Louis Guédet

Mercredi 6 octobre 1915

389ème et 387ème jours de bataille et de bombardement

6h1/2 soir  Toujours le même calme. Temps couvert mais assez bon. Le Courrier de la Champagne annonce ce matin ma nomination définitive comme suppléant de la justice de Paix du 3ème canton de Reims, en remplacement de Chappe. Il a un mot vraiment aimable pour moi. Il relate une communication que je lui ai faite sur la caricature des aventures scatologiques de Guillaume 1er à l’archevêché de Reims en 1870, aventures qui sont loin d’être historiques, car Guillaume s’est peut-être…  enivré avec ses soudards, mais jamais il ne s’est…  oublié dans son lit royal, ni servi des rideaux de dessus de son lit et des fenêtres pour réparer le…  désastre de son noble postérieur !! Ce fait m’a été confirmé ce matin à notre réunion de la commission d’allocations militaires à l’Hôtel de Ville, dans la Grande salle de réunion du Conseil municipal par M. Paul Demaison, qui le tenait lui-même de Monseigneur Landriot, alors archevêque de Reims, qui était là et aurait su l’aventure si elle était arrivée dans son Palais archiépiscopal. Voilà un point d’histoire locale établi, que du reste je connaissais déjà. La caricature reste avec la légende et c’est tout, mais rien de vrai et d’historique je le répète.

Réunion d’allocations militaires assez chaude à cause de la vénalité, pour ne pas dire l’entêtement de M. Jallade, conseiller municipal, entre M. Beauvais, rapporteur, Chezel, Conseiller d’arrondissement, et Bataille. M. Jallade est réellement assommant, il faudrait qu’on s’inclinât toujours devant son avis, même quand il serait faux.

Après-midi je me suis décidé à aller à Trois-Puits. Je pars donc à 2h après avoir écrit un mot à ma chère femme et je file sur le Porte de Paris pour arriver à temps pour la mettre à la Poste de l’abattoir. Là la levée était faite, mais un brave employé d’octroi se charge de la donner à un facteur qui passait pour retourner au Pont de Muire à la Grande Poste. Je bifurque donc par la rue de Courlancy pour aller à Trois-Puits. Arrivé devant M. Armand Walfard je me rencontre avec lui et Mme A. Walfard (Armand Walfard, gérant du Champagne Binet, a inventé le procédé de dégorgement des bouteilles de Champagne par réfrigération du col de la bouteille, avec la création d’un bouchon de glace qui est facilement expulsé), nous bavardons de choses et d’autres et surtout du…  militarisme qui nous gouverne en ce moment : ce sont les beaux jours ! Madame Walfard me raconte avec humour l’aventure qui lui est arrivée un jour où par trois fois on l’obligea de quitter le trottoir qui longe la propriété en face de chez elle au n°159 et pourquoi ? Parce que c’était la résidence du Général de Trétignon (à vérifier) et de…  son État-major !!! La pauvre dame, parait-il, voulait attenter à la vie ou aux jours de ces Messieurs les…  Militaires !! Tas de Galonnés !! Maintenant c’est moins sévère, c’est cette vieille ganache de Général Cassagnade qui y habite ! Lui il s’en…  F…  iche comme de tout le reste même quand il abandonne du matériel et des munitions à l’ennemi ! Ce que (rayé) je là !

Bref après une demi-heure de parlote, je reprends mon…  voyage vers Trois-Puits ! 2h3/4 !!! Y arriverai-je ? Je hâte le pas, je débouche place Ste Anne. Un gendarme me fait signe de continuer, inutile de monter mon laissez-passer ! Je commence à être connu parait-il !!! arrive devant Ste Clotilde, 2ème arrêt (accroc !) Je me heurte au brave abbé Lallement (1871 – 1927, auteur des Vieux contes argonnais sous le nom de Laouis), curé de la susdite paroisse, ami de Charles Decès (médecin et jésuite, décédé à Madagascar en février 1929). Nous causons de ce dernier qui est mobilisé comme médecin major à Madagascar, tout jésuite qu’il est, le pauvre garçon ! un de mes amis (avec Mareschal et Minelle) de première heure pour moi ! Que de changements depuis. L’abbé me félicite de ma nomination de suppléant et se félicitait de devenir mon justiciable. Je le quitte enfin. 3h ! Je n’arriverai jamais à Trois-Puits ! Je continue ma route par le passage du Rouillat (grande route), j’atteins Cormontreuil où à la croisée des deux routes il faut montrer patte blanche. J’oblique aussitôt à droite pour prendre la traverse qui longe le petit bois de bouleaux de la ferme et me voilà dans la plaine de Trois-Puits, sans autre obstacle cette fois que des champs sans culture (que c’est triste !) (il n’y a plus d’hommes !) des tranchées profondes de 2 mètres, des fils de fers barbelés, etc…  Trois-Puits est transformé en forteresse de tranchées. J’arrive enfin à Trois-Puits. Le désert, pas une âme dans les rues de ce petit village que je traverse dans tous les sens ! Enfin il faut trouver quelqu’un à qui causer. J’entre chez le gros Vuattier. Je trouve sa sœur, nous causons et lui est aux champs. Je demande si je pourrais voir M. Cuquigny, le maire, on me conduit à lui dans un champ derrière le village, près du Pont de chemin de fer où il laboure. Il paraissait heureux de me voir. Nous causons de mille choses et surtout des réquisitions militaires. Je lui dis alors que comme juge de Paix je puis lui rendre à lui et à ses administrés bien des services. Il parait enchanté de mon offre et accepte en me promettant d’en causer à son conseil à la prochaine réunion. Nous nous quittons, il est temps, il est 5h et la nuit commence à tomber par ce temps gris qui est maussade. Je retraverse Trois-Puits, vois un instant cette pauvre Mme Baillette dont le mari, enlevé par les allemands le 12 septembre 1914, est à Warmeriville depuis entre leurs mains et pas d’autres nouvelles : elle m’a fait peur !!  Je la quitte, le temps passe. Pour aller plus vite je veux couper au court à travers champs, mais là je m’empêtre dans un tas de tranchées, de réseaux de fils de fer. Je saute des tranchées pour retomber dans des lignes de fils de fer, et de fil en aiguille, je suis obligé de suivre toute cette ligne de défense autour de Trois-Puits, et enfin j’arrive à une dépression de terrain qui me conduit à un chemin . Sauvé mon Dieu !!

