Abbé Rémi Thinot
2 SEPTEMBRE 1914
Il y a 44 ans, c’était le soir de la bataille de Sedan ; nos soldats avaient été admirables, héroïques, et nos chefs, pour la plupart d’une admirable vaillance… mais l’odieuse politique avait tout compromis.
Il s’en faut aujourd’hui que nous soyons au soir d’un Sedan ; nos soldats sont admirables, et, parmi tous les galons politiques, il y en a de militaires, grâce à quoi, nous n’avons pas encore subi de défaites importantes, mais il est évident que le misérable anticléricalisme, la guerre à Dieu, qui ont occupé nos gouvernants depuis tant d’années, les ont empêchés de préparer la guerre comme il aurait fallu !
Que de choses il faudra dire au lendemain de la guerre !
J’entreprends aujourd’hui de jeter quelques notes sur le papier. Depuis le début de la guerre, j’ai eu l’intention de le faire, absorbé par de multiples soucis, je n’ai pas encore pu prendre ma plume. Aussi bien, je reviendrai en arrière au premier moment.
Ce soir, Reims est définitivement isolée du reste du pays. La gare est complètement évacuée ; les ponts sont sautés ; les coups de mines tonnaient si gravement cet après-midi !
Ni la poste, ni le téléphone, ni le télégraphe ne marchent plus.
En ville, ce n’est plus le néfaste empressement autour des émigrés ardennais ; nous en avons trop vu de ces petits cercles en ville, tous les jours, au centre duquel trônait un ou une orateur, visiblement heureux de son importance soudaine, et racontant des histoires plus extraordinaires que le voisin. Et ces cercles se fondaient lentement, distillant en ville une panique et des horreurs qui ont envahi toutes les familles. Le terrain était si bien préparé à ces toxines par la presse, soucieuse avant tout, depuis le début des hostilités, de servir à ses lecteurs le plat des « atrocités allemandes ». Plat long, plat creux, épicé plus ou moins, arrangé dans l’évidente intention de surexciter l’opinion contre nos ennemis, mais plat obstinément quotidien… jusqu’au jour où on s’est aperçu que les femmes se croyaient toutes perdues et croyaient leurs enfants inévitablement condamnés sur le passage des Prussiens. Il était un peu tard alors pour faire machine en arrière.
Ça été un exode en masse des Rémois sur Paris et, de là, vers le centre et l’ouest.
Ce soir, sur le pas des portes, ce sont des groupes serrés qui devisent… dans l’anxiété de l’heure, car les ennemis sont à nos portes, et qui devisent courageusement. « Çà n’est pas digne des français d’avoir peur comme cela », disait aux amis une brave femme dans la rue de l’Université… « il faut rester ici et attendre tranquillement ».
Combien auraient raisonné ainsi si on ne les avait pas affolés, et qui seraient là encore au poste, occupant des demeures dont toutes les paupières baissées disent le vide intérieur et chantent la mort
Extrait des notes de guerre de l'abbé Rémi Thinot. [1874-1915] tapuscrit de 194 pages prêté à ReimsAvant en 2017 pour numérisation et diffusion par Gilles Carré.
Juliette Maldan
1 septembre 1914
Toujours même attente, même impossibilité de rien savoir. Les bruits les plus contradictoires circulent autour de nous. Les uns disent l’ennemi tout proche, d’autres prétendent au contraire que l’effort des troupes, la coulée ennemie va vers Paris au plus vite, laissant Reims de côté. Ce qui est certain, c’est que le grondement du canon qui se fait plus précipité et plus proche, dément toutes nouvelles rassurantes pour nous… C’est comme un terrible orage qui plane et se rapproche peu à peu !…
Dans les rues, c’est toujours un lamentable défilé de misères errantes, chassées par l’invasion de refuge en refuge. Devant nos fenêtres, la procession est ininterrompue : hommes et femmes, portant et traînant des grappes d’enfants, pauvres vieilles ployées sous leurs maigres baluchons, tout ce monde encombré de paquets sans formes et sans couleurs, débris de literie et de vêtements, roulés dans des couvertures passées, nouées de cordes. Il y a de petites voitures à bras, auxquelles la famille s’attèle, des voitures d’enfants qui cahotent sur le pavé, pleines d’objets de ménage qui débordent. Puis, de lourds charriots belges et ardennais, faits pour rentrer la moisson, et dans lesquels s’entassent pêle-mêle meubles, literie, batteries de cuisine et enfants. On y voit côte à côte, des cages à poulets, des lapins, des chèvres ; puis de pauvres vieux à demi ensevelis sous de lourds édredons rouges, et qui se laissent emporter avec des yeux douloureux, déroutés, las de tout…
C’est comme un déménagement gigantesque qui va on ne sait où ?… A coup sûr vers la misère et la souffrance !
