. Blondel.
Source : La Grande Guerre au jour le jour