Juliette Maldan
Lundi 31 août 1914
La vague de tristesse et d’angoisse, qui enveloppe la ville, va toujours montante.
Les départs se précipitent en masse. D’heure en heure en quelque sorte, on voit disparaître les figures de connaissance. Aussi bien dans les quartiers du centre que dans les faubourgs, les maisons se ferment, et des rues entières se vident. C’est extrêmement démoralisant pour ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas partir.
En haut-lieu, on essaie de rassurer, d’arrêter ces lamentables exodes, mais peine perdue.
Les réfugiés qui continuent à nous arriver par centaines, par milliers, contribuant par leurs récits, à l’affolement de la population. Sur les places, dans les rues, autour de leur literie, les groupes se forment, et ce font d’interminables et effrayants récits des cruautés ennemies : fermes, villages, qu’ils ont laissé flambant derrière eux, barbarie sans nom des soldats allemands… Chacun a son histoire, comme une note différente sur le même thème de douleur, et, par toutes voix, l’épouvante gagne et se propage.
A S Remy où des prières angoissées continuent à monter, je rencontre la S Joseph, qui me confie que l’on vient de faire évacuer les blessés de son hôpital. C’est bien mauvais signe !
A la fin de cet après-midi, en entrant à la cathédrale par le grand portail, je remarque que toutes les belles tapisseries sont enlevées. Cela aussi sent l’approche des barbares !
Les murs de la nef, ainsi dévêtus, ont un aspect triste et froid qui fait peine.
Sous les voûtes déjà assombries, un enterrement a lieu devant le chœur. Un cercueil recouvert d’un drapeau tricolore sur lequel est posé un képi d’officier. Autour, quelques infirmières de la Croix-Rouge, dans leur costume blanc, sont agenouillées. Un prêtre récite hâtivement les prières, et il y a quelque chose de poignant dans cette vision de deuil…
Le même soir, en sortant du Chemin de Croix avec Léonie Gérard, nous nous dirigeons vers l’Hôtel de ville, pour distribuer des vêtements aux pauvres réfugiés, entassés dans les salles et dans les cours. Tout de suite nous sommes enveloppées, étouffées par un grouillement de misères. Que de mains se tendent ! Puis ce sont des récits navrants dans lesquels reviennent toujours les mêmes mots : les obus… la maison brûlée avec tout ce qu’elle renfermait… la fuite éperdue avec ces scènes d’horreur derrière soi, et l’inconnu angoissant devant soi !…
Combien on se sent impuissant devant ces détresses ! On ne peut que jeter un grain de sable dans un océan de misères !
Demain matin, les trains seront multipliés, et ces pauvres gens dirigés en masse vers le Midi, le Centre, l’Ouest…
La place de l’Hôtel de ville est noire ce soir, de cette foule lamentable.
On se presse encore autour des dépêches officielles, de plus en plus laconiques et énigmatiques, et qui pourtant se résument toujours par l’aveu que nos troupes ont du se “replier”.
La nuit tombe, une nuit triste d’été, et avec l’ombre, une tristesse infinie faite d’anxiété et d’angoisse, plane sur la ville. Au fond des âmes, c’est la même crainte vague, les mêmes visions sinistres, qui, peu à peu prennent forme et se dressent… L’ombre de l’envahisseur s’étend sur nous, et semble grandir d’heure en heure…
Journal de Juliette Maldan, grand-tante de François-Xavier Guédet, retranscrit par lui-même.
Paul Hess
L’un de nos amis des Ardennes, qui avait été appelé comme G.V.C (garde des voies de communication) et désigné pour se rendre au Châtelet, passe le matin à la maison et nous apprend qu’on s’est battu hier, toute la journée, derrière Rethel ; les batteries françaises étaient à Perthes ! Les gares de la région ont été évacuées et la tête de ligne ramenée à Bazancourt.
On a fait replier précipitamment les G.V.C. II paraît même que ceux qui se trouvaient du côté de Dontrien, Saint-Souplet, ont dû partir d’eux-mêmes au plus vite pour Reims, à pied, avec leur barda sur le dos, sans avoir été prévenus ni de l’avance des Allemands qu’ils ont apprise par les employés du chemin de fer, ni du repli de leurs supérieurs et qu’après s’être présentés à la caserne Colbert, ils restent bien embarrassés de savoir ce qu’ils doivent faire.
– Dans le courant de la journée, je crois nécessaire d’appeler l’attention du directeur de notre établissement sur l’affiche ordonnant la remise des armes ; il me dit avoir causé de cela avec l’Administration. En effet, il y a eu, ce matin, une réunion du conseil d’Administration du mont-de-piété. Quelles mesures nouvelles a-t-on prises ? Jusqu’à présent, je n’en sais rien.
Dans une réunion du 7 de ce mois, l’administration avait décidé :
1 ) de suspendre les ventes pendant la guerre,
2) de limiter tout prêt à cinquante francs.