Pauvres épaves humaines emportées la tempête et que l’on regarde passer le cœur serré, avec une impuissante pitié…
Mercredi 2 septembre 1914
Réveillé de grand matin par le départ précipité des Bagnéris, j’apprends que le bureau des renseignements et les Postes sont partis pendant la nuit.
On a fait sauter les ponts et les voies de chemin de fer, toutes les lignes sont coupées.
C’en est donc fait, nous sommes prisonniers dans Reims. A la Grâce de Dieu !
Ce soir-là, après le dîner, seule dans la cour avec Maman, dans le silence de la nuit, une belle et douce nuit d’été, toute semée d’étoiles, nous écoutons le grondement lugubre du canon, maintenant tout proche de nous. Nous ne sommes pas encore familiarisés avec le son qui étreint les cœurs, et qui résonne si douloureusement dans le silence de cette soirée !… Nous nous sentons bien isolés, pauvres femmes que nous sommes, dans cette grande maison peuplée de tant de souvenirs, où semble planer encore autour de nous, l’ombre des chers absents… Chère vieille maison, elle a vu passer plus d’une révolution, que va-t-elle voir encore ?…
Journal de Juliette Maldan, grand-tante de François-Xavier Guédet, retranscrit par lui-même.
Louis Guédet
Mercredi 2 septembre 1914
9h1/4 soir Oh ! L’horrible journée !! Ce matin, après une nuit plutôt douloureuse, il me fallait prendre une détermination pour faire partir ma femme et mes enfants, tout ce qui m’est cher !!, nouvelles des journaux rassurantes. Je me dis j’ai le temps ! pour envoyer une dépêche… on se tient.
Vers 8h je descends dans mon cabinet et je sonne le téléphone pour téléphoner à Maurice Mareschal pour lui dire que j’ai les fonds de l’oncle Césaire et que je vais les envoyer. Pas de réponse !! Je resonne, rien, c’est grave me dis-je. Je saute à la Poste pour voir ce qu’il y a, accident d’appareil ou… quoi ??… Hélas ! Je demande : « Puis-je envoyer une dépêche ? » Un soldat surgit du guichet du télégraphe au lieu de l’employé ordinaire de service, et me dit : « Plus de dépêche depuis 1h ». Vraiment ! Je m’impressionne devant cette réponse. Que faire ? Je saute chez le Beau-père, je lui dis que je ne puis plus prévenir Madeleine de partir pour Granville (Manche) et que je vais aviser.
Je file sur le boulevard de la République de la rue des Consuls en me disant que faire ? Aller à la Gare pour trouver quelqu’un qui aille à Châlons et obtenir de lui de prévenir ma pauvre femme et mes pauvres enfants. Quand j’aperçois Mt Chappe avocat, adjoint au Maire de Reims qui descend d’une auto en face de chez lui. Je l’agrippe et lui dit « Impossible de télégraphier à ma femme de partir loin des lignes de combats : connaissez-vous un moyen ? » D’un geste las ! il me dit : « Rien à faire, mais Georges Théron est là dans son auto qui vient de me conduire ici. Il part pour Châlons, demandez-lui ce qu’il peut faire ». D’un bond je suis sur mon G. Théron et lui dit à brûle-pourpoint : « Ma femme et mes enfants sont entre Châlons et Vitry-le-François, j’arrive de la Poste pour leur télégraphier de partir à Granville se mettre en sécurité. Impossible ! Chappe me dit que peut-être vous pourriez m’être utile dans l’occurrence. « Pouvez-vous ??? !!! » – « Tout ce que vous voudrez M. Guédet, écrivez-moi ce que je dois dire, à Châlons je télégraphierai à Mme Guédet. De toute façon je lui ferai parvenir votre dépêche, ne vous inquiétez pas ! Je vous le promets ». Le temps de griffonner cette dépêche sur une carte de visite « Mme Louis Guédet St Martin-aux-Champs par Vitry-la-Ville (Marne). Pars d’urgence Granville Guédet » – « Adieu M. Guédet, je vous le promets » Oui je suis sûr qu’il fera l’impossible pour prévenir ma pauvre femme !! Dieu ! c’est l’exode !! que j’ai déclenché. Pauvres miens ! après ce que j’ai vu ici !! Oh ! que mon pauvre cœur saigne !!
