Un exemple de mobilisation à Reims, le 3e Bataillon du 46e Régiment d’Infanterie

Paul Devin est né à Reims en 1860, où habitent ses parents, rue Colbert. Il a épousé la Sedanaise Marthe Pingard. Ce sont tous les deux des notables de Sedan, où il est notaire et commande les sapeurs-pompiers.

« Paul DEVIN (chef de bataillon depuis 1902) commandait le 3e bataillon du 46e Régiment d’infanterie territoriale (ou R.T.I.). Le bataillon se composait d’hommes d’âge supérieur à 34 ans et devait rester en troisième ligne. Leurs rôles étaient d’assurer les services de gardes et de police, d’occuper les forts, d’effectuer des travaux de terrassements, de fortifications, le creusement de tranchées, d’effectuer des missions de ravitaillements et de soutien aux troupes de première ligne. Mais dès 1914, ils furent aussi utilisés en première ligne. »

Leur arrière-petit-fils, Dominique ABIT, qui vit et travaille à Saint-Denis d’Oléron-Chassiron, nous fait profiter, au jour le jour, du journal de son ancêtre sur son blog. Avec son accord, je publie sur le blog Reims 14-18, les passages concernant son départ d’Oléron pour Sedan puis Reims.

« C’est en vacances dans l’île d’Oléron que nous les retrouvons à la mobilisation générale le 1er août 1914. Ils rejoignent Sedan, laissant leurs deux filles à la garde de leur grand-mère maternelle pour la durée de la guerre à Saint-Denis. Le commandant DEVIN, âgé de 54 ans, rejoint son bataillon à Reims, tandis que son épouse restera seule à Sedan en zone envahie pour la durée de la guerre ».

Extraits du journal concernant sa mobilisation à Reims

Après les péripéties de son voyage de Saint-Denis d’Oléron à Reims (2 et 3 août), on peut lire le détail des opérations de mobilisation (caserne Colbert, rassemblement à Clairmarais –au Cirque-, gare…). Vient ensuite (5 août) sa présentation des officiers de son bataillon où l’on retrouve Marnais et Rémois dont le Dr Albert Bocquet, neveu du maire J-B Langlet.

Paul Devin a rédigé son journal en 1916, revenu au ministère de la Guerre, au service du contentieux, après sa grave blessure au front à Verdun en décembre 1914, où il a été amputé d’une jambe

2 août 1914

Le dimanche matin j’étais debout de bonne heure et j’allais à l’église avant six heures, pour assister à la messe. Un prêtre qui passait me demanda si je voulais me confesser. Je répondis : non, merci. Après la messe, un autre me posa à peu près la même question et je le suivis. Il me sembla que j’étais plus tranquille pour partir. Rentré à l’hôtel, en attendant mon déjeuner, j’écrivis une lettre à Marthe, car je craignais que son train n’arrivât pas à temps pour le bateau. Dans ce cas je n’aurais pu l’attendre et je ne voulais pas partir sans lui laisser un mot d’affection, car nous aurions éprouvé tous les deux une grande peine à nous quitter ainsi, et je voulais l’atténuer chez ma femme.

J’allai donc porter cette lettre chez Dumont, le porteur de journaux, en le priant de la remettre à l’arrivée du train si je ne m’y trouvais moi-même. Mais cette précaution fut inutile, car j’eus la satisfaction de voir descendre Marthe en compagnie de M. Gourneaux, un voyageur de l’hôtel, qui rentrait à Paris.

La traversée se fit sans difficulté et au Chapus je pus faire monter Marthe dans le train, bien qu’il fût réservé aux mobilisés. J’ai conservé peu de souvenirs du voyage, qui s’effectua dans d’assez bonnes conditions jusqu’à Paris, où nous sommes arrivés avec une demi-heure de retard seulement. A Montparnasse, pas de voiture : heureusement nous pûmes, malgré l’affluence, prendre le métro pour gagner la gare de l’Est.

Après avoir dîné sommairement rue de Chabrol, où nous n’avions pas trouvé M. Alcide Baudelot, nous avons pu franchir au travers de la foule la grille de la cour et rentrer dans la gare où nous avons appris avec désappointement qu’il n’y aurait pas de train pour Sedan avant 2 heures du matin. Nous avons attendu dans la salle d’attente des premières, occupée en grande partie par des officiers de réserve en tenue, que j’enviais, et M. Baudelot est venu nous y serrer la main.

3 août 1914

Partis à 2 heures du matin de Paris, nous sommes arrivés à Sedan à 2 heures de l’après-midi. En passant à Reims, j’étais peiné de ne pouvoir descendre, mais il fallait continuer pour aller chercher mes affaires.