Cette dernière mesure n’avait pas empêché un afflux considérable de déposants. Outre ceux que nous avions l’habitude de voir, qui nous étaient connus – trop quelquefois – des engagistes nouveaux, des clients tout à fait occasionnels se pressaient dans nos bureaux pour nous apporter quantité d’objets des plus divers qu’ils voulaient mettre en sûreté. Nos magasins recevaient chaque jour, après les opérations faites directement aux guichets de l’administration et l’enregistrement de celles reçues chez les deux commissionnaires, un grand nombre de nantissements. Une partie de la clientèle qui se présentait depuis le 1er août, les eût volontiers encombrés de dépôts de prix, d’objets précieux sur lesquels elle se serait contenté de prêts dérisoires. C’eût été un fonctionnement tout à l’opposé de celui du temps normal, alors que les nantissements remis en gage ne représentaient pas toujours une valeur suffisante pour autoriser le prêt sollicité. Une autre partie, au contraire, aurait cherché à réaliser de gros prêts d’argent au détriment même des plus nécessiteux. Dans le premier cas, nos règlements spéciaux s’opposaient, d’une manière générale, à la réception d’objets sur lesquels le propriétaire aurait voulu obtenir un prêt inférieur à celui proposé, suivant les barèmes et d’après l’estimation de l’appréciateur – et pour le second, nous avions la récente délibération du conseil d’administration, du 7 août. La vie intérieure de nos bureaux s’était trouvée ainsi bien modifiée par les événements.
Le 29, après-midi, le directeur, après avoir pris l’avis des administrateurs, m’avait fait rédiger une note à adresser aux commissionnaires, les priant de finir leurs opérations et de nous faire parvenir leurs engagements sitôt les bulletins établis ; après l’arrêté de la journée du 29, le personnel avait commencé à passer les écritures de ces opérations, à la date du 31 – écritures qui avaient été terminées dans la matinée du dimanche 30. Le personnel avait ensuite été payé de ses appointements de septembre, un mois à l’avance, ce qui l’avait fort étonné.
Aujourd’hui, 31 août, à 21 h 1/4, j’ai la profonde surprise de voir le directeur venir sonner chez moi et me dire qu’il part, avec autorisation, mettre ses enfants en lieu sûr. Son absence sera, me dit-il de vingt-quatre ou de trente-six heures. Il me remet la clé du coffre-fort de son bureau, où sont enfermées la caisse et les valeurs de l’établissement, déchire le coin d’un journal lorsque je lui demande de me faire connaître le mot de la combinaison, l’y indique vivement au crayon et s’en va très pressé, après ce court entretien sur le pas de la porte ; je dois le rappeler pour lui demander quel est le montant des fonds disponibles.
Sans autres explications, je ne puis comprendre semblable décision. Le moment me paraît bien mal choisi pour une absence du directeur. A deux reprises différentes, il m’avait questionné sur mes intentions et celles de ma femme, la dernière fois le 28, en me demandant :
« Que faites-vous ; est-ce que vous restez à Reims ? » Je lui avait répondu affirmativement chaque fois.
Je n’avais pas été sans parler de cette question chez moi, en représentant que puisque l’administration n’envisageait pas l’évacuation des services, je me considérais comme tenu de rester à mon poste. je ne m’exagérais certes pas l’importance de ma fonction mais fin août, nos magasins contenaient environ 45 000 dépôts représentant une somme prêtée qui correspondait à une valeur marchande pouvant être évaluée entre 1 500 000 à deux millions de fr. Nommé garde-magasins par arrêté préfectoral, j’étais personnellement et pécuniairement responsable de la conservation et de la représentation de ces dépôts. Un important cautionnement versé dans la caisse de l’établissement répondait de la garantie de ma gestion. Sans décision de l’administration, je me voyais obligé de rester. Du reste, l’éventualité du départ n’avait même pas été examinée entre ma femme et moi. Lorsque je lui avais déclaré que je devais demeurer à mon poste, elle m’avait dit simplement : Je reste avec toi, sans se laisser influencer par l’exode, de plus en plus accentué, des habitants de Reims.
Après l’entretien que nous venons d’avoir, le directeur et moi, j’ai trouvé difficile d’admettre une absence de sa part, si courte soit-elle. Sans avoir eu le temps de lui demander des directives, en raison des graves circonstances que nous traversons, je me vois seul pour porter les responsabilités effectives de l’établissement, dans un moment des plus critiques où il faut s’attendre au pire. Ma résolution est vite prise de les accepter, maïs je ne puis cependant m’endormir que très tard dans la nuit.
Source Paul Hess dans La Vie à Reims pendant la guerre 1914-1918
Marcel Morenco
Reims, lundi 31 août 1914
Il est mentionné sur le fascicule attaché à mon livret militaire, qu’en cas de mobilisation, un sursis d’un mois m’est accordé au titre d’économe de lycée, que cependant, je dois me replier si le territoire de ma résidence est envahi par l’ennemi. Je me trouve, fort heureusement, avoir satisfait à ce dernier ordre.
Étant presque au terme du sursis d’appel, je me présente au bureau de recrutement. Je trouve porte close, il est parti sans laisser d’adresse. Je stationne devant la porte pendant quelques minutes, et je constate que les réservistes convoqués ne savent que faire. Les uns vont à la Sous-Préfecture, les autres à la Mairie, à la caserne Colbert. Partout, on lève les bras au ciel: que voulez-vous que nous fassions de vous? Quelqu’un me dit: le bureau de recrutement est transféré à Châlons-sur-Marne. Je tente d’y aller à bicyclette, mais je suis arrêté en cours de route par l’armée française et je dois me replier sur Épernay. La population très inquiète encombre la gare et les rues du voisinage. Les communications avec Reims et avec Châlons-sur-Marne sont interrompues.
Deux régiments de dragons campent dans le coquet square du Jard. Je passe la nuit en gare d’Épernay.
Marcel Marenco