Je le quitte sur une poignée de main, un sanglot et je file sur la clinique Mencière où est Mareschal qui y est encore. Je cours et je me cogne dans lui au pont tournant de la rue de Vesle. Je lui dis mon inquiétude et sur sa réponse de ne pouvoir rien télégraphier parce que militaire, il ajoute : « J’emmène Jacques. Eh ! bien ce que tu ne peux faire Jacques le fera ! » (Jacques Wagener son chauffeur) Oui entendu ! un flot de fuyards et puis Mareschal disparu… Le reverrai-je ?
Déjeuner chez les Peltereau avec Charles Heidsieck Nous prenons le café dans le jardin, et là 3 coups de canon !!! nous nous disons : « çà y est ». Nous disons : « çà y est » on faisait sauter les ponts et rails etc…
Givelet nous arrive de Courcy, fort impressionné…
Je rentre au son (non du canon) mais des ponts et rails qui sautent et je descends mes minutes (20 ans) à la cave. Fièvre, agitation etc… Heckel, Millet et mes deux petits clercs (en blanc, non cités), forts dévoués simplement. Le soir je fais le tour des promenades avec Léon Collet après avoir expédié au cirque armes et cartouches. Les reverrai-je jamais !! adieu mes vieux compagnons de chasse, adieu mes poudres T !! (Poudres de chasse mises en vente à partir de l’année 1900) C’est dur !
Léon Collet, dis-je, est fort inquiet mais ferme, nous causons comme on peut causer quand on sent l’ennemi qui vous guette. Serons-nous mangés à la croque au sel… ou au vinaigre. Là est toute la question.
Je rentre pour dîner. L’appétit n’y est guère, que nous donnera la nuit ? Demain ? Nous sommes entourés par les troupes du Général Pau. Que le Dieu de la justice, du droit et des armées nous sauve ! il est temps ! grand temps !!
Mais se que je souffre ! où sont mes aimés, ma femme, mes chers petits. Dire que je suis là à écrire !! Quel toit les abrite maintenant !! Quelle angoisse ! quel cauchemar pour oreiller ! J’ai souffert en 1870 – 71 à 8 ans. Mon Dieu pourquoi m’imposer cette souffrance à 52 ans !! Voir deux Guerres dans sa vie c’est trop !! ou alors quelle récompense donnerez-vous à nos chers Miens !! Pauvre femme, pauvres petits ! Que je souffre !!
Ces coups de mine ou de canon m’entrent dans le cœur, et chaque coup résonne, et combien plus fort en mon cœur de vieillard qu’en mon cœur de 8 ans !! Quel souvenir, quelle impression à 44 ans de distance !! C’est le même choc sourd, mais plus douloureux puisqu’il est doublé du souvenir d’enfance et de l’angoisse de l’absence des miens, de l’isolement. Je suis seul !! seul !! avec les soucis de mes chers petits et de ma femme en plus en 44 ans de distance. Comment craindrai-je les shrapnels allemands, le bombardement, l’incendie, le pillage. Je suis seul !! seul !!
10h1/2 soir Quelle nuit calme ! Il me semble entendre des coups sourds ! Est-ce le canon ou le battement de cœur de nos soldats qui nous entourent ? et qui veillent !? Oh ! un coup de canon !? qu’est-ce ? à cette heure ??! Non ce doit être un coup de mine qui fait sauter un pont… Que sera le réveil ? …Demain ?… …Demain ?!…
Impressions, Louis Guédet, Notaire et Juge de Paix à Reims. Récits et impressions de guerre d'un civil rémois 1914-1919, journal retranscrit par François-Xavier Guédet son petit-fils
Paul Hess
L’Informateur de Reims de ce jour a encore en manchette ceci : « Les Français arrêtent momentanément l’ennemi dans la région de Rethel.
– Le chemin de fer et la poste ont évacué ce matin. Les nouvelles recueillies hier soir n’étant pas bonnes – il paraît que les Allemands occupent les environs de Neufchâtel et du Châtelet – je m’assure de l’encaisse en arrivant au bureau, ainsi que du montant des bulletins des commissionnaires et je pars signifier à ces agents d’arrêter les engagements.
– Le personnel à qui je n’ai pas pu cacher plus longtemps l’absence du directeur, se montre fort étonné de son départ. L’appréciateur, lui, lorsqu’il apprend la nouvelle, est pris d’un violent accès de colère ; son indignation égale sa fureur. Pendant quelques instants, nous entendons des imprécations, des menaces, nous assistons à une scène tragi-comique qui serait amusante en d’autres moments. Nous nous expliquons sa déception quand il nous raconte qu’il était allé, le 30 août, demander au directeur l’autorisation de partir avec sa femme, dans une auto où des places lui étaient réservés par des amis, et que celui-ci lui avait formellement interdit le départ, en lui enjoignant de continuer ses fonctions. Ah ! il n’admet pas d’avoir été pareillement joué.