A Charleville, nous avons profité d’un arrêt pour aller au buffet. Toutes les tables étaient prises, mais nous avons eu la bonne fortune de rencontrer le Commandant Clairdent qui nous a fait une place et nous a invité à déjeuner. Je me trouvais en chapeau de paille et en veston parmi tous les officiers en tenue!

Nous arrivons à Sedan et j’apprends qu’un train militaire part pour Reims à 4 heures. Cela fait juste deux heures.

Pas de voitures, pas de tramways. Nous partons à pied. Un jeune homme passe à bicyclette, je lui emprunte sa machine pour gagner du temps et je file en avant. Place d’Alsace je rencontre Canderlier avec sa voiture: c’est la Providence qui l’envoie et je lui dis d’aller prendre Marthe qui vient par l’avenue.

Je descends au bureau pour prendre mes papiers militaires et je remonte pour m’habiller et préparer mes deux cantines. Heureusement que je n’ai pas à chercher et que tout était prêt d’avance. Canderlier descend mes bagages, et en route pour la gare. Marthe m’accompagne sur le quai et nous nous séparons bien courageusement et avec confiance. Je revois toujours, pendant que le train s’éloigne, son bras levé comme pour m’accompagner de sa bénédiction; tout son cœur est dans ce geste.

Le train va bien lentement. Aux stations, aux barrières, les habitants qui restent regardent passer les trains et agitent leurs mouchoirs et l’on se sent ému de tous ces vœux qui vous attendent et vous accompagnent.

Enfin j’arrive à Reims, quel soulagement! Il est tard, peut-être 11 heures. J’attends mes cantines et je puis trouver deux hommes qui les portent sur leurs épaules jusqu’à la maison. Mes parents sont bien heureux de mon arrivée: leur crainte était que je ne puisse rejoindre mon poste.

4 août 1914

Le lendemain à 5 heures et demie, j’étais à la Caserne Colbert et j’allai aussitôt me présenter au Lieutenant-colonel que je trouvai encore couché.

Toute la journée a été occupée par les derniers préparatifs du Bataillon, commencés par les Capitaines depuis le dimanche. Toucher mon cheval, mon harnachement, l’argent pour les premières dépenses, me montrer partout dans chaque compagnie et activer tout le monde, car mon Bataillon part dans la nuit pour Verdun et il y a beaucoup à faire pour que tout soit prêt.

Je vais dîner le soir avec le Lieutenant-colonel à l’hôtel du Commerce et je reviens rue Colbert jusqu’à 10 heures. Je quitte alors mes parents pour me rendre de nouveau à Clairmarais auprès de mes compagnies, qui terminent l’habillement et l’armement des hommes.

5 août 1914

Nous quittons le cantonnement à 2 heures du matin le mercredi pour gagner le quai d’embarquement.

Tout se passe avec ordre et nous quittons Reims à 3h56. Le Bataillon se compose de 15 officiers et 1030 hommes, et c’est moi qui ai la responsabilité de tout ce monde, mais cela ne m’effraye pas et je suis très calme.

Nous arrivons à Verdun à 10 heures et je mets le Bataillon au repos derrière la gare, sur le glacis des fortifications, pendant que j’envoie un officier à la place pour prendre les ordres. On ne nous attendait, paraît-il, que le lendemain.

A 2 heures, nous nous mettons en route pour Haudainville, village de 700 habitants. D’après les instructions reçues j’envoie une compagnie (la 12e, capitaine Valette) occuper le fort d’Haudainville et l’ouvrage st Symphorien. Les trois autres compagnies sont cantonnées dans la partie Est du village. Quant à moi, je suis logé au presbytère. J’y trouve un brave homme, déjà âgé, avec sa nièce et sa petite-nièce. On fait un peu la grimace en voyant mon billet de logement, car on a peur du dérangement. J’ai une grande chambre avec deux fenêtres, au premier étage, mais je suis plus gêné que dans une autre maison, car on a peur de salir le parquet et l’escalier; aussi la nièce se charge de faire la chambre pour éviter que l’ordonnance monte! Au bout de quelques jours la sympathie vient chez mes hôtes en voyant que je ne fais pas de bruit et que je cause le minimum de dérangement. D’ailleurs je ne reçois pas chez moi et c’est au bureau du Bataillon que l’on vient me trouver. Il y a un jardin derrière la maison; je m’y suis assis plusieurs fois après le déjeuner et plus tard on m’a donné des poires pour notre popote.

Mon bureau est bien installé dans une pièce au rez-de-chaussée d’une autre maison. J’ai comme officier de détails le lieutenant Livernaux, de Reims, qui m’est très sympathique. Il est débrouillard et organise bien son service ; avec lui je suis tranquille pour l’administration du Bataillon ; il a avec lui, un sergent, deux soldats secrétaires et un cycliste qui va chaque jour à Verdun. A côté est installé le magasin à vivres et la boucherie, sous la direction de l’adjudant Husson, un camionneur des environs de Reims.