Dans l’intervalle de mes sauts et bonds pour franchir des tranchées je fais lever un lièvre !! Le premier que je voie depuis la fermeture de 1913 !! Que c’est loin !!! Mon âme de chasseur n’aura plus travaillé comme naguère ! Il y a quelque chose de changé en moi !! Et que sera la suite !! J’enfile avec un soupir de satisfaction mon chemin qui doit me conduire à mon bois de bouleaux vers Cormontreuil. Dans le fond de la plaine je lève perdreaux sur perdreaux en quantité, puis à 5h1/4 ! Un miaulement caractéristique ! Et un shrapnel éclate au-dessus du Mont-Ferré, juste au-dessus de la tombe de cet original de Charles Benoist qui s’est fait enterré là, au sommet de son vignoble de part son testament reçu par moi ! Encore une histoire celle-là !! Les témoins au dit testament qui me croyaient aussi malade ! que le testament ! Enfin il y est enterré !! Qu’il y reste malgré tous les schrapnels de toute l’Allemagne.

Je continue mon chemin. 5h1/2, un retord obus, même direction, il éclaire en éclatant, la nuit tombe. La bataille se remet à gronder vers Aubérive. Les perdreaux se lèvent en quantité sur mes pas et rappellent. J’arrive à la route que je continue sur Ste Anne. En face de la propriété Théron (Declerc) que nous avons habité pendant plusieurs étés. La sonnette de l’entrée de la propriété est agitée et sonne ! Je tremble, que de souvenirs elle réveille en moi !! Cette cloche ! à cette pareille heure ! J’arrivais et je dinais alors avec tous nos amis !! Que c’est loin ! Et ce soir je dinerai seul dans une pièce où tout est bouleversé, dans un coin comme un pauvre solitaire ! Oh ! clochette de Cormontreuil, que tu m’as fait mal !

J’arrive à nuit serrée à la maison, il est 6h3/4. Je dîne et remonte écrire ces notes et mettre en ordre mon courrier pour demain. Il est 9h, il est temps de me coucher si je veux lire un peu les journaux avant de m’endormir. Le canon gronde bien fort au loin d’Aubérive !! Est-ce la délivrance !! Je répète toujours cela comme une litanie de souffrance !! Et ce soir encore plus ! La sonnette de Cormontreuil resonne toujours en mon cœur et agite trop et trop de souvenirs en moi, pauvre abandonné !! si seul, loin de tous ceux que j’aime !!

Clochette de Cormontreuil ! Sonne, sonne, fait que je retrouve tous mes aimés bientôt ici, dans un foyer à nous, à nous tout seuls !! Et que nos misères et souffrances soient finies !! Clochette ! Clochette de Cormontreuil sonne ! Sonne !! Sonne notre bonheur, notre réunion, bientôt !! Tout de suite !! Oh ! sonne, sonne vite !!…  vite… !!!

Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils

 Cardinal Luçon

Nuit tranquille. Forte canonnade française à 2 h. A 2 h. 1/2 quelques bombes allemandes. Canonnade violente, lourde, continue, à l’Est. Ce doit être une préparation de l’attaque de la 2e ligne des tranchées alle­mandes entre Auberive et Ville-sur-Tourbe (1). Elle dure toute la journée et toute la nuit.

Cardinal Luçon dans son Journal de la Guerre 1914-1918, éd. par L’Académie Nationale de Reims – 1998 – TAR volume 173

(1)Très bonne localisation de l’action. Mais il s’agit en fait du dernier sursaut d la bataille de Champagne qui est arrêtée à l’initiative française les 6 et 7 octobre.


Mercredi 6 octobre 1915. Ce doit être une préparation de l’attaque de la 2e ligne des tranchées alle­mandes entre Auberive et Ville-sur-Tourbe

Mercredi 6 octobre

Violent bombardement de part et d’autre sur tout le front, au nord de la Scarpe et à l’est d’Arras.
Combat de bombes et de torpilles dans les secteurs de Quennevières, de Vic-sur-Aisne et sur le plateau de Nouvron.
En Champagne, canonnade réciproque dans la région de l’Epine-de-Vedegrange, près de la ferme de Navarin et de la butte de Souain. L’ennemi se sert toujours d’obus suffocants contre notre arrière front.
Lutte d’artillerie en Argonne (secteur de Houyette), aux Eparges, en forêt d’Apremont, et en Lorraine, près de Moncel, d’Arracourt et d’Ancerviller.
L’ennemi a tenté un coup de main contre nos postes à l’est d’Orbey, dans les Vosges. Il a été complètement repoussé.
Notre dirigeable Alsace a été capturé par les Allemands près de Rethel. Nos escadrilles d’avions ont opéré près de Péronne.
Les Russes ont à nouveau remporté une série de succès et l’on considère le plan de Hindenburg comme désormais avorté.
M.Venizelos, bien qu’ayant obtenu la majorité à la Chambre pour une politique de coopération avec la Quadruple Entente, a démissionné à la suite d’un entretien avec le ro
i Constantin.

Source : la Grande Guerre au jour le jour