– Au début de l’après-midi, j’ai eu l’occasion de rencontrer le receveur des finances, M. Fréville, auprès de l’hôpital des Femmes de France, rue de l’Université et je lui ai demandé si je pourrais obtenir encore des fonds sur le compte-courant du mont-de-piété au Trésor. II m’a répondu que ses bureaux étaient fermés ; par conséquent, nous terminons au bureau, les opérations en fin de journée, à 16 heures, après avoir épuisé l’encaisse, puisqu’il se trouve réduit à la somme de 238,12 F. Ainsi l’établissement a certainement été l’une des dernières caisses publiques, sinon la dernière, à fermer ses guichets, après avoir fonctionné toute la journée du 2.
– On entend la canonnade de plus en plus rapprochée.
– Tandis que je me trouvais dans la cour, l’après-midi, j’ai entendu une très forte explosion ; j’ai supposé que l’on venait de faire sauter les voies du chemin de fer.
Paul Hess dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918
Marcel Marenco
Reims, mercredi 2 septembre 1914
Séance du conseil municipal où il est décidé que Reims se rendra. On y arrête secrètement le chiffre maximum que pourra atteindre l’indemnité à verser aux Allemands (200 millions). Il est convenu que le Syndicat des Vins de Champagne fournira la moitié de la somme.
Marcel Marenco
Paul Dupuy
Matinée mouvementée par suite des nouvelles reçues du théâtre de la guerre ; on dit qu’une bataille se prépare sous Reims.
Consultée à nouveau sur l’éventualité d’un départ, la famille décide à l’unanimité moins une voix de rester ici, quoi qu’il arrive.
D’ailleurs, on apprend peu de temps après qu’il aurait été impossible de faire autrement, attendu que la Cie de l’Est et le C.B.R. ne marchent plus pour les civils.
L’hôpital militaire a été évacué dans la nuit, et Félicien a pu passer chez lui pour faire ses adieux, les Postes ont suivi le mouvement, ce qui va nous empêcher complètement de recevoir des nouvelles et d’en envoyer, puis les derniers wagons ont enlevé le personnel des Chemins de fer.
Dans l’après-midi, des détonations sourdes s’entendent souvent : ce sont les aiguillages de la voie ferrée qu’on fait sauter.
À 17 heures, Marie Lallement, ses enfants et sa bonne viennent s’installer au 23.
Paul Dupuy - Document familial issu de la famille Dupuis-Pérardel-Lescaillon. Marie-Thérèse Pérardel, femme d'André Pérardel, est la fille de Paul Dupuis. Ce témoignage concerne la période du 1er septembre au 21 novembre 1914.
Source : site de la Ville de Reims, archives municipales et communautaires
Semaine du 1er au 6 septembre
Il faut distinguer entre l’offensive allemande qui était de pousser sur Paris, et le plan allemand, nous abattre avant de se porter contre la Russie.
L’offensive a réussie, le plan échoué.
Le succés du plan allemand était subordonné à des conditions de temps.
Première condition : il eût fallu crever notre couverture. Notre frontière du Nord-Est restait moins solidement gardée que notre frontière de l’Est. Il eût fallu pouvoir y jeter, en quelques jours, le gros des forces allemandes. Ce fut fait en trois semaines.
La résistance de la Belgique a ralentie l’offensive allemande.
Notre frontière franchie, il eût fallu que l’armée allemande pût marcher sur Paris. Chaque pouce de territoire lui a été disputé. Nous n’avons reculé nulle part qu’aprés de durs combats.
Dans les Ardennes et en Lorraine, les troupes allemandes ont été repoussées avec de très grosses pertes.
La principale colonne de l’armée d’invasion avance. Elle était hier dans la forêt de Compiègne. Elle ne reculera devant aucun sacrifice pour nous faire entendre son canon. Nous sommes habitués à voir ses avions. Cependant sur ses flancs, nos armées et l’armée anglaise continuent, soit à manoeuvrer, soit à combattre.
Malgré l’énorme poussée de plus d’un million d’hommes, l’heure marquée pour notre chute par l’état-major allemand est donc passée. Nous sommes debout. Nous tenons.
Et, dès lors, c’est l’état-major allemand qui avoue l’échec de son plan. Il devait se retourner contre les russes qu’après nous avoir abattus. Et voici deux jours que les trains succèdent aux trains, emportant de Belgique en Prusse des troupes destinées à disputer aux Russes la route de Berlin.
Source : La Grande Guerre au jour le jour
Suite