J’ai comme sous-officier adjoint le maréchal des logis Huart, un bon gros garçon dont je n’utilise guère les services, tant que nous sommes à Haudainville, que pour sortir à cheval avec moi. J’ai également à ma disposition un cycliste, le caporal Vilan ; enfin, comme adjudant de Bataillon, l’adjudant Hubert, qui m’est dévoué. Il est chargé de la police et de la propreté, non seulement du cantonnement, mais aussi de tout le village.

Comme il passe des troupes tous les jours, il a beaucoup à faire, car il faut s’occuper de répartir ces troupes dans les maisons, de faire procéder au nettoyage après leur départ, car on jette un peu partout des os, des quartiers de viande, sans préjudice de bien d’autres choses, qu’il faut faire disparaître. Il faut aussi faire enterrer les chevaux morts, puis les détritus des abattoirs, car nous sommes gratifiés pendant plus de huit jours de ce service peu attrayant; on abat une centaine de bêtes par jour, aussi l’on consomme de la chaux!

Passons en revue mes officiers.

A l’Etat-major le Lieutenant Livernaux, mon officier de détails, dont j’ai déjà parlé. Malheureusement il n’est pas resté longtemps au Bataillon, car il a été nommé Capitaine au 15e Territorial et a pris le commandement du fort du Rozellier. J’ai regretté son départ, car c’était un charmant camarade et un excellent officier.

Nous nous sommes revus plus tard à Châtillon, lorsque j’étais à Ronvaux, puis à l’hôpital de Verdun, où il est d’abord venu me voir le lendemain de mon opération et revenu ensuite pour son compte personnel afin de se faire opérer d’une fistule. J’ai appris depuis qu’il a été tué en février 1916, au nord-est de Verdun.

Le Docteur Bocquet, médecin aide-major de 1re classe, qui exerce la médecine à Jonchery. Il est neveu du Docteur Langlet, maire de Reims. Garçon très bien et d’une compagnie agréable, dont je profitais souvent lorsque j’étais à Bezonvaux et que j’avais des sorties à faire.

Le Lieutenant Hécart, agent d’affaires à Reims, gros garçon plein d’ardeur, commandant la section de mitrailleuses. Il était fier d’avoir choisi des chevaux superbes et il dressait bien sa section, quand il eut le gros crève-coeur de voir enlever les mitrailleuses au Bataillon pour renforcer celles d’un régiment actif.

Pour le consoler je l’ai chargé de faire des reconnaissances avec une section de volontaires, puis il a remplacé à la 5e Compagnie le Lieutenant Gouffier, que j’ai nommé officier de détails au départ de Livernaux.

Sa femme était restée dans les pays envahis et j’ai dû le remonter plusieurs fois, car il se démoralisait à la fin et avait ce qu’on appelle le cafard. Il a demandé par la suite à passer dans un régiment de réserve, où il a été depuis nommé capitaine. C’était un bon officier.

Avec le Docteur Bocquet j’avais un médecin auxiliaire, dont je ne me rappelle plus le nom.

A la 5e Compagnie, le Capitaine Boutteville, que j’avais connu dans le temps au Cours Major, c’est à-dire qu’il était à peu près de mon âge. Très maigre, teint basané, le type de la vieille culotte de peau. Excellent officier, s’occupant bien de ses hommes, dont il était aimé, mais ayant un défaut capital, il buvait. J’ai dû plusieurs fois lui faire de sérieuses remontrances. Il avait des litres d’absinthe et d’apéritifs divers, que je lui ai rachetés afin qu’il n’ait plus de tentations. Ce moyen a assez bien réussi, mais il a encore eu des rechutes et cette situation me préoccupait, aussi je le surveillais le plus possible. Il avait d’ailleurs beaucoup d’affection pour moi et j’avais de l’influence sur lui.

Il a depuis été évacué pour maladie et je l’ai revu pendant un mois au dépôt de Châtelaudren. Tant que nous nous y sommes trouvés ensembles, il s’est maintenu, mais après mon départ il s’est remis, paraît-il, à boire et j’ai appris qu’il est mort à l’hôpital de st Brieux. Le Docteur Bocquet lui avait prédit que s’il ne se corrigeait pas, il tomberait tout d’un coup.

Le Lieutenant Sérant, qui avait 52 ans à la mobilisation. Au physique, marquant mal au point de vue militaire; au moral, très dévoué, mais maniaque, avec des idées étroites, ayant toujours peur de mal faire, mais ne voyant que la lettre des ordres et commettant des gaffes. Les hommes de sa section n’avaient pas confiance en lui et j’aurais voulu le faire relever, mais il se cramponnait à son poste. Il a depuis été rappelé en arrière pour fatigue.

Le Lieutenant Gouffier, notaire à Château-Thierry, qui a très bien remplacé Livernaux comme officier de détails. Je n’ai eu qu’à me louer de lui dans ce poste qui lui convenait mieux que celui d’officier de Compagnie et où il s’est révélé bon administrateur. Je passais chaque jour plusieurs heures dans son bureau à Haudainville, car c’était le bureau du Bataillon. Il allait fréquemment à Verdun pour son service et nous approvisionnait de ce dont nous avions besoin. C’était un excellent camarade.

A la 6e Compagnie, le Capitaine Herlem, industriel à Pontfaverger ou aux environs, assez jeune, coquet, portant beau, d’un commerce agréable. J’ai eu d’excellents rapports avec lui et je le voyais volontiers ; de son côté, il avait beaucoup de sympathie pour moi.

Il s’occupait très bien de sa compagnie et du bien-être de ses hommes. J’ai partagé plusieurs fois le déjeuner avec lui sur le terrain quand j’étais séparé de la 9e Compagnie et j’y trouvais toujours le confortable.

Le Lieutenant Forzy, notaire à Fismes, gros garçon à figure rouge, un peu eczémateuse. Il n’a pas le tempérament militaire, il est un peu froussard, mais il a beaucoup de mérite car il s’occupe consciencieusement et il fait ce qu’il peut pour se dominer. Je l’envoie en reconnaissance avec le Lieutenant Hécart, pour l’aguerrir : il part sans hésitation, mais il a pris une capote de soldat et un fusil afin que les Allemands ne le distinguent pas des hommes et ne le visent pas spécialement. A eu depuis une belle attitude pendant le bombardement du bois de Maucourt.

L’Adjudant Nicodémy, remplaçant le second officier de peloton. Vif, débrouillard, plein d’entrain, faisant marcher ses hommes par la bonne humeur. Je l’ai fait passer adjudant-chef et il est devenu depuis officier (il a été tué comme capitaine).

A la 7e Compagnie, le Capitaine Sarcelet, cultivateur des Ardennes, cousin du Docteur Mencière. Plus fruste que les autres, ayant moins de tact avec les hommes, les menant plus durement ou avec laisser-aller ; j’ai eu moins de relations avec lui. J’ai dû intervenir un jour parce qu’il avait fait conduire au poste un caporal par quatre hommes, baïonnette au canon, alors qu’il n’avait pas le droit de prendre cette mesure et qu’au surplus il n’y avait pas motif. Il était, je crois, peu aimé de ses hommes. A part cela bon cavalier, n’ayant pas peur. Il l’a prouvé en allant un jour seul faire une reconnaissance jusqu’aux tranchées ennemies aux jumelles d’Ornes.

Le Lieutenant de Tassigny, un frère de Pol de Tassigny. Très bien, très sérieux, très sympathique, peut-être pas tout à fait assez énergique au début. Excellent officier, que j’avais proposé pour capitaine et qui a été nommé depuis.

Le Sous-lieutenant Thélier, ancien adjudant de l’armée active, plutôt doux et manquant un peu d’énergie. Il ne devait pas se plaire dans sa compagnie et a demandé à passer dans un régiment actif ou de réserve vers la fin de 1914.

A la 8e Compagnie, le Capitaine Valette, ayant deux ans de plus que moi, bon capitaine mais auquel je ne trouvais pas assez d’autorité pour commander un bataillon, ou du moins une autorité assez pondérée. Il avait les palmes académiques, qu’il a portées pendant plusieurs mois. Je l’avais désigné, comme plus ancien, pour commander le fort d’Haudainville et il en était fier, et quand il en parlait, il disait : mon fort ; aussi l’appelait-on, paraît-il, Monsieur de Monfort. Il s’occupait bien de son affaire, mais, je le répète, une compagnie suffisait pour son envergure.

Le Lieutenant Dargent, ancien lieutenant de l’armée active, connaissant son affaire, mais un peu flegmatique. Il a eu un jour à l’occasion du service quelques démêlés avec le Capitaine Herlem. J’ai dû m’entremettre pour arranger la chose, qui menaçait de s’envenimer.

Ce pauvre Dargent a été grièvement blessé huit jours avant moi et est mort quelques heures après, laissant une veuve et six jeunes enfants.

Le Sous-lieutenant Delay, ancien adjudant de l’armée active, connaissant admirablement son affaire, très actif, très travailleur, un de mes meilleurs officiers. Malheureusement il est tombé gravement malade et a dû être évacué ; j’ai appris qu’il est mort depuis.

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Merci à Dominique Abit pour son autorisation de publier, sur Reims 14-18, ces passages concernant Reims.

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Paul et Marthe